Viser la qualité architecturale
Pour le promoteur privé, ce n’est pas tant
l’innovation architecturale que la qualité qui doit être
recherchée pour satisfaire les utilisateurs futurs.
Est-ce qu’il est vraiment dans la fonction
du promoteur de « faire beau » ?
Bernard Roth. Pour répondre à cette question,
il faut s’interroger sur le sens de « faire beau ». Beau
pour qui ? Pour les contemporains ou pour les siècles à
venir ? Ce qui est passé à la postérité est
généralement ce qui était en rupture avec l’académisme
du moment. Paul Claudel disait avec un peu de provocation : « C’est
ce que vous ne comprenez pas qui est le plus beau... ». Ce qui ne
donne pas à n’importe quelle innovation un passeport pour
la postérité...
Bien sûr, certains chefs d’œuvre suscitent
une forte émotion : je citerai la grande voile blanche de béton
du pavillon portugais de l’Exposition universelle de Lisbonne, d’Alvaro
Siza, devant laquelle je défie quiconque de rester indifférent.
Mais pour la promotion immobilière, dont l’architecture
ne peut être celle des Princes (ouverte au peuple une fois par an
lors des Journées du Patrimoine), mais qui, elle, construit pour
habiter ou travailler, je préfère parler de « qualité
architecturale ».
L’œuvre architecturale, c’est la mise en scène (art) et en équations (science) du « plein » (façades, planchers, murs, toit) vecteur d’esthétisme, et du « vide » (volume où nous vivons, où nous travaillons). Ne sacrifions pas tout l’un à tout l’autre.
L’architecture est d’abord un art de commande,
à la différence d’autres arts (peinture, musique) :
« Pas de commande, pas de projet ». C’est ensuite un
art de contraintes, qui doit intégrer des règles administratives,
juridiques, techniques, financières, etc. C’est, enfin, comme
la guerre de Clausewitz, un art tout d’exécution… qui
peut par conséquent être trahi, car le bâtiment le
mieux dessiné au monde peut être « gâché
» par sa réalisation.
Normalement, l’architecte surveille la
réalisation de son œuvre…
Pas toujours. Beaucoup de contrats, notamment dans la
promotion privée, sont seulement « de conception »,
et ne couvrent pas une mission complète. On a vu, dans les années
soixante-dix, certains architectes dessiner d’élégants
bow-windows tout vitrés, et la mise en œuvre réaliser
de lourdes variantes métalliques moins coûteuses… et
souvent moins esthétiques. Dans la réalisation d’une
œuvre architecturale, il importe donc de décider si l’architecte
doit avoir ou non – et, pardon de le souligner, est capable ou non
d’assurer avec succès – le contrôle de la réalisation
jusque dans les détails, là où le diable se niche…
C’est là qu’intervient la volonté
du maître d’ouvrage
La qualité architecturale d’un projet, c’est
d’abord la qualité de la relation entre le maître d’ouvrage
et l’architecte. C’est le devoir du maître d’ouvrage
de formuler clairement sa commande en définissant correctement
son programme (typologie, taille, fonctionnement, coût). Le programme
doit être bon pour qu’il en aille de même du projet que
conçoit alors l’architecte.
Cette répartition des rôles implique, bien
évidemment, une réelle compétence partagée
du maître d’ouvrage et de l’architecte.
Prenez l’exemple des 750 abbayes cisterciennes conçues
et construites en un seul siècle à travers toute l’Europe.
Elle sont toutes différentes en fonction de leur site, du climat,
des matériaux locaux, de la lumière. Pourtant, elles répondent
toutes scrupuleusement à un même programme, extrêmement
directif – on dirait aujourd’hui
« réducteur » – la Règle de saint Benoît,
et à un même parti esthétique, dépouillé
à l’extrême, immédiatement perceptible par les
fidèles comme par les autres visiteurs. Or, le résultat,
magnifique, est d’une totale diversité ! Avec – ou grâce
à – des règles très contraignantes (ici, un
programme qui fige l’organisation fonctionnelle en un
« plan type » unique), de superbes édifices ont été
réalisés, chacun avec une personnalité très
affirmée. Cela, c’est le résultat d’une dialectique
riche et réussie entre le programme et le projet. Il faut relire
Les pierres sauvages, à ce sujet.
Quelle est la mission du promoteur ?
La véritable légitimité du promoteur,
cas particulier de maître d’ouvrage, c’est d’anticiper
les attentes des utilisateurs futurs. Bien sûr, il lui faut aussi
réunir les financements mais sa principale fonction, c’est
d’anticiper ce qui donnera satisfaction à son futur client
dans un budget « encadré », d’une part, par le
marché du produit envisagé, et, d’autre part, par le
marché foncier. C’est aussi cela, le programme.
Ensuite, il a souvent, mais pas toujours, le choix du
concepteur du projet. Cela peut ne pas être le cas dans telle commune
ou telle ZAC ou dans une ville nouvelle, par exemple.
Si la qualité architecturale est un objectif,
comment la définissez-vous ?
La qualité architecturale doit d’abord dépasser
le simple jugement subjectif « j’aime/je n’aime pas ».
Le premier critère me semble être la pérennité.
Un bâtiment qui recèle une vraie qualité architecturale
doit être indépendant des modes et des styles, et donc «
traverser le temps », comme le traversent les objets ou les meubles,
et au-delà des styles.
Une belle image en est donnée par Paul Valéry
dans Eupalinos : « As-tu remarqué en marchant dans la rue
que la plupart des immeubles sont muets, tandis que certains parlent,
et alors que d’autres chantent… » Après cela, vous
ne regardez plus la rue de la même façon…
La qualité architecturale suppose une relation
forte entre le promoteur et l’architecte, une volonté commune,
un regard qui dépasse la seule réaction spontanée,
et qui soit en mesure, par exemple, de « sentir » un lieu,
les pleins et les vides d’une façade, la relation contenu-contenant,
le jeu des ombres et de la lumière, de la surface et des volumes,
des matières et du dessin, de l’intégration au site
ou l’affirmation de l’objet architectural.
Les promoteurs sont-ils vraiment rompus à
un tel exercice ?
Ils sont de plus en plus nombreux à le devenir, et
l’enseignement universitaire commence à être aussi dispensé
en ce sens.
Le client est-il intéressé par
la qualité architecturale ?
Pour l’acquisition de son appartement ou de sa maison,
le client recherche d’abord ce qui le rassure : du « classique
». En accession à la propriété, les signes
architecturaux qui rassurent le client sont donc nombreux : les toitures,
la pierre de taille, les balcons, le vaste hall d’entrée,
l’ornementation, le jardin… Il reste effectivement peu de place
pour la créativité architecturale, mais n’oublions
pas que la qualité architecturale, c’est également
la qualité du fonctionnement, des plans, des volumes, c’est-à-dire
: du « vide », et c’est aussi l’optimisation d’un
« coût global achat + charges + entretien ». On peut
continuer à travailler à améliorer encore ces registres,
au service de nos acquéreurs. La promotion, notamment privée,
a déjà fait faire des progrès considérables
aux « plans » des logements. Il y a sans doute encore à
améliorer les volumes, l’ordonnancement, par exemple, des
portes et des fenêtres, à prendre mieux en compte le jeu
de la lumière…
En logement locatif, le client accepte plus facilement
l’innovation architecturale : il restera moins longtemps, sans souci
d’un éventuel prix de revente, donc l’architecture peut
y faire preuve de plus d’audace.
Et pour les bureaux et commerces ?
Quand il s’agit d’un siège social, il
y a parfois davantage de place pour la création architecturale,
car l’entreprise veut souvent faire de son bâtiment un «
signal ». Quelques exemples à Paris : le siège de
Canal +, conçu par Richard Meier ou celui de la Fondation Cartier,
par Jean Nouvel, ou « Grand Ecran » (place d’Italie)
par Kenzo Tange et Michel Macary.
Pour des bureaux « en blanc », le promoteur
est conduit à plus de neutralité. Sous l’influence
américaine, on observe toutefois, depuis une dizaine d’années,
une demande accrue de « façades-signal ».
En matière de centres commerciaux, on reste encore
dans le concept de la « boîte » entourée de voitures
dans laquelle chacun doit entrer et acheter. Pour paraphraser Le Corbusier,
c’est la « machine à consommer ». La problématique
du commerce ou de l’hôtellerie est finalement un peu différente
de celle de l’immobilier : il s’agit d’abord de faire du
chiffre d’affaires ! Je ne sais
pas si l’architecture donne un « plus » au chiffre d’affaires.
Il n’y a pas d’exemple qui le montre clairement.
Vous sentez-vous libre de promouvoir la qualité
architecturale dans votre production ?
Oui, car la qualité architecturale n’implique
pas obligatoirement l’innovation architecturale. On sait faire de
la qualité architecturale dans du classique, du « non innovant
». Même les revues d’architecture l’illustrent de
temps à autre...
Il n’y a d’ailleurs aucune raison de faire,
si j’ose dire en l’espèce, « essuyer les plâtres
» de l’innovation à nos acquéreurs. L’innovation
architecturale et urbanistique est capable du meilleur comme du pire (qui
défend aujourd’hui l’urbanisme de « dalles », les grands ensembles
?). Or on construit pour longtemps.
Personnellement, je ne trouve pas choquant que les innovations
et expérimentations architecturales relèvent plutôt
du public que du secteur privé. Les promoteurs privés ont
leurs propres obligations envers leurs clients dont la première,
je tiens à le redire, est d’anticiper et de satisfaire leurs
attentes.
Et pour finir par une bonne nouvelle, on peut espérer
que la récente décision du Rectorat de Montpellier de sensibiliser
les élèves, dès les petites classes, à un
regard sur l’architecture fera, sans jeu de mots, « école
», et formera dans toute la France de nouvelles générations
d’élus, de clients, de promoteurs et de constructeurs qui,
demain, regarderont autrement nos rues, nos places et nos villes. Mine
de rien, ce pourrait être une petite révolution culturelle,
aussi profonde que discrète...
Bibliographie
- L’apprentissage du regard. Leçons d’architecture de Dominique Spinetta, Brigitte Donnadieu, Ed. de La Vilette, avril 2002
- L’identité d’une ville, Eric Lapierre, Ed.du Pavillon de l’Arsenal, 2002
- Les abbayes cisterciennes, Jean-François Dhuys-Leroux, Ed. Place des Victoires, 1997
- Les pierres sauvages, Fernand Pouillon, Editions du Seuil, 1964
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2002-11/viser-la-qualite-architecturale.html?item_id=2436
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