Jean-Clarence LAMBERT

est poète et écrivain

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Retrouver un sens artistique

Comme tous les arts, comme toutes les productions nées du savoir-faire humain, l’architecture s’est profondément modifiée au cours de ce siècle de mutations.

Grâce à une innovation industrielle apparemment inépuisable, l’architecture a eu à sa disposition des matériaux aux qualités de plus en plus exceptionnelles, tels que la « nature naturante » n’en avait pas produits1. Et elle a pu les mettre en œuvre grâce à des techniques de plus en plus efficaces – jusqu’à ce nouveau seuil, franchi à son tour, de la conception assistée par l’ordinateur, qui permet des audaces autrement inimaginables2.

Concurremment, l’accroissement considérable de la population mondiale, la formation de nouvelles nations, sans passé ni tradition (la plus puissante de toutes, les Etats-Unis, en donne le modèle parfait) ont exigé, et généré un formidable effort de novation, c’est-à-dire de construction3. Il a fallu aussi remédier aux effroyables destructions provoquées par les deux guerres mondiales, suivies d’incessants conflits un peu partout sur la planète. A quoi l’on peut ajouter, si l’on veut, cette étrange pulsion repérée dans les nations historiques, et que l’on appelle, depuis le rapport de l’abbé Grégoire à la Convention, vandalisme. S’il a conduit à maintes aberrations, il a aussi permis certaines prouesses inattendues4.

Force prodigieuse

C’est dans de telles conditions, véritablement universelles et planétaires, que l’architecture moderne (ce terme est apparu à l’époque de Baudelaire, qui l’utilisait comme synonyme de contemporain) s’est développée avec une force si prodigieuse qu’il se pourrait bien qu’elle soit, dans le domaine de la création artistique, ce que le XXe siècle nous a légué de plus éclatant.

Les autres arts, peinture, sculpture, musique, littérature, poésie, théâtre, ayant tous été pris au XXe siècle dans une tempête de doute, de négativisme, de désœuvrement – suivie, il est vrai et c’est ce qui en fait l’exceptionnelle valeur, d’un expérimentalisme tous azimuts. Tout est permis ! Mais pour être nécessaire comme dynamique de ressourcement, cet expérimentalisme a été peu propice à l’instauration d’œuvres pensées et voulues comme décisives5.

L’architecture, par contre et de par sa nature même, a connu un tout autre destin. Elle est, elle doit rester affirmative. Elle construit, ou n’est pas. Les visions d’architectes, dessinées sur le papier, sont assurément parmi les plus saisissantes ; mais ce ne sont que des visions, et de superbes dessins6. Quand ils sont montés en maquettes, ils peuvent être aussi de merveilleuses sculptures7.

Pour autant, construire n’est pas automatiquement faire œuvre d’architecture.

Irresponsabilité

Si notre planète a été semée au cours du siècle d’édifices admirables, elle a été plus certainement encore encombrée de bâtiments qui ne sont pas à l’honneur, c’est le moins qu’on puisse dire, de ceux qui les ont fait construire, ni de ceux qui les ont construits. On peut affirmer sans crainte d’être démenti que jamais, au cours de l’aventure humaine, on n’a bâti aussi laid et aussi imbécile qu’en cet âge industriel qui est le nôtre depuis deux cents ans. Politiques et/ou économiques, les pouvoirs qui décident et gèrent le bâtir ont rivalisé de bassesse, d’imbécillité et surtout d’irresponsabilité. Ainsi le bâtir, et l’urbanisme, qui est, ou devrait être, l’orchestration du bâtir, ont-ils contribué à détériorer la vie sociale et individuelle un peu partout dans le monde8.

Le point qui me semble capital, en l’occurrence, c’est que la grande majorité des bâtisseurs ignorent, ou ont perdu s’ils l’ont jamais possédée, toute ambition artistique. Voire, ce qui est plus grave encore, tout sens artistique. Or il faut rappeler, et rappeler sans cesse, qu’il existe bien, dans la nature humaine, un instinct ou sens artistique, inné et/ou acquis comme l’est le langage. Les habitants des grottes préhistoriques, déjà, n’en ont-ils pas fait pleinement usage ? Pensons à Lascaut, Altamira, Chauvet en Ardèche, et à ce que nous promet maintenant Cussac, qui remonte à trente ou quarante mille ans avant notre ère. Pensons à l’architecture sans architecte du monde jadis désigné comme primitif (on dit maintenant : premier, et c’est déjà mieux). Pensons à tout ce que la civilisation agricole a construit de par le monde, de la Grande Maison des Dogons aux villages flottants de Chine, des ksour de l’Atlas marocain aux blanches églises des Cyclades9.

Instinct d’art

Mais nos contemporains ?
Il n’y a d’architecture, au sens noble et plénier, que si elle met en œuvre ce sens artistique, cet instinct d’art spécifiquement humains. C’est à quoi nous la reconnaissons, comme nous reconnaissons dans les grands architectes ceux qui en sont les plus profondément animés.

Sans doute, comme toutes les productions humaines, ce que nous appelons art est inclus dans le tissu historique, tissé par l’homme sur la terre. L’art est sujet à toutes les variations temporelles, voulues ou subies. La modernité, en remettant les choses à plat, en a fini avec les « certitudes admirables », – qui étaient aussi des « certitudes paralysantes ». Les concepts traditionnels de Beauté et de Vérité ont été pris, avec le reste, dans le tourbillon révolutionnaire : chaque créateur, architecte, peintre ou musicien, s’est trouvé en situation de devoir inventer sa propre Beauté, sa propre Vérité. Ce qui est proprement vertigineux – et difficilement formulable ! La modernité a donné la préséance à la singularité sur la généralité, à l’originalité sur la répétition.

Je n’ai jamais oublié, à cet égard, certains propos de Le Corbusier, consignés par Jean Petit dans un précieux petit livre intitulé Le Corbusier parle. Les voici : « Les plasticiens du monde sont partout, en pleine production intense, innombrable, illimitée. La terre voit surgir chaque jour, à chaque heure, des splendeurs qui sont des vérités contemporaines, et qui sont la beauté présente et aimée. Cette beauté peut être passagère, elle n’en a pas moins été et a constitué le socle plastique de nos émotions. Demain, de nouvelles beautés, de nouvelles vérités. »

Nouvelle innocence

Le Corbusier ajoutait encore : « Jamais l’époque n’a été si diverse, si multiforme, si riche. On connaît tout du monde, chaque jour. Menace d’uniformité ? Mais non ! J’ai beaucoup voyagé et j’ai mesuré la diversité qui est au fond même des choses, les caractères différents, climats, races, coutumes, histoire, topographie, degrés de culture. »

Le Corbusier appartient à la première moitié du xxe siècle, celle d’une « nouvelle innocence ». Après avoir été l’apôtre inspiré de la rationalité machiniste et technologique, il en est venu à invoquer, ou à ré-invoquer, les forces de l’imagination active, rejoignant en cela Frank Lloyd Wright qui se situait à l’autre pôle de la modernité, celui de l’architecture organique. Wright, qui disait : « A moins que la mécanisation de la construction ne soit mise au service de l’architecture créatrice, et non l’architecture au service de la mécanisation du bâtiment, nous n’aurons pas une grande architecture. »

Et tel a bien été, me semble-t-il, l’enjeu de l’architecture comme art au xxe siècle. Celui d’un grand projet, nourri par une vision, et qui a trouvé ses lieux de réalisations, et ses réalisateurs, dont il serait trop long d’aligner ici les noms, du reste auréolés pour la plupart d’un légitime prestige international.

Le règne de l’insignifiant

Vision et projet, cela s’appelle, depuis Thomas More, utopie, et toute utopie a pour départ la critique du présent. Or la critique de notre présent en général est valable pour l’architecture en particulier. Et comme la « religion industrielle », prophétisée par Saint-Simon, a cédé devant la « religion économique », le « à moins que » de Frank Lloyd Wright doit être singulièrement élargi.

Ainsi, parmi les facteurs négatifs qui bloquent l’épanouissement d’une « grande architecture », on notera, et c’est sans doute capital, la mise à l’écart des symboles, riches de polysémies culturelles, au profit des signes et des signaux, simples et simplifiés. Nos édifices sont le plus souvent illisibles et interchangeables. Sans que la façade ou l’espace intérieur doivent être essentiellement modifiés, on peut passer
de la gare TGV à la TGB (Très Grande Bibliothèque), de la centrale administrative au magasin de marchandises… C’est le règne dévastateur de l’Insignifiant10.

Partout, ce qu’on désigne par le terme très général, trop général, de sacré, et qui a été à travers les âges le lien le plus fort des communautés humaines, est remplacé par un n’importe quoi profane dominé par les impulsions d’une actualité qui se loge, elle, n’importe où, mais plus jamais dans l’un de ces édifices « signifiants » qui s’appelaient jadis Parthénon ou Panthéon, et dont notre société ne sait que faire, sinon les muséifier ! Tous nos chemins conduisent non plus à Rome, la Ville Eternelle, mais au parking du supermarché.

Il me semble néanmoins que ce qui compte vraiment en architecture contemporaine a voulu remédier à cette désastreuse situation, la nôtre.

Mais comment ? L’un des points sur lequel les architectes dignes de ce titre me semblent d’accord, c’est le recours aux valeurs proprement artistiques, et qu’il convient de les réintroduire, dès le projet, dans la conception de l’édifice.

Des siècles durant, on s’est référé immanquablement à la Nature, qu’il fallait imiter, le plus souvent de façon superficielle. Si malmenée qu’elle soit par nos agissements, la Nature est certes toujours là ! Mais ce n’est plus comme source d’inspiration purement formelle. La connaissance scientifique nous a appris à interpréter les formes naturelles comme des forces. Dès lors, faire œuvre d’architecture, ne serait-ce pas structurer ces forces de façon originale et légitime, en faisant jouer l’instinct d’art ? Ne serait-ce pas, dans des conditions spatio-temporelles définies, créer un organisme inespéré, qui contribuera à rendre notre planète un peu moins inhabitable ?

Vrai défis, beau défis à notre société telle qu’elle est, utilitariste et rassasiée !

  1. Le fer et le verre industriels ont permis la construction du Crystal Palace, à Londres, en 1851. Dû à Joseph Paxton, ce fut le premier monument de la modernité industrielle, remarquable par sa taille (562 m de long sur 124 m de large), par l’utilisation inédite d’éléments standard démontables, et par sa transparence, conquête achevée d’un nouvel espace intérieur. Vint ensuite le béton armé qui, dès le début du XXe siècle, inspira deux grands architectes français, Tony Garnier et Auguste Perret, relayés ensuite par Le Corbusier. Aux Etats-Unis, Sullivan conçut vers la même époque le gratte-ciel, dont le premier grand exemple fut, en 1902, à Manhattan, le Fuller Building, le fameux « flat iron » de DH Burham. L’industrie fournit ensuite à l’architecture, outre l’aluminium, toute une gamme d’aciers et de matériaux plastiques, plus extraordinaires les uns que les autres. Les câbles à suspension ont permis, eux aussi, de belles innovations formelles. Par ailleurs, l’aérospatiale a été une source d’inspiration pour de nombreux architectes.
  2. Un exemple récent est le Musée Guggenheim de Bilbao, par Frank O. Gehry, à qui l’on doit bien d’autres édifices tout aussi surprenants (ou dérangeants) dans leur dialectique du régulier et de l’irrégulier (A Minneapolis, la Fondation Frederick R. Weisman, etc.). Au Japon, plusieurs architectes, comme Toyo Ito, se révèlent des « virtuoses » de la conception assistée. Il est vrai que le Japon, depuis Kenzo Tange et le mouvement métaboliste, a édifié quelques-uns des plus splendides édifices du XXe siècle.
  3. Ainsi Brasilia, à partir de 1957, nouvelle capitale au centre de cet immense pays en création continue qu’est le Brésil. Deux disciples de Le Corbusier en sont les auteurs : Lucio Costa pour le plan urbanistique, Oscar Niemeyer pour les édifices publics, qu’il a traités en poète lyrique du béton. Niemeyer reste le seul architecte habilité à construire des monuments à Brasilia. Dans l’Etat du Pendjab oriental, c’est Le Corbusier qui fut chargé par Nehru de construire une « ville radieuse » pour 500 000 habitants : Chandigarh.
  4. Comme dans la cour intérieure du Palais-Royal, à Paris, les colonnes de Buren, qui provoquent de salubre manière celles du péristyle néo-classique. Buren est plutôt un archisculpteur, terme que j’emploie pour désigner les sculpteurs qui, principalement dans les « villes nouvelles », ont collaboré étroitement avec les architectes et les urbanistes et ont pu ainsi traiter comme un tout le site qui leur était proposé. Dani Karavan, avec l’Axe majeur de Cergy Saint Christophe, ou Marta Pan avec le Parcours d’eau de Saint-Quentin-en-Yvelines, ont fait œuvre d’archisculpture, et il faut voir là l’un des acquis les plus certains de la modernité récente.
  5. C’est ainsi qu’est apparue une nouvelle pratique artistique, ne produisant que de l’éphémère : les installations, qu’on peut voir aujourd’hui dans les galeries et les musées du monde entier, en sont aujourd’hui les meilleurs exemples. No future : elles n’ont d’existence que pendant leur exposition.
  6. Cf. l’album de Vittorio Magnano Lampugnani : L’architecture du XXe siècle en dessins. « L’architecture de tiroir, dit l’auteur, est aussi importante du point de vue historique et artistique que ce que l’on bâtit. Les exemples ne manquent pas : du Projet de cénotaphe pour Newton d’Etienne Louis Boullée en passant par les premières esquisses des immeubles en verre de Mies van der Rohe jusqu’au Monumento continuo de Superstudio. Dans les projets dessinés qui, par-delà les contraintes de la réalisation, entrent avec courage dans l’utopie, l’idée se trouve résolument ancrée. La créativité apparaît sous sa forme la plus pure (…) Certains dessins d’architecture sont des confessions, aussi intimes qu’exactes, d’attitudes culturelles qui gagnent en valeur artistique personnelle et peuvent exister comme œuvres autonomes. »
  7. Comme celles de l’artiste néerlandais Constant, pour son projet New Babylon. Elles ont été exposées, après Barcelone, New York et Antibes (Musée Picasso), à la récente Dokumenta de Kassel. Née avec la théorie situationniste, New Babylon est pensée comme une mégalopole en formation continue, pour une société ludique : une hyper architecture du désir (Mark Wigley).
  8. On se référera aux ouvrages du philosophe Henri Lefebvre, si influent dans les années 60-70 : Le droit à la ville, La révolution urbaine, La production de l’espace, etc.
  9. On se souvient de la très suggestive exposition du CCI, Centre G. Pompidou, 1982, conçue par l’architecte Jean Dethier: Des architectures de terre, ou l’avenir d’une tradition millénaire. Cf. aussi les travaux de Bernard Rudofsky sur L’Architecture insolite (traduction française, 1979).
  10. Cf. l’ouvrage de l’architecte Robert Venturi, et alii, sur le symbolisme oublié de la forme architecturale, Learning from Las Vegas (MIT Press, 1977). On doit aussi signaler la prolifération exponentielle du kitsch, qui a ses lieux de pèlerinages rituels avec les grands parcs d’attractions, genre Disneyland, où tout est en toc.
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