Bernard ROTH

est PDG de Promaffine et chargé de cours, en DESS, à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po Urba). Il est administrateur de l’association AMO (Architecture et maîtrise d’ouvrage)

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Viser la qualité architecturale

Pour le promoteur privé, ce n’est pas tant l’innovation architecturale que la qualité qui doit être recherchée pour satisfaire les utilisateurs futurs.

Est-ce qu’il est vraiment dans la fonction du promoteur de « faire beau » ?

Bernard Roth. Pour répondre à cette question, il faut s’interroger sur le sens de « faire beau ». Beau pour qui ? Pour les contemporains ou pour les siècles à venir ? Ce qui est passé à la postérité est généralement ce qui était en rupture avec l’académisme du moment. Paul Claudel disait avec un peu de provocation : « C’est ce que vous ne comprenez pas qui est le plus beau... ». Ce qui ne donne pas à n’importe quelle innovation un passeport pour la postérité...

Bien sûr, certains chefs d’œuvre suscitent une forte émotion : je citerai la grande voile blanche de béton du pavillon portugais de l’Exposition universelle de Lisbonne, d’Alvaro Siza, devant laquelle je défie quiconque de rester indifférent.

Mais pour la promotion immobilière, dont l’architecture ne peut être celle des Princes (ouverte au peuple une fois par an lors des Journées du Patrimoine), mais qui, elle, construit pour habiter ou travailler, je préfère parler de « qualité architecturale ».

L’œuvre architecturale, c’est la mise en scène (art) et en équations (science) du « plein » (façades, planchers, murs, toit) vecteur d’esthétisme, et du « vide » (volume où nous vivons, où nous travaillons). Ne sacrifions pas tout l’un à tout l’autre.

L’architecture est d’abord un art de commande, à la différence d’autres arts (peinture, musique) : « Pas de commande, pas de projet ». C’est ensuite un art de contraintes, qui doit intégrer des règles administratives, juridiques, techniques, financières, etc. C’est, enfin, comme la guerre de Clausewitz, un art tout d’exécution… qui peut par conséquent être trahi, car le bâtiment le mieux dessiné au monde peut être « gâché » par sa réalisation.

Normalement, l’architecte surveille la réalisation de son œuvre…

Pas toujours. Beaucoup de contrats, notamment dans la promotion privée, sont seulement « de conception », et ne couvrent pas une mission complète. On a vu, dans les années soixante-dix, certains architectes dessiner d’élégants bow-windows tout vitrés, et la mise en œuvre réaliser de lourdes variantes métalliques moins coûteuses… et souvent moins esthétiques. Dans la réalisation d’une œuvre architecturale, il importe donc de décider si l’architecte doit avoir ou non – et, pardon de le souligner, est capable ou non d’assurer avec succès – le contrôle de la réalisation jusque dans les détails, là où le diable se niche…

C’est là qu’intervient la volonté du maître d’ouvrage

La qualité architecturale d’un projet, c’est d’abord la qualité de la relation entre le maître d’ouvrage et l’architecte. C’est le devoir du maître d’ouvrage de formuler clairement sa commande en définissant correctement son programme (typologie, taille, fonctionnement, coût). Le programme doit être bon pour qu’il en aille de même du projet que conçoit alors l’architecte.

Cette répartition des rôles implique, bien évidemment, une réelle compétence partagée du maître d’ouvrage et de l’architecte.

Prenez l’exemple des 750 abbayes cisterciennes conçues et construites en un seul siècle à travers toute l’Europe. Elle sont toutes différentes en fonction de leur site, du climat, des matériaux locaux, de la lumière. Pourtant, elles répondent toutes scrupuleusement à un même programme, extrêmement directif – on dirait aujourd’hui
« réducteur » – la Règle de saint Benoît, et à un même parti esthétique, dépouillé à l’extrême, immédiatement perceptible par les fidèles comme par les autres visiteurs. Or, le résultat, magnifique, est d’une totale diversité ! Avec – ou grâce à – des règles très contraignantes (ici, un programme qui fige l’organisation fonctionnelle en un
« plan type » unique), de superbes édifices ont été réalisés, chacun avec une personnalité très affirmée. Cela, c’est le résultat d’une dialectique riche et réussie entre le programme et le projet. Il faut relire Les pierres sauvages, à ce sujet.

Quelle est la mission du promoteur ?

La véritable légitimité du promoteur, cas particulier de maître d’ouvrage, c’est d’anticiper les attentes des utilisateurs futurs. Bien sûr, il lui faut aussi réunir les financements mais sa principale fonction, c’est d’anticiper ce qui donnera satisfaction à son futur client dans un budget « encadré », d’une part, par le marché du produit envisagé, et, d’autre part, par le marché foncier. C’est aussi cela, le programme.

Ensuite, il a souvent, mais pas toujours, le choix du concepteur du projet. Cela peut ne pas être le cas dans telle commune ou telle ZAC ou dans une ville nouvelle, par exemple.

Si la qualité architecturale est un objectif, comment la définissez-vous ?

La qualité architecturale doit d’abord dépasser le simple jugement subjectif « j’aime/je n’aime pas ». Le premier critère me semble être la pérennité. Un bâtiment qui recèle une vraie qualité architecturale doit être indépendant des modes et des styles, et donc « traverser le temps », comme le traversent les objets ou les meubles, et au-delà des styles.

Une belle image en est donnée par Paul Valéry dans Eupalinos : « As-tu remarqué en marchant dans la rue que la plupart des immeubles sont muets, tandis que certains parlent, et alors que d’autres chantent… » Après cela, vous ne regardez plus la rue de la même façon…

La qualité architecturale suppose une relation forte entre le promoteur et l’architecte, une volonté commune, un regard qui dépasse la seule réaction spontanée, et qui soit en mesure, par exemple, de « sentir » un lieu, les pleins et les vides d’une façade, la relation contenu-contenant, le jeu des ombres et de la lumière, de la surface et des volumes, des matières et du dessin, de l’intégration au site ou l’affirmation de l’objet architectural.

Les promoteurs sont-ils vraiment rompus à un tel exercice ?

Ils sont de plus en plus nombreux à le devenir, et l’enseignement universitaire commence à être aussi dispensé en ce sens.

Le client est-il intéressé par la qualité architecturale ?

Pour l’acquisition de son appartement ou de sa maison, le client recherche d’abord ce qui le rassure : du « classique ». En accession à la propriété, les signes architecturaux qui rassurent le client sont donc nombreux : les toitures, la pierre de taille, les balcons, le vaste hall d’entrée, l’ornementation, le jardin… Il reste effectivement peu de place pour la créativité architecturale, mais n’oublions pas que la qualité architecturale, c’est également la qualité du fonctionnement, des plans, des volumes, c’est-à-dire : du « vide », et c’est aussi l’optimisation d’un « coût global achat + charges + entretien ». On peut continuer à travailler à améliorer encore ces registres, au service de nos acquéreurs. La promotion, notamment privée, a déjà fait faire des progrès considérables aux « plans » des logements. Il y a sans doute encore à améliorer les volumes, l’ordonnancement, par exemple, des portes et des fenêtres, à prendre mieux en compte le jeu de la lumière…

En logement locatif, le client accepte plus facilement l’innovation architecturale : il restera moins longtemps, sans souci d’un éventuel prix de revente, donc l’architecture peut y faire preuve de plus d’audace.

Et pour les bureaux et commerces ?

Quand il s’agit d’un siège social, il y a parfois davantage de place pour la création architecturale, car l’entreprise veut souvent faire de son bâtiment un « signal ». Quelques exemples à Paris : le siège de Canal +, conçu par Richard Meier ou celui de la Fondation Cartier, par Jean Nouvel, ou « Grand Ecran » (place d’Italie) par Kenzo Tange et Michel Macary.

Pour des bureaux « en blanc », le promoteur est conduit à plus de neutralité. Sous l’influence américaine, on observe toutefois, depuis une dizaine d’années, une demande accrue de « façades-signal ».

En matière de centres commerciaux, on reste encore dans le concept de la « boîte » entourée de voitures dans laquelle chacun doit entrer et acheter. Pour paraphraser Le Corbusier, c’est la « machine à consommer ». La problématique du commerce ou de l’hôtellerie est finalement un peu différente de celle de l’immobilier : il s’agit d’abord de faire du chiffre d’affaires ! Je ne sais pas si l’architecture donne un « plus » au chiffre d’affaires. Il n’y a pas d’exemple qui le montre clairement.

Vous sentez-vous libre de promouvoir la qualité architecturale dans votre production ?

Oui, car la qualité architecturale n’implique pas obligatoirement l’innovation architecturale. On sait faire de la qualité architecturale dans du classique, du « non innovant ». Même les revues d’architecture l’illustrent de temps à autre...

Il n’y a d’ailleurs aucune raison de faire, si j’ose dire en l’espèce, « essuyer les plâtres » de l’innovation à nos acquéreurs. L’innovation architecturale et urbanistique est capable du meilleur comme du pire (qui défend aujourd’hui l’urbanisme de « dalles », les grands ensembles ?). Or on construit pour longtemps.

Personnellement, je ne trouve pas choquant que les innovations et expérimentations architecturales relèvent plutôt du public que du secteur privé. Les promoteurs privés ont leurs propres obligations envers leurs clients dont la première, je tiens à le redire, est d’anticiper et de satisfaire leurs attentes.

Et pour finir par une bonne nouvelle, on peut espérer que la récente décision du Rectorat de Montpellier de sensibiliser les élèves, dès les petites classes, à un regard sur l’architecture fera, sans jeu de mots, « école », et formera dans toute la France de nouvelles générations d’élus, de clients, de promoteurs et de constructeurs qui, demain, regarderont autrement nos rues, nos places et nos villes. Mine de rien, ce pourrait être une petite révolution culturelle, aussi profonde que discrète...

Bibliographie

  • L’apprentissage du regard. Leçons d’architecture de Dominique Spinetta, Brigitte Donnadieu, Ed. de La Vilette, avril 2002
  • L’identité d’une ville, Eric Lapierre, Ed.du Pavillon de l’Arsenal, 2002
  • Les abbayes cisterciennes, Jean-François Dhuys-Leroux, Ed. Place des Victoires, 1997
  • Les pierres sauvages, Fernand Pouillon, Editions du Seuil, 1964
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2002-11/viser-la-qualite-architecturale.html?item_id=2436
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