Didier BLANCHET

est démographe

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Prendre la bonne mesure des conséquences économiques

Le thème du vieillissement démographique recouvre plusieurs débats entremêlés. Il y a d’abord un conflit de vocabulaire : on reproche au terme de vieillissement d’être excessivement connoté et de véhiculer une image trop négative des processus démographiques en cours. La deuxième interrogation porte sur la réversibilité de ce processus. Ce « vieillissement » est-il inévitable ? Y a-t-il des politiques démographiques qui pourraient l’inverser ? Le dernier débat a trait aux conséquences de ce vieillissement : quelle est l’ampleur des charges qu’il implique pour les dépenses sociales, quelles sont ses conséquences pour l’équilibre macroéconomique et notamment pour l’emploi ?

Le premier débat est légitime mais ne doit pas être surestimé : le terme de vieillissement pose effectivement problème, mais la langue française n’offre guère d’autre choix, et ce problème ne retire rien au fait brut que constitue l’élévation prévisible de l’âge moyen de la population ou de la part des plus de 60, 70 ou 80 ans au cours des décennies à venir.

On peut également passer relativement vite sur le deuxième débat. Ces prévisions démographiques sont-elles fiables et ce « vieillissement » est-il inéluctable ? Les réponses à ces deux questions sont largement positives. La remontée de la fécondité ou la relance des flux migratoires ne peuvent prétendre faire plus que contrebalancer la part de vieillissement qui est liée à la contraction de la population active1. Or cette part reste relativement restreinte, au moins dans le cas de la France. Comparativement à un certain nombre de ses partenaires européens, la fécondité s’y maintient depuis vingt-cinq ans à un niveau qui n’est que faiblement inférieur au seuil de remplacement des générations. L’essentiel du vieillissement y résulte donc plutôt de la maturation des deux tendances acquises que sont l’allongement de la durée de vie et la poussée du baby boom : après avoir alimenté la croissance de la population active, ce baby boom va désormais nourrir la croissance du nombre de retraités2. Prétendre inverser ces tendances lourdes déboucherait sur des scénarios démographiques irréalistes, avec des niveaux de fécondité ou de solde migratoire sans précédents historiques qui entraîneraient la population sur une trajectoire de croissance rapide que rien ne justifie.

La vraie question est donc plutôt la dernière : quelle est la bonne mesure des conséquences de ce processus ? Ce qui conduit à s’interroger sur l’équilibre des retraites et sur les incidences des variables démographiques pour les autres variables économiques.

Un objectif réaliste

Sur la retraite, plus d’une décennie d’études et de rapports a au moins permis de converger sur les constats chiffrés. Le premier rapport du Conseil d’orientation des retraites3 chiffre à six points de PIB le montant de la « facture » du vieillissement démographique, dans l’hypothèse haute où l’on souhaiterait le maintien total du niveau de vie relatif des retraités à son niveau actuel.

Que représentent exactement ces six points de PIB ? Sur le papier, et resitué dans la longue période, un tel effort de financement supplémentaire n’apparaît pas forcément hors de portée. Les défenseurs du strict maintien des droits acquis arguent qu’il ne représente pas plus de la moitié du chemin déjà fait pour porter les dépenses de retraite à leur niveau actuel, puisqu’elles représentent aujourd’hui 12% du PIB. Une certaine dose d’augmentation supplémentaire des cotisations retraite n’est donc pas à exclure. Mais il serait clairement imprudent d’y voir l’unique réponse au vieillissement, notamment parce que d’autres besoins sociaux sont eux aussi croissants : il n’y a pas de raison d’affecter par avance à la retraite l’ensemble des marges de manœuvre, d’ailleurs incertaines, qui peuvent s’avérer utiles pour d’éventuelles hausses de prélèvements obligatoires.

L’équilibre des marchés financiers en question

D’où la place qui est laissée aux deux autres formes d’adaptation, éventuellement modulables selon les catégories de population : une certaine baisse des taux de remplacement, d’ailleurs entamée pour le secteur privé avec la réforme de 1993 et les évolutions en cours dans les régimes complémentaires, et une hausse de l’âge de la retraite. Or ces deux pistes ouvrent précisément vers des questions plus larges qui dépassent le cadre strict de la retraite. La baisse des taux de remplacement conduit potentiellement à un recours accru aux compléments de retraite préfinancés, qu’il s’agisse de supports d’épargne existants ou d’éventuels fonds de pension. D’où l’interrogation sur les conséquences des changements démographiques pour l’équilibre des marchés financiers. Quant à la politique de remontée de l’âge de la retraite, elle pose le problème de l’évolution du chômage : une reprise de sa baisse sera-t-elle facilitée ou au contraire rendue plus problématique par la nouvelle donne démographique ?

Considérons d’abord le cas des marchés financiers. Une analyse usuelle est la suivante : nous avons d’un côté des individus d’âge actif qui se préparent à leur retraite et qui épargnent donc pour compenser la chute de revenus qui les attend lors de leur cessation d’activité. Nous avons de l’autre côté leurs aînés qui, étant passés à la retraite, financent une partie de celle-ci en liquidant progressivement le capital qu’ils ont accumulé tandis qu’ils étaient encore en activité. Les effets du passage à la retraite des baby boomers se font sentir en deux temps : dans un premier temps, les générations du baby boom gonflent les effectifs en âge d’épargner, alors que les retraités en phase de désépargne restent d’effectif modéré : le marché du capital est donc un marché de demandeurs, d’où une hausse de la valeur des actifs.

Ce phénomène est d’autant plus marqué que les actifs anticipent des chutes de revenu importantes pour leur passage à la retraite. C’est bien le contexte dans lequel nous nous trouvons. Ce phénomène a pu en partie nourrir la bulle spéculative sur les valeurs technologiques mais a aussi été amplifié par elle.

Dans un second temps, le basculement de ces générations vers la retraite doit créer les conditions inverses : celle d’un marché d’excès d’offre où les valeurs se déprécient. Il est indéniable que cette nouvelle donne est beaucoup moins favorable à la bonne tenue des marchés : c’est d’ailleurs une limite bien connue au recours massif à la capitalisation pour le financement des retraites. Le rendement de cette retraite par capitalisation baisse avec le vieillissement de la population, ce qui est une des façons de dire que capitalisation comme répartition sont deux techniques de financement des retraites qui sont également affectées par les chocs démographiques.

Jusqu’où ira la désépargne ?

Les choses doivent toutefois être nuancées : la démographie détermine au plus une tendance de fond de ces marchés, qui peut être masquée par leurs autres mouvements erratiques. En outre, l’ampleur des déséquilibres entre offre et demande d’épargne dans les années à venir compte encore un certain nombre d’inconnues : les nouvelles incertitudes sur la prise en charge future de la dépendance aux âges avancés, le maintien d’un désir de transmission vers la génération suivante sont autant de raisons, pour les retraités, de ne pas désépargner si fortement une fois passés à la retraite. L’impact du choc démographique sur le solde épargne-désépargne et le rendement des actifs dépendra aussi du rôle et des stratégies des investisseurs institutionnels en charge de la préparation de la retraite : placements purement financiers, investissements en capital productif, investissement immobilier, part des investissements effectués à l’étranger.

Un frein à l’investissement

Que se passe-t-il maintenant si l’on porte le regard vers le marché du travail, plutôt que le marché des capitaux ? Le problème est là encore d’anticiper les effets du retournement démographique sur une offre et une demande, l’offre et la demande de travail. Côté offre, l’effet est relativement mécanique : après plusieurs décennies de croissance soutenue, l’offre de travail devrait progressivement ralentir puis s’inverser dans la mesure où les générations qui vont arriver sur le marché du travail sont légèrement moins nombreuses que celles qu’elles remplacent, les générations du baby boom.

C’est du côté de la demande que les choses sont plus complexes, avec plusieurs conséquences possibles de l’évolution démographique sur la demande de travail. Un scénario serait celui dans lequel la demande continuerait sur une trajectoire ascendante, par exemple parce qu’elle est portée par l’effectif de la population totale qui, lui, continue de croître jusque vers au moins 2020. Dans cette vision simpliste, le retournement démographique est bien synonyme de reprise de la baisse du chômage. Mais ce n’est qu’un scénario parmi d’autres et pas forcément le plus réaliste, car de nombreux effets indirects du vieillissement sur la demande de travail peuvent venir contrebalancer l’impact a priori favorable du freinage de l’offre.

Dans un contexte keynésien, le choc démographique peut s’accompagner d’une poussée du chômage s’il conduit à un fléchissement important de certaines composantes de la demande, par exemple la demande d’investissement, investissement immobilier de la part des ménages, investissement en capital productif de la part des entreprises confrontées, dans une population moins dynamique, à des perspectives de débouchés réduites.

Dans un contexte classique où le chômage dépend du coût du travail, les choses sont encore plus nettes. L’impact du choc démographique dépend de la dynamique des salaires. Si la baisse du chômage qu’on enregistre dans un premier temps se traduit par une remontée des aspirations salariales, alors l’effet initialement favorable du choc démographique est annulé. Le risque d’un tel scénario est particulièrement marqué si des hausses de prélèvements pour la retraite viennent s’ajouter au coût du travail, notamment pour les plus bas salaires, ou si l’on considère que le vieillissement de la population active peut freiner la productivité et accroître les coûts de production.

En résumé, la démographie se traduit par un coût croissant des retraites – ce que plus personne ne conteste –, par l’apparition possible d’une nouvelle donne pour les marchés financiers, et elle n’est pas nécessairement porteuse d’une embellie radicale sur le marché du travail. Tous ces constats ne sont pas forcément synonymes de catastrophes économiques : il faut se démarquer des courants de pensée qui associent vieillissement et perte d’efficacité du système économique, et qui en tirent argument pour d’irréalistes relances de la croissance démographique. Il n’en reste pas moins que ce nouveau contexte affectera très significativement les conditions de pilotage des politiques économiques et sociales. Peut-être un retour inopiné de la croissance facilitera-t-il la traversée de ces décennies de vieillissement accéléré, mais ce serait un pari hasardeux de ne miser que sur cette bonne fortune.

Bibliographie

  • Démographie et Economie, M.Aglietta, D.Blancher et F.Heran, Rapport du Conseil d’analyse économique, La Documentation française, 2002
  • Le choix du système de retraite, P.Artus et Fl.Legros,Economica, 1999
  • Le nouvel âge de la vieillesse. Histoire du vieillissement de la population. P.Bourdelais, Odile Jacob, 1993
  • Retraites : renouveler le contrat social entre les générations. Orientations et débats. La Documentation française, Conseil d’orientation des retraites, 2002
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2002-11/prendre-la-bonne-mesure-des-consequences-economiques.html?item_id=2439
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