Le difficile chemin de l’esthétique
La plupart de nos concitoyens semblent reconnaître
qu’il devient difficile de trouver un lieu qui ne soit terni, envahi,
gâché par des constructions médiocres et tapageuses.
Ils sont toujours plus loin, toujours plus retranchés, les petits
coins de paradis qui nous permettent d’oublier ce triste décor
pendant quelques jours de repos. Attention, il n’en restera bientôt
plus car le mal est envahissant et souvent irréversible !
Aujourd’hui, le cadre de vie se fabrique vite, à
l’image d’une société de consommation galopante
et mondialiste qui banalise notre décor, au nom de la seule rentabilité,
ou plus prosaïquement de l’économie de projet. Cultivant
le paradoxe, le mal vient également de l’excès : tout
semble désormais possible, et ce qui ne l’est pas le devient
à grand renfort, parfois déplacé, de technologie.
La prise de conscience de l’environnement partagé
au travers de l’écologie et du développement durable
est une percée intéressante, mais, par certains aspects,
elle confesse l’oubli des principes élémentaires de
bonne construction : bien comprendre son environnement, ses ressources,
son relief, son climat, en deux mots ne pas construire contre nature.
Il y a dans ce savoir-faire ancestral une forme de beauté évidente,
incontestable, incontestée.
S’il n’est donc pas inutile de rappeler les
vertus de l’esthétique sur notre cadre de vie et notre comportement,
il est primordial de se poser la question de comment faire beau. Une question
simple de prime abord, mais bien embarrassante quand on se frotte à
la notion apparemment subjective de beauté et qu’on cherche
à imposer l’esthétique comme valeur objective aux acteurs
de la construction.
Une esthétique universelle ?
Le beau est une notion subjective comme les goûts
et les couleurs qui ne se discutent pas, dira-t-on. Et pourtant, comme
il y a une technique de la couleur qui permet des appréciations
objectives, il existe des règles de construction et de proportions
qui conduisent à une harmonie que l’on pourrait dire consensuelle.
Au-delà, la connaissance et l’apprentissage peuvent être
nécessaires. On parlera alors d’esthétique, comme s’il
s’agissait d’une dimension cérébrale de la beauté.
Il ne viendrait en effet à personne l’idée
de contester la beauté d’un paysage naturel alors que les
créations de l’homme sont, elles, sujettes à des appréciations
plus partagées. Milieu culturel, formation, sensibilité
modèlent les principes de jugement.
Apprécier une construction peut demander une connaissance
plus fine du domaine constructif que la seule réaction épidermique
et spontanée. Plus la construction est récente, plus le
principe se vérifie car, au fil du temps, l’ancien devient
patrimoine et s’impose dans les esprits comme valeur de référence.
Est-ce d’ailleurs toujours mérité ?
Mais comment juger une image nouvelle quand elle répond
à une demande nouvelle et met en œuvre des technologies innovantes
? Chacun examinera avec son bagage la pertinence du concept, l’harmonie
des façades, la précision du détail et la qualité
des matériaux. A chacun son degré d’exigence, au risque
parfois de tendre vers un certain élitisme de pensée. Comme
dans toute création, il devient alors difficile de faire la part
des choses entre simple provocation et réelle invention. Le temps
fera sans doute le tri, si l’on sait prendre garde aux habitudes
qui ont tendance à anesthésier l’esprit critique.
La fonctionnalité en question
Esthétique et fonctionnalité : il faut
croire que les deux mots n’ont pas un lien évident puisque
la question se pose encore. L’architecture est souvent perçue
comme la seule dimension esthétique d’un ouvrage ou d’un
édifice. La fonctionnalité est souvent considérée
comme la qualité rationnelle d’une réalisation sans
entrave de toute considération esthétique, subjective ou
psychologique.
Et pourtant, dissocier l’esthétique du fonctionnel
serait aussi incongru que d’associer invariablement laideur et fonctionnalité.
Rien ne garantit qu’un objet laid soit obligatoirement fonctionnel,
nulle part il n’est écrit que le fonctionnel se doit d’être
laid.
Souvent impliqué dans des projets industriels,
je constate pourtant avec regret que l’éternel débat
esthétique et fonctionnalité – comprendre architecte
et ingénieur – reste latent.
Or, les industriels sont de grands bâtisseurs,
ne serait-ce que par la taille des projets qu’ils entreprennent.
Les nouveaux princes, en quelque sorte, dans nos sociétés
sans plus de roi ni de châteaux à construire. Imaginez des
sites gigantesques qui creusent le paysage, le meublent d’édifices
imposants, parfois inquiétants. Souvent en ligne de mire comme
les principaux responsables de la pollution visuelle et chimique, les
industriels ont pris l’habitude de se cacher pour mieux produire,
ou produire plus paisiblement. Jusqu’au langage technique qui semble
utilisé comme rempart à toute ingérence extérieure.
Mais pour qui s’intéresse à cette
technique, il y a là un extraordinaire terrain d’action, et
qui plus est de première nécessité vu l’impact
de telles installations. Toute action qualitative se mesure à l’échelle
du mal auquel on a pu échapper ! De plus, l’industrie se mondialise,
les investissements ne connaissent pas de frontière.
Face à l’ingénieur, alors maître
d’ouvrage, l’architecte doit prouver sa faculté à
intégrer les contraintes techniques sans troubler la sacro-sainte
rationalité. Dans ce monde, « quand et combien ? »
sont les deux questions majeures à l’entame d’un projet.
« Comment ? », c’est secondaire.
Et pourtant, il y a mille raisons objectives d’associer
la manière au projet, même purement technique. S’il
ne faut qu’un exemple de limite à la rationalité, c’est
penser que le seul respect d’une réglementation quantifiable
peut préserver l’environnement.
Au nord de la baie d’Agadir, au Maroc, un industriel
n’avait plus que deux ans d’autorisation pour exploiter sa carrière,
raison même de son activité. L’administration locale
a exigé des efforts de revalorisation du site au risque de refuser
la reconduction de la concession pour une période de cinquante
ans ! Pendant les deux années restantes l’industriel s’est
pris au jeu, bon gré mal gré, n’engageant que des travaux
touchant à l’environnement : réhabilitation de carrière,
création de dessertes et de nouveaux accès, aménagements
paysagés des abords, restauration de bâtiments industriels
de très grande envergure. Le résultat fut convaincant, la
concession renouvelée. Tout cela a bien entendu un coût.
Mais imaginons le manque à gagner et les emplois perdus si l’usine
avait fermé.
Je me rappelle également les riverains d’un
site industriel qui s’indignaient de voir se construire un édifice
inquiétant par son gabarit, la complexité de ses formes,
la profusion de conduits et l’usage de matériaux médiocres.
L’industriel, à la fois surpris et amer, a dû «
confesser » faire un investissement colossal pour installer ce filtre
qui mettrait son installation aux normes internationales ! L’air
sera ainsi rendu plus pur, mais au prix de quelle pollution visuelle ?
Quelques améliorations mineures par rapport à l’investissement
auraient sans doute mieux fait passer les choses.
Le rationnel a ses limites. Plus de petit coin tranquille
pour produire paisiblement au mépris de son environnement. Se poser
la question du « comment » au-delà du « combien
» est désormais indispensable. L’esthétique,
souvent sacrifiée au profit du rendement, doit être comprise
comme un vecteur d’image idéal pour l’entreprise, comme
un argument commercial, une valeur ajoutée ! On peut donc souhaiter
désormais plus de transversalité dans le fonctionnement
de l’entreprise entre les départements technique, communication
et marketing afin d’atteindre cet objectif. En interne, la satisfaction
du personnel n’est pas la moindre des vertus d’un travail sur
la qualité des ouvrages à laquelle il va s’identifier.
Propreté et esthétique
peuvent déborder de l’enceinte du site pour influer sur le
voisinage. Je me souviens avoir découvert un jour à la périphérie
d’Ankara (Turquie) tout un quartier repeint aux couleurs que j’avais
préconisées pour l’usine elle-même. Mieux qu’acceptée,
l’usine avait été copiée. C’est tout dire
sur la valeur d’exemple et de formation des esprits que ce type de
réflexion et d’action peut engendrer1.
Pas un acte gratuit
Il faut bien évidemment insister sur le fait que
l’esthétique ne se cantonne pas à l’image, l’architecture
au travail superficiel de la conception d’une enveloppe pelliculaire.
L’architecture ne peut se comprendre comme le maquillage, après
coup, d’un travail technique dont le concepteur a été
exclu. Une intervention qualitative dès l’origine du projet
permet d’orienter la réflexion pour une parfaite synthèse
de la performance et de l’image. Parti architectural et parti constructif
sont les indissociables géniteurs du projet.
« La laideur se vend mal », disait Raymond
Loewy. De l’électroménager à l’automobile,
il a été démontré que l’esthétique,
fondée sur une réflexion profonde de la problématique
de l’objet, faisait vendre. Il n’en est pas autrement de l’architecture
et du Bâtiment, même s’il n’est pas question ici
de vente à proprement parler mais plutôt d’intégration
dans notre cadre de vie.
L’esthétique industrielle et l’architecture
ne sont donc pas des actes gratuits, dans plusieurs sens du terme.
Pas un acte gratuit en ce sens qu’il est ici question
de fonctionnalité, objective et psychologique. La forme peut aider
ou nuire au fonctionnement, elle peut séduire, faire rêver,
laisser indifférent ou même agresser. De même que l’objet
attire ou repousse, l’architecture oriente la lecture et le vécu
de l’espace créé.
Pas un acte gratuit non plus en ce sens que la recherche,
un matériau pérenne, une technologie sophistiquée
sont des paramètres susceptibles de renchérir le produit
final, mais il n’est pas plus cher de bien disposer des fenêtres
que de les éparpiller n’importe où sur une façade
! Et si pour finir l’objet ne se vend pas à cause de sa laideur,
même très économique il sera toujours trop cher !
A travers ces propos il apparaît que la motivation
de faire beau est un défi en soi. Il faut que les acteurs de la
construction y voient un intérêt, une opportunité,
et pas seulement une contrainte.
Un client peut venir chercher un projet d’architecture
ou plus simplement un permis de construire. Dans ce deuxième cas,
on devine le risque que court l’architecte à s’avancer
imprudemment sur les seuls thèmes de l’esthétique et
de l’émotion ! Fonctionnalité, économie, productivité
sont des sésames moins décalés et bien plus convaincants.
Heureusement, et quelquefois même en passant sous silence l’argumentaire
subjectif, ces critères se confondent dans un produit bien pensé,
quelle que soit sa destination et quel que soit son coût.
- Dans cette même usine, fait mineur mais également révélateur,
un employé s’était plaint auprès de son directeur
de l’absence de bennes à déchets, car depuis la rénovation,
on n’osait plus rien jeter par terre !
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2002-11/le-difficile-chemin-de-l-esthetique.html?item_id=2438
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