Thierry BOGAERT

est architecte

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Le difficile chemin de l’esthétique

La plupart de nos concitoyens semblent reconnaître qu’il devient difficile de trouver un lieu qui ne soit terni, envahi, gâché par des constructions médiocres et tapageuses. Ils sont toujours plus loin, toujours plus retranchés, les petits coins de paradis qui nous permettent d’oublier ce triste décor pendant quelques jours de repos. Attention, il n’en restera bientôt plus car le mal est envahissant et souvent irréversible !

Aujourd’hui, le cadre de vie se fabrique vite, à l’image d’une société de consommation galopante et mondialiste qui banalise notre décor, au nom de la seule rentabilité, ou plus prosaïquement de l’économie de projet. Cultivant le paradoxe, le mal vient également de l’excès : tout semble désormais possible, et ce qui ne l’est pas le devient à grand renfort, parfois déplacé, de technologie.

La prise de conscience de l’environnement partagé au travers de l’écologie et du développement durable est une percée intéressante, mais, par certains aspects, elle confesse l’oubli des principes élémentaires de bonne construction : bien comprendre son environnement, ses ressources, son relief, son climat, en deux mots ne pas construire contre nature. Il y a dans ce savoir-faire ancestral une forme de beauté évidente, incontestable, incontestée.

S’il n’est donc pas inutile de rappeler les vertus de l’esthétique sur notre cadre de vie et notre comportement, il est primordial de se poser la question de comment faire beau. Une question simple de prime abord, mais bien embarrassante quand on se frotte à la notion apparemment subjective de beauté et qu’on cherche à imposer l’esthétique comme valeur objective aux acteurs de la construction.

Une esthétique universelle ?

Le beau est une notion subjective comme les goûts et les couleurs qui ne se discutent pas, dira-t-on. Et pourtant, comme il y a une technique de la couleur qui permet des appréciations objectives, il existe des règles de construction et de proportions qui conduisent à une harmonie que l’on pourrait dire consensuelle. Au-delà, la connaissance et l’apprentissage peuvent être nécessaires. On parlera alors d’esthétique, comme s’il s’agissait d’une dimension cérébrale de la beauté.

Il ne viendrait en effet à personne l’idée de contester la beauté d’un paysage naturel alors que les créations de l’homme sont, elles, sujettes à des appréciations plus partagées. Milieu culturel, formation, sensibilité modèlent les principes de jugement.

Apprécier une construction peut demander une connaissance plus fine du domaine constructif que la seule réaction épidermique et spontanée. Plus la construction est récente, plus le principe se vérifie car, au fil du temps, l’ancien devient patrimoine et s’impose dans les esprits comme valeur de référence. Est-ce d’ailleurs toujours mérité ?

Mais comment juger une image nouvelle quand elle répond à une demande nouvelle et met en œuvre des technologies innovantes ? Chacun examinera avec son bagage la pertinence du concept, l’harmonie des façades, la précision du détail et la qualité des matériaux. A chacun son degré d’exigence, au risque parfois de tendre vers un certain élitisme de pensée. Comme dans toute création, il devient alors difficile de faire la part des choses entre simple provocation et réelle invention. Le temps fera sans doute le tri, si l’on sait prendre garde aux habitudes qui ont tendance à anesthésier l’esprit critique.

La fonctionnalité en question

Esthétique et fonctionnalité : il faut croire que les deux mots n’ont pas un lien évident puisque la question se pose encore. L’architecture est souvent perçue comme la seule dimension esthétique d’un ouvrage ou d’un édifice. La fonctionnalité est souvent considérée comme la qualité rationnelle d’une réalisation sans entrave de toute considération esthétique, subjective ou psychologique.

Et pourtant, dissocier l’esthétique du fonctionnel serait aussi incongru que d’associer invariablement laideur et fonctionnalité. Rien ne garantit qu’un objet laid soit obligatoirement fonctionnel, nulle part il n’est écrit que le fonctionnel se doit d’être laid.

Souvent impliqué dans des projets industriels, je constate pourtant avec regret que l’éternel débat esthétique et fonctionnalité – comprendre architecte et ingénieur – reste latent.

Or, les industriels sont de grands bâtisseurs, ne serait-ce que par la taille des projets qu’ils entreprennent. Les nouveaux princes, en quelque sorte, dans nos sociétés sans plus de roi ni de châteaux à construire. Imaginez des sites gigantesques qui creusent le paysage, le meublent d’édifices imposants, parfois inquiétants. Souvent en ligne de mire comme les principaux responsables de la pollution visuelle et chimique, les industriels ont pris l’habitude de se cacher pour mieux produire, ou produire plus paisiblement. Jusqu’au langage technique qui semble utilisé comme rempart à toute ingérence extérieure.

Mais pour qui s’intéresse à cette technique, il y a là un extraordinaire terrain d’action, et qui plus est de première nécessité vu l’impact de telles installations. Toute action qualitative se mesure à l’échelle du mal auquel on a pu échapper ! De plus, l’industrie se mondialise, les investissements ne connaissent pas de frontière.

Face à l’ingénieur, alors maître d’ouvrage, l’architecte doit prouver sa faculté à intégrer les contraintes techniques sans troubler la sacro-sainte rationalité. Dans ce monde, « quand et combien ? » sont les deux questions majeures à l’entame d’un projet. « Comment ? », c’est secondaire.

Et pourtant, il y a mille raisons objectives d’associer la manière au projet, même purement technique. S’il ne faut qu’un exemple de limite à la rationalité, c’est penser que le seul respect d’une réglementation quantifiable peut préserver l’environnement.

Au nord de la baie d’Agadir, au Maroc, un industriel n’avait plus que deux ans d’autorisation pour exploiter sa carrière, raison même de son activité. L’administration locale a exigé des efforts de revalorisation du site au risque de refuser la reconduction de la concession pour une période de cinquante ans ! Pendant les deux années restantes l’industriel s’est pris au jeu, bon gré mal gré, n’engageant que des travaux touchant à l’environnement : réhabilitation de carrière, création de dessertes et de nouveaux accès, aménagements paysagés des abords, restauration de bâtiments industriels de très grande envergure. Le résultat fut convaincant, la concession renouvelée. Tout cela a bien entendu un coût. Mais imaginons le manque à gagner et les emplois perdus si l’usine avait fermé.

Je me rappelle également les riverains d’un site industriel qui s’indignaient de voir se construire un édifice inquiétant par son gabarit, la complexité de ses formes, la profusion de conduits et l’usage de matériaux médiocres. L’industriel, à la fois surpris et amer, a dû « confesser » faire un investissement colossal pour installer ce filtre qui mettrait son installation aux normes internationales ! L’air sera ainsi rendu plus pur, mais au prix de quelle pollution visuelle ? Quelques améliorations mineures par rapport à l’investissement auraient sans doute mieux fait passer les choses.

Le rationnel a ses limites. Plus de petit coin tranquille pour produire paisiblement au mépris de son environnement. Se poser la question du « comment » au-delà du « combien » est désormais indispensable. L’esthétique, souvent sacrifiée au profit du rendement, doit être comprise comme un vecteur d’image idéal pour l’entreprise, comme un argument commercial, une valeur ajoutée ! On peut donc souhaiter désormais plus de transversalité dans le fonctionnement de l’entreprise entre les départements technique, communication et marketing afin d’atteindre cet objectif. En interne, la satisfaction du personnel n’est pas la moindre des vertus d’un travail sur la qualité des ouvrages à laquelle il va s’identifier.

Propreté et esthétique peuvent déborder de l’enceinte du site pour influer sur le voisinage. Je me souviens avoir découvert un jour à la périphérie d’Ankara (Turquie) tout un quartier repeint aux couleurs que j’avais préconisées pour l’usine elle-même. Mieux qu’acceptée, l’usine avait été copiée. C’est tout dire sur la valeur d’exemple et de formation des esprits que ce type de réflexion et d’action peut engendrer1.

Pas un acte gratuit

Il faut bien évidemment insister sur le fait que l’esthétique ne se cantonne pas à l’image, l’architecture au travail superficiel de la conception d’une enveloppe pelliculaire. L’architecture ne peut se comprendre comme le maquillage, après coup, d’un travail technique dont le concepteur a été exclu. Une intervention qualitative dès l’origine du projet permet d’orienter la réflexion pour une parfaite synthèse de la performance et de l’image. Parti architectural et parti constructif sont les indissociables géniteurs du projet.

« La laideur se vend mal », disait Raymond Loewy. De l’électroménager à l’automobile, il a été démontré que l’esthétique, fondée sur une réflexion profonde de la problématique de l’objet, faisait vendre. Il n’en est pas autrement de l’architecture et du Bâtiment, même s’il n’est pas question ici de vente à proprement parler mais plutôt d’intégration dans notre cadre de vie.

L’esthétique industrielle et l’architecture ne sont donc pas des actes gratuits, dans plusieurs sens du terme.

Pas un acte gratuit en ce sens qu’il est ici question de fonctionnalité, objective et psychologique. La forme peut aider ou nuire au fonctionnement, elle peut séduire, faire rêver, laisser indifférent ou même agresser. De même que l’objet attire ou repousse, l’architecture oriente la lecture et le vécu de l’espace créé.

Pas un acte gratuit non plus en ce sens que la recherche, un matériau pérenne, une technologie sophistiquée sont des paramètres susceptibles de renchérir le produit final, mais il n’est pas plus cher de bien disposer des fenêtres que de les éparpiller n’importe où sur une façade ! Et si pour finir l’objet ne se vend pas à cause de sa laideur, même très économique il sera toujours trop cher !

A travers ces propos il apparaît que la motivation de faire beau est un défi en soi. Il faut que les acteurs de la construction y voient un intérêt, une opportunité, et pas seulement une contrainte.

Un client peut venir chercher un projet d’architecture ou plus simplement un permis de construire. Dans ce deuxième cas, on devine le risque que court l’architecte à s’avancer imprudemment sur les seuls thèmes de l’esthétique et de l’émotion ! Fonctionnalité, économie, productivité sont des sésames moins décalés et bien plus convaincants. Heureusement, et quelquefois même en passant sous silence l’argumentaire subjectif, ces critères se confondent dans un produit bien pensé, quelle que soit sa destination et quel que soit son coût.

  1. Dans cette même usine, fait mineur mais également révélateur, un employé s’était plaint auprès de son directeur de l’absence de bennes à déchets, car depuis la rénovation, on n’osait plus rien jeter par terre !
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2002-11/le-difficile-chemin-de-l-esthetique.html?item_id=2438
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