Une maison senior entre deux mers
Pourquoi les nouveaux modes de vie des seniors vont-ils
changer le marché de l’immobilier et du bâtiment ? Parce
qu’en France, les seniors seront bientôt deux fois plus nombreux
que les moins de 20 ans et qu’ils font émerger des attentes
nouvelles dans tous les domaines. Sera-t-il facile de s’adapter à
cette révolution tranquille mais néanmoins considérable
? Rien n’est moins sûr parce qu’il n’existe pas une
mais au moins deux générations de seniors, les baby boomers
et leurs parents, avec des désirs et des besoins différents,
et des niveaux de solvabilité qui varient avec l’avancée
en âge.
Détenteurs du pouvoir et du patrimoine
Toutes générations confondues, les seniors
– c’est-à-dire, dans la définition la plus communément
admise en France, les plus de 50 ans – se caractérisent d’ores
et déjà par un fort pouvoir d’influence. En politique,
ils représentent 70% de l’Assemblée nationale, la
moyenne d’âge des maires est de 54 ans1;
celle des sénateurs est de 61 ans. Sur le plan économique,
ils sont des consommateurs importants auxquels les marques sont obligées
de s’adapter. Pensons à l’automobile. Chaque année,
plus de 40% des voitures neuves sont achetées par des seniors.
Aucun constructeur automobile ne peut plus ignorer leurs attentes en matière
de confort, de sécurité mais aussi de « praticité
» et d’élégance. Sans pour autant oublier l’humour
et l’innovation comme l’a si bien démontré la
Twingo qui a séduit les seniors dès sa mise sur le marché…
en direction des jeunes !
Il en va de même dans tous les secteurs, qu’il
s’agisse de crèmes hydratantes ou de tourisme, les seniors
ont un pouvoir économique fort. C’est notamment le système
de retraite par répartition, fonctionnant dorénavant à
plein régime, qui a radicalement fait basculer la situation en
France : de pauvre, le retraité s’est transformé en
nanti dans nos représentations sociales. Et de fait, dans les années
90, le revenu moyen des inactifs est devenu équivalent à
celui des actifs. Situation inédite dans une société
majoritairement au travail !
Il est moins surprenant que les seniors détiennent
l’essentiel du patrimoine (60% des biens immobiliers et actifs financiers)
et notamment qu’ils soient très souvent propriétaires
de leur logement. Essentiellement d’une maison individuelle avec
jardin (deux fois sur trois). Alors que la moitié des Français
sont propriétaires de leur logement, les trois quarts des lecteurs
de Notre Temps (4 500 000 lecteurs) le sont. Dans le même esprit,
deux fois plus souvent que leurs compatriotes, les aînés
ont une résidence secondaire. Leurs séjours de villégiature
s’allongent jusqu’à dépasser 100 jours par an
après la retraite.
Le passage à la retraite, toute une réorganisation
de sa vie
Que les modifications se fassent un peu avant ou après
le commencement de la retraite, ou à l’occasion du départ
des enfants du foyer parental, la cessation d’activité professionnelle
de l’un ou des deux conjoints est le pivot de changements importants
dans les modes de vie. Le rapport au temps et à l’espace se
trouve complètement transformé.
L’espace domestique est le premier réinvesti.
Plusieurs questions se posent alors. Changer ou ne pas changer de lieu
de résidence principale ? Quels investissements pour adapter sa
maison selon ses envies et ses besoins actuels et futurs ? Une ou deux
maisons ?
Les réponses que les seniors apporteront à
ces questions auront des répercussions importantes. La carte de
la population française et les politiques d’aménagement
du territoire s’en trouveront modifiées.
Globalement, une tendance semble émerger : la
migration des seniors vers le littoral atlantique après la grande
migration dont a longtemps bénéficié le pourtour
méditerranéen qui continue d’avoir ses aficionados.
A défaut de littoral, l’ensoleillement reste un critère
déterminant. Des conditions sont requises pour décider les
seniors à élire leur nouveau domicile : la proximité
de services de santé de qualité, de commerces modernes de
type super et hypermarché, la sécurité de l’environnement,
des activités et des offres culturelles, la liaison avec des grands
axes de transport, notamment le TGV.
Ma clinique au bord de l’eau
Le mouvement accentuera la pression immobilière
autour de grandes villes provinciales (Aix-en-Provence, Annecy, Chambéry,
Avignon, Montpellier, Toulouse, La Rochelle, Nantes, Rennes…) et
sur le littoral. Cette pression peut encore durer vingt ans avec la croissance
démographique des seniors. Elle profite aussi à un arrière-pays
tissé de métropoles secondaires et de préfectures
pimpantes (Angers, Blois, Pau, Quimper, La Roche-sur-Yon, Saumur). Cette
transhumance pourrait même prendre la forme d’une ruée
vers l’Ouest, vers ce que le géographe Armand Frémont
(Portrait de la France, Flammarion, 2001) appelle « la France
du plateau de fruits de mer ».
Avec l’avancée en âge, le senior «
revendique » le bonheur dans la sécurité et donc sa
clinique au bord de l’eau. Les newsmagazines, souvent très
lus par un public « mâture », ont fait du palmarès des établissements
hospitaliers l’une de leurs meilleures ventes de l’année.
Les décisions officielles sur le sort de services spécifiques
(urgences, chirurgie orthopédique, soins de suite…) ont parfois
pesé sur les débats et les votes aux municipales 2001, dans
des villes balnéaires où l’électorat comptait
une forte densité de résidents âgés.
Chambre-bureau et salon de bains
La retraite est aussi un moment où se retrouvent
en face à face deux individus dont le travail absorbant avait limité
les échanges. Tous ne supporteront pas la longue confrontation
quotidienne inédite qui s’offre à eux. Et le taux de
divorce croît chez les seniors.
Les personnes qui vivent le mieux leur retraite en couple
sont celles qui ont réussi à redistribuer intelligemment
l’espace domestique pour aménager des territoires individualisés
afin de les adapter à leur nouveau mode de vie, note la psychosociologue
Françoise Payen2.
La sociologue Monique Eleb3 note que
le « séjour » actuel souffre de son aptitude à
tout faire (parloir, salle de télévision, bureau, salle
à manger).
Conséquences ? Les seniors réinvestissent
les chambres laissées inoccupées par les enfants ; leur
usage devient sexué : chambre-boudoir, chambre-bureau, chambre-atelier
à moins qu’il ne s’agisse de la transformation totale
du garage en atelier pour madame ou monsieur. La salle de bains se mue
en « salon de bains », où se développe une culture
du bien-être et du corps dont le succès des produits antivieillissement
et de la chirurgie esthétique souligne l’attrait pour les
seniors.
L’investissement dans la maison et le jardin répond
aussi au désir d’en profiter au mieux. Elle devient un champ
naturel d’exercice et d’occupation. Les seniors sont des bricoleurs
et des jardiniers hors pair. Clients assidus des grandes surfaces de bricolage,
ils font aussi appel à des professionnels pour réaliser
des projets plus ambitieux : la construction d’une véranda
pour profiter au maximum de la lumière du jour et de la nature
environnante, le creusement d’une piscine pour le plus grand plaisir
des enfants et petits-enfants.
Le séjour « au nid » (nesting) des
« adulescents » tend à se prolonger jusqu’aux
abords de la trentaine. Il appelle donc parfois une reconfiguration de
l’espace domestique. Intimité pour chacun, confort pour tous.
Vers de nouvelles cohabitations ?
Les 50-60 ans sont aujourd’hui une génération
pivot entre les adolescents prolongés (génération
Tanguy), les enfants qui, bien qu’ayant pris leur indépendance,
ont encore souvent recours à leurs parents, ne serait-ce que pour
la garde des petits-enfants, et des parents octogénaires devenus
fragiles voire dépendants. De nouvelles cohabitations plus ou moins
durables s’organisent alors dans la maison : hébergement temporaire
d’un jeune couple ou d’un parent âgé, accueil estival
des petits-enfants ou à la journée du dernier-né.
Le choix du logement et de son aménagement doit
tenir compte de ces différentes configurations qui, si elles sont
souvent sources de plaisir, n’en comportent pas moins des contraintes
et des charges qui peuvent tourner au cauchemar. D’autant plus que
les nouvelles générations de seniors, nourries à
la culture individualiste et hédoniste, ne se sentent plus le devoir
d’être corvéables à merci. Généreux
et accueillants, ils le sont, mais ils ont appris à ne pas l’être
aux dépens de leur propre épanouissement.
La question des parents âgés est la plus
préoccupante, et les évolutions démographiques nécessitent
de s’en préoccuper activement. La pénurie et l’inadéquation
des hébergements existants, la culpabilisation des proches et les
réticences des intéressés ne favorisent pas le recours
aux institutions collectives pour les parents devenus dépendants.
Le désir largement exprimé par les uns et les autres est
de garder la personne le plus longtemps possible chez elle ou à
défaut chez soi ou dans la proximité immédiate, avec
toutes les questions de cohabitation et d’organisation encore mal
résolues. Les personnes qui entrent aujourd’hui en maison
de retraite sont surtout des femmes, souvent âgées de plus
de 85 ans, dont l’état de santé nécessite une
structure d’accueil médicalisée.
Préserver son capital santé et son autonomie
financière est une préoccupation précoce pour les
seniors, surtout lorsqu’ils sont confrontés au vieillissement
de leurs propres parents. C’est autour de 75 ans qu’aujourd’hui
se situe le seuil subjectif de la vieillesse et la prise de conscience
de sa fragilité, mais cet âge ne cesse de reculer. Néanmoins,
l’avancée en âge incite à adapter son habitat,
voire à déménager, comme à abandonner progressivement
la conduite automobile devenue parfois dangereuse (surdité, baisse
de la vue, rhumatismes).
Lorsque la solitude et la dépendance
se profilent à l’horizon
Quinze ou vingt ans après le départ à
la retraite, les besoins des seniors changent. La question de l’élection
du domicile se pose à nouveau. Ils rechercheront plus volontiers
un habitat aménagé (plain-pied, rampes, alarmes, ergonomie
adaptée, domotique…), en lotissement ou immeuble4.
La sécurité policière et sanitaire, assurée
de façon contractuelle, est devenue un argument promotionnel pour
les constructeurs, comme la proximité des équipements urbains.
Alors que le regroupement de seniors dans un même lieu, souvent
dénoncé comme « ghetto », est rejeté
des jeunes seniors, les avantages prennent le dessus, passé un
certain âge. Trois fois sur quatre, ce type d’habitat est celui
de femmes seules. Une proportion qui croît encore avec l’avancée
en âge.
Contrairement à la période précédente,
où les seniors ont majoritairement les moyens de faire face à
leurs besoins, la question de la solvabilité des personnes les
plus âgées se pose car la dépendance coûte cher
en aménagements, équipements et services. L’Apa (l’Allocation
personnalisée autonomie), une des dernières mesures votées
sous le gouvernement Jospin, tend à résoudre généreusement
ce problème mais c’est aussi une des premières mesures
sur lesquelles le nouveau gouvernement veut revenir, inquiet de son coût
à terme.
Un vrai défi conceptuel
Les modes de vie des seniors créent des attentes
nouvelles. Du fait de leur poids démographique, ils vont transformer
la société française.
D’ores et déjà, architectes, ergonomes,
sociologues et constructeurs réfléchissent à la conception
d’un logement modulable permettant l’indépendance-association
des générations en favorisant l’autonomie des uns par
rapport aux autres. Mais cet habitat est-il accessible à tous,
autrement que par l’investissement public ? La moyenne d’âge
des locataires des offices HLM (47 ans) est supérieure à
celle de leurs homologues du secteur privé (42 ans). Et elle augmente.
Les OPHLM prennent en compte le vieillissement de leur parc immobilier
et de leurs résidents que les incertitudes économiques fixent
plus longtemps. Les Offices les plus hardis cassent les baignoires pour
leur substituer des douches de plain-pied dans certaines unités.
Les constructeurs et professionnels de l’immobilier
sont appelés à tenir à jour leurs cartes de la très
mobile géographie de la population senior et de ses aspirations.
Il s’agit de résoudre une nouvelle quadrature du cercle :
prendre en compte la quête d’hédonisme et d’autonomie
des jeunes seniors et les besoins de proximité et de sécurité
des plus âgés. Aux Etats-Unis, un label a été
créé pour certifier les établissement ou les communes
qui se sont dotés d’équipements, de services et d’offres
adaptés. La définition de leurs prestations appelle la coopération
créative des professionnels, des investisseurs, des pouvoirs publics
et des usagers eux-mêmes, la consultation de ces derniers étant
le meilleur gage de réussite. Il est question ni plus ni moins
de notre capacité collective à aménager notre façon
de vivre ensemble, quatre à cinq générations en même
temps, dans les décennies à venir. Une perspective stimulante
pour tous !
- Communes de plus de 3500 habitants.
- L’intimité ou la guerre
des sexes, le couple d’hier à demain, L’Harmattan, 2001.
- Urbanité, sociabilité,
intimité, L’Epure, 1997.
- Voir l’article d’André
et Paul Ramos.
Bibliographie
- Gestion de l’habitat et des services résidentiels : quelles innovations technologiques et quels nouveaux services ?, Philippe Dard (CSTB), Cahiers de l’IAURIF n°122 volume II « Quelle place pour les personnes âgées », p.93- 104, 1er semestre 1999
- Quelle place pour les personnes âgées ? Enseignements des expérimentations Habitat-services dans l’habitat social, Danièle Weiller (CSTB), Cahiers de l’IAURIF, p. 105- 108, n°122 volume II « Quelle place pour les personnes âgées », p.93- 104, 1er semestre 1999
- Les plates-formes d’écoute multiservices. Conditions du développement de plates-formes d’écoute multiservices pour la fourniture et la coordination des services autour de la personne vieillissante, Danièle Weiller (CSTB), Cahiers du CSTB n°3159, octobre 1999
- Habitat et services pour les personnes âgées. Synthèse des principales actions de recherche et d’expérimentation engagées en France ces dix dernières années, Joëlle Bordet, Philippe Dard, Danièle Weiller (CSTB), Cahiers du CSTB n°2813, juin 1995, p29
- Charte des droits et des libertés de la personne âgée dépendante, préface de Martine Aubry,FNG-ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 1999
- Les personnes âgées dans la société, M.Bonnet (Conseil économique et social), Le Moniteur n°5146, Cahier détaché n°2, 12 juillet 2002
- Concevoir un espace public accessible à tous, Nadia Sahmi,édition CSTB, mars 2002
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2002-11/une-maison-senior-entre-deux-mers.html?item_id=2444
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