Retrouver un sens artistique
Comme tous les arts, comme toutes les productions
nées du savoir-faire humain, l’architecture s’est profondément
modifiée au cours de ce siècle de mutations.
Grâce à une innovation
industrielle apparemment inépuisable, l’architecture a eu
à sa disposition des matériaux aux qualités de plus
en plus exceptionnelles, tels que la « nature naturante » n’en avait pas produits1.
Et elle a pu les mettre en œuvre grâce à des techniques
de plus en plus efficaces – jusqu’à ce nouveau seuil,
franchi à son tour, de la conception assistée par l’ordinateur,
qui permet des audaces autrement inimaginables2.
Concurremment, l’accroissement considérable
de la population mondiale, la formation de nouvelles nations, sans passé
ni tradition (la plus puissante de toutes, les Etats-Unis, en donne le
modèle parfait) ont exigé, et généré
un formidable effort de novation, c’est-à-dire de construction3.
Il a fallu aussi remédier aux effroyables destructions provoquées
par les deux guerres mondiales, suivies d’incessants conflits un
peu partout sur la planète. A quoi l’on peut ajouter, si l’on
veut, cette étrange pulsion repérée dans les nations
historiques, et que l’on appelle, depuis le rapport de l’abbé
Grégoire à la Convention, vandalisme. S’il a conduit
à maintes aberrations, il a aussi permis certaines prouesses inattendues4.
Force prodigieuse
C’est dans de telles conditions, véritablement
universelles et planétaires, que l’architecture moderne (ce
terme est apparu à l’époque de Baudelaire, qui l’utilisait
comme synonyme de contemporain) s’est développée avec
une force si prodigieuse qu’il se pourrait bien qu’elle soit,
dans le domaine de la création artistique, ce que le XXe siècle
nous a légué de plus éclatant.
Les autres arts, peinture, sculpture, musique, littérature,
poésie, théâtre, ayant tous été pris
au XXe siècle dans une tempête de doute, de négativisme,
de désœuvrement – suivie, il est vrai et c’est ce
qui en fait l’exceptionnelle valeur, d’un expérimentalisme
tous azimuts. Tout est permis ! Mais pour être nécessaire
comme dynamique de ressourcement, cet expérimentalisme a été
peu propice à l’instauration d’œuvres pensées
et voulues comme décisives5.
L’architecture, par contre et de par sa nature même,
a connu un tout autre destin. Elle est, elle doit rester affirmative.
Elle construit, ou n’est pas. Les visions d’architectes, dessinées
sur le papier, sont assurément parmi les plus saisissantes ; mais
ce ne sont que des visions, et de superbes dessins6.
Quand ils sont montés en maquettes, ils peuvent être aussi
de merveilleuses sculptures7.
Pour autant, construire n’est pas automatiquement
faire œuvre d’architecture.
Irresponsabilité
Si notre planète a été semée
au cours du siècle d’édifices admirables, elle a été
plus certainement encore encombrée de bâtiments qui ne sont
pas à l’honneur, c’est le moins qu’on puisse dire,
de ceux qui les ont fait construire, ni de ceux qui les ont construits.
On peut affirmer sans crainte d’être démenti que jamais,
au cours de l’aventure humaine, on n’a bâti aussi laid
et aussi imbécile qu’en cet âge industriel qui est le
nôtre depuis deux cents ans. Politiques et/ou économiques,
les pouvoirs qui décident et gèrent le bâtir ont rivalisé
de bassesse, d’imbécillité et surtout d’irresponsabilité.
Ainsi le bâtir, et l’urbanisme, qui est, ou devrait être,
l’orchestration du bâtir, ont-ils contribué à
détériorer la vie sociale et individuelle un peu partout
dans le monde8.
Le point qui me semble capital, en l’occurrence,
c’est que la grande majorité des bâtisseurs ignorent,
ou ont perdu s’ils l’ont jamais possédée, toute
ambition artistique. Voire, ce qui est plus grave encore, tout sens artistique.
Or il faut rappeler, et rappeler sans cesse, qu’il existe bien, dans
la nature humaine, un instinct ou sens artistique, inné et/ou acquis
comme l’est le langage. Les habitants des grottes préhistoriques,
déjà, n’en ont-ils pas fait pleinement usage ? Pensons
à Lascaut, Altamira, Chauvet en Ardèche, et à ce
que nous promet maintenant Cussac, qui remonte à trente ou quarante
mille ans avant notre ère. Pensons à l’architecture
sans architecte du monde jadis désigné comme primitif (on
dit maintenant : premier, et c’est déjà mieux). Pensons
à tout ce que la civilisation agricole a construit de par le monde,
de la Grande Maison des Dogons aux villages flottants de Chine, des ksour
de l’Atlas marocain aux blanches églises des Cyclades9.
Instinct d’art
Mais nos contemporains ?
Il n’y a d’architecture, au sens noble et plénier, que
si elle met en œuvre ce sens artistique, cet instinct d’art
spécifiquement humains. C’est à quoi nous la reconnaissons,
comme nous reconnaissons dans les grands architectes ceux qui en sont
les plus profondément animés.
Sans doute, comme toutes les productions humaines, ce
que nous appelons art est inclus dans le tissu historique, tissé
par l’homme sur la terre. L’art est sujet à toutes les
variations temporelles, voulues ou subies. La modernité, en remettant
les choses à plat, en a fini avec les « certitudes admirables
», – qui étaient aussi des « certitudes paralysantes
». Les concepts traditionnels de Beauté et de Vérité
ont été pris, avec le reste, dans le tourbillon révolutionnaire
: chaque créateur, architecte, peintre ou musicien, s’est
trouvé en situation de devoir inventer sa propre Beauté,
sa propre Vérité. Ce qui est proprement vertigineux –
et difficilement formulable ! La modernité a donné la préséance
à la singularité sur la généralité,
à l’originalité sur la répétition.
Je n’ai jamais oublié, à cet égard,
certains propos de Le Corbusier, consignés par Jean Petit dans
un précieux petit livre intitulé Le Corbusier parle. Les
voici : « Les plasticiens du monde sont partout, en pleine production
intense, innombrable, illimitée. La terre voit surgir chaque jour,
à chaque heure, des splendeurs qui sont des vérités
contemporaines, et qui sont la beauté présente et aimée.
Cette beauté peut être passagère, elle n’en a
pas moins été et a constitué le socle plastique de
nos émotions. Demain, de nouvelles beautés, de nouvelles
vérités. »
Nouvelle innocence
Le Corbusier ajoutait encore : « Jamais l’époque
n’a été si diverse, si multiforme, si riche. On connaît
tout du monde, chaque jour. Menace d’uniformité ? Mais non
! J’ai beaucoup voyagé et j’ai mesuré la diversité
qui est au fond même des choses, les caractères différents,
climats, races, coutumes, histoire, topographie, degrés de culture.
»
Le Corbusier appartient à la première moitié
du xxe siècle, celle d’une « nouvelle innocence ».
Après avoir été l’apôtre inspiré
de la rationalité machiniste et technologique, il en est venu à
invoquer, ou à ré-invoquer, les forces de l’imagination
active, rejoignant en cela Frank Lloyd Wright qui se situait à
l’autre pôle de la modernité, celui de l’architecture
organique. Wright, qui disait : « A moins que la mécanisation
de la construction ne soit mise au service de l’architecture créatrice,
et non l’architecture au service de la mécanisation du bâtiment,
nous n’aurons pas une grande architecture. »
Et tel a bien été, me semble-t-il, l’enjeu
de l’architecture comme art au xxe siècle. Celui d’un
grand projet, nourri par une vision, et qui a trouvé ses lieux
de réalisations, et ses réalisateurs, dont il serait trop
long d’aligner ici les noms, du reste auréolés pour
la plupart d’un légitime prestige international.
Le règne de l’insignifiant
Vision et projet, cela s’appelle, depuis Thomas
More, utopie, et toute utopie a pour départ la critique du présent.
Or la critique de notre présent en général est valable
pour l’architecture en particulier. Et comme la « religion
industrielle », prophétisée par Saint-Simon, a cédé
devant la « religion économique », le « à
moins que » de Frank Lloyd Wright doit être singulièrement
élargi.
Ainsi, parmi les facteurs négatifs
qui bloquent l’épanouissement d’une « grande architecture
», on notera, et c’est sans doute capital, la mise à
l’écart des symboles, riches de polysémies culturelles,
au profit des signes et des signaux, simples et simplifiés. Nos
édifices sont le plus souvent illisibles et interchangeables. Sans
que la façade ou l’espace intérieur doivent être
essentiellement modifiés, on peut passer
de la gare TGV à la TGB (Très Grande Bibliothèque),
de la centrale administrative au magasin de marchandises… C’est
le règne dévastateur de l’Insignifiant10.
Partout, ce qu’on désigne par le terme très
général, trop général, de sacré, et
qui a été à travers les âges le lien le plus
fort des communautés humaines, est remplacé par un n’importe
quoi profane dominé par les impulsions d’une actualité
qui se loge, elle, n’importe où, mais plus jamais dans l’un
de ces édifices « signifiants » qui s’appelaient
jadis Parthénon ou Panthéon, et dont notre société
ne sait que faire, sinon les muséifier ! Tous nos chemins conduisent
non plus à Rome, la Ville Eternelle, mais au parking du supermarché.
Il me semble néanmoins que ce qui compte vraiment
en architecture contemporaine a voulu remédier à cette désastreuse
situation, la nôtre.
Mais comment ? L’un des points sur lequel les architectes
dignes de ce titre me semblent d’accord, c’est le recours aux
valeurs proprement artistiques, et qu’il convient de les réintroduire,
dès le projet, dans la conception de l’édifice.
Des siècles durant, on s’est référé
immanquablement à la Nature, qu’il fallait imiter, le plus
souvent de façon superficielle. Si malmenée qu’elle
soit par nos agissements, la Nature est certes toujours là ! Mais
ce n’est plus comme source d’inspiration purement formelle.
La connaissance scientifique nous a appris à interpréter
les formes naturelles comme des forces. Dès lors, faire œuvre
d’architecture, ne serait-ce pas structurer ces forces de façon
originale et légitime, en faisant jouer l’instinct d’art
? Ne serait-ce pas, dans des conditions spatio-temporelles définies,
créer un organisme inespéré, qui contribuera à
rendre notre planète un peu moins inhabitable ?
Vrai défis, beau défis à notre société
telle qu’elle est, utilitariste et rassasiée !
- Le fer et le verre industriels ont permis la construction du Crystal Palace,
à Londres, en 1851. Dû à Joseph Paxton, ce fut le
premier monument de la modernité industrielle, remarquable par
sa taille (562 m de long sur 124 m de large), par l’utilisation inédite
d’éléments standard démontables, et par sa transparence,
conquête achevée d’un nouvel espace intérieur.
Vint ensuite le béton armé qui, dès le début
du XXe siècle, inspira deux grands architectes français,
Tony Garnier et Auguste Perret, relayés ensuite par Le Corbusier.
Aux Etats-Unis, Sullivan conçut vers la même époque
le gratte-ciel, dont le premier grand exemple fut, en 1902, à Manhattan,
le Fuller Building, le fameux « flat iron » de DH Burham.
L’industrie fournit ensuite à l’architecture, outre l’aluminium,
toute une gamme d’aciers et de matériaux plastiques, plus
extraordinaires les uns que les autres. Les câbles à suspension
ont permis, eux aussi, de belles innovations formelles. Par ailleurs,
l’aérospatiale a été une source d’inspiration
pour de nombreux architectes.
- Un exemple récent est le Musée Guggenheim de Bilbao, par
Frank O. Gehry, à qui l’on doit bien d’autres édifices
tout aussi surprenants (ou dérangeants) dans leur dialectique du
régulier et de l’irrégulier (A Minneapolis, la Fondation
Frederick R. Weisman, etc.). Au Japon, plusieurs architectes, comme Toyo
Ito, se révèlent des « virtuoses » de la conception
assistée. Il est vrai que le Japon, depuis Kenzo Tange et le mouvement
métaboliste, a édifié quelques-uns des plus splendides
édifices du XXe siècle.
- Ainsi Brasilia, à partir de 1957, nouvelle capitale au centre de
cet immense pays en création continue qu’est le Brésil.
Deux disciples de Le Corbusier en sont les auteurs : Lucio Costa pour
le plan urbanistique, Oscar Niemeyer pour les édifices publics,
qu’il a traités en poète lyrique du béton. Niemeyer
reste le seul architecte habilité à construire des monuments
à Brasilia. Dans l’Etat du Pendjab oriental, c’est Le
Corbusier qui fut chargé par Nehru de construire une « ville
radieuse » pour 500 000 habitants : Chandigarh.
- Comme dans la cour intérieure du Palais-Royal, à Paris,
les colonnes de Buren, qui provoquent de salubre manière celles
du péristyle néo-classique. Buren est plutôt un archisculpteur,
terme que j’emploie pour désigner les sculpteurs qui, principalement
dans les « villes nouvelles », ont collaboré étroitement
avec les architectes et les urbanistes et ont pu ainsi traiter comme un
tout le site qui leur était proposé. Dani Karavan, avec
l’Axe majeur de Cergy Saint Christophe, ou Marta Pan avec le Parcours
d’eau de Saint-Quentin-en-Yvelines, ont fait œuvre d’archisculpture,
et il faut voir là l’un des acquis les plus certains de la
modernité récente.
- C’est ainsi qu’est apparue une nouvelle pratique artistique,
ne produisant que de l’éphémère : les installations,
qu’on peut voir aujourd’hui dans les galeries et les musées
du monde entier, en sont aujourd’hui les meilleurs exemples. No future
: elles n’ont d’existence que pendant leur exposition.
- Cf. l’album de Vittorio Magnano Lampugnani : L’architecture
du XXe siècle en dessins. « L’architecture de tiroir,
dit l’auteur, est aussi importante du point de vue historique et
artistique que ce que l’on bâtit. Les exemples ne manquent
pas : du Projet de cénotaphe pour Newton d’Etienne Louis Boullée
en passant par les premières esquisses des immeubles en verre de
Mies van der Rohe jusqu’au Monumento continuo de Superstudio. Dans
les projets dessinés qui, par-delà les contraintes de la
réalisation, entrent avec courage dans l’utopie, l’idée
se trouve résolument ancrée. La créativité
apparaît sous sa forme la plus pure (…) Certains dessins d’architecture
sont des confessions, aussi intimes qu’exactes, d’attitudes
culturelles qui gagnent en valeur artistique personnelle et peuvent exister
comme œuvres autonomes. »
- Comme celles de l’artiste néerlandais Constant, pour son projet
New Babylon. Elles ont été exposées, après
Barcelone, New York et Antibes (Musée Picasso), à la récente
Dokumenta de Kassel. Née avec la théorie situationniste,
New Babylon est pensée comme une mégalopole en formation
continue, pour une société ludique : une hyper architecture
du désir (Mark Wigley).
- On se référera aux ouvrages du philosophe Henri Lefebvre,
si influent dans les années 60-70 : Le droit à la ville,
La révolution urbaine, La production de l’espace, etc.
- On se souvient de la très suggestive exposition du CCI, Centre
G. Pompidou, 1982, conçue par l’architecte Jean Dethier: Des
architectures de terre, ou l’avenir d’une tradition millénaire.
Cf. aussi les travaux de Bernard Rudofsky sur L’Architecture insolite
(traduction française, 1979).
- Cf. l’ouvrage de l’architecte Robert Venturi, et alii, sur
le symbolisme oublié de la forme architecturale, Learning from
Las Vegas (MIT Press, 1977). On doit aussi signaler la prolifération
exponentielle du kitsch, qui a ses lieux de pèlerinages rituels
avec les grands parcs d’attractions, genre Disneyland, où
tout est en toc.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2002-11/retrouver-un-sens-artistique.html?item_id=2435
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