Christophe GUILLUY

Géographe, essayiste et consultant.

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Des fractures qui vont durer

La recomposition sociale des territoires se traduit par un écart grandissant entre les grandes métropoles peuplées par les classes aisées et des immigrés, et les petites et moyennes villes et les zones rurales où se sédentarisent des catégories populaires. Une rupture qui présage des clivages politiques des prochaines décennies.

De l'élection de Trump aux États-Unis à celle de Macron en France, en passant par le Brexit en Grande-Bretagne, les élections n'ont jamais été aussi caricaturales, violentes mais aussi « chimiquement pures ». Nous assistons, en Europe comme aux États-Unis, à la mise en scène politique des nouvelles fractures sociales, géographiques et culturelles. Partout, les clivages politiques tendent en effet à rendre visible le nouveau conflit de classes du XXIe siècle, celui qui oppose les gagnants et les protégés de la mondialisation aux perdants. Ce clivage social se double d'un clivage géographique radical qui oppose les métropoles mondialisées aux territoires périphériques.

Cette fracture est difficile à analyser car elle repose sur un conflit de classes invisible et inconscient. En effet, la nouvelle bourgeoisie dissimule sa position de classe en faisant l'éloge d'une société ouverte et apaisée. De son côté, le nouveau prolétariat, celui des perdants de la mondialisation, qui rassemble des catégories hier opposées (des ouvriers, des employés, des paysans), n'a pas encore conscience de représenter une nouvelle classe sociale.

Dans ce contexte, la dynamique populiste occidentale n'est pas un accident mais le révélateur d'un nouveau conflit de classes qui repose sur deux événements majeurs : la disparition de la classe moyenne occidentale et l'émergence de la société multiculturelle.

La disparition de la classe moyenne

La disparition de la classe moyenne occidentale est le secret le mieux gardé des tenants du modèle mondialisé, elle est pourtant le moteur de la dynamique populiste. En Europe comme aux États-Unis, cette dynamique repose sur la même sociologie : celle des ouvriers, des employés, des paysans qui constituaient hier le socle des classes moyennes occidentales.

Ces catégories ont été les grandes perdantes du processus d'adaptation aux normes de l'économie mondialisée. La mondialisation repose en effet sur une division internationale du travail qui condamne mécaniquement la classe moyenne traditionnelle. L'émergence d'une classe moyenne chinoise ou indienne s'est ainsi réalisée au détriment des ouvriers ou employés américains, français ou britanniques. Depuis plusieurs décennies, le chômage, mais également l'emploi précaire, se concentrent prioritairement sur ces catégories modestes. Progressivement, les ouvriers, puis les employés, les paysans et désormais les professions intermédiaires sortent peu à peu de la classe moyenne pour rejoindre le camp des perdants de la mondialisation. La désindustrialisation et l'évolution des conditions de travail ont fragilisé ces catégories.

La dynamique populiste n'est donc pas conjoncturelle, elle puise ses racines dans le temps long. Le vote Trump trouve ses fondements dans la financiarisation de l'économie américaine sous Clinton. De la même manière, le Brexit est une conséquence d'un processus de désindustrialisation de l'économie britannique entamé sous l'ère Thatcher. En France, le vote des ouvriers pour le Front national s'inscrit dans une désindustrialisation commencée dès la fin des années 1970.

Est-ce que cela signifie que le modèle mondialisé est inopérant ? Non. Il est absurde de poser la question de la mondialisation en termes binaires : pour ou contre l'économie mondialisée ? Pour ou contre le libre-échange ?

En réalité, le modèle économique mondialisé crée des richesses, mais le problème est qu'il ne fait pas société.

La polarisation du marché de l'emploi accouche aujourd'hui d'un modèle inégalitaire qui condamne la classe moyenne. En France, les indicateurs sociaux nous montrent que, si le niveau de vie des catégories supérieures a augmenté, celui des catégories populaires (ouvriers et employés) a baissé. Cette relégation sociale est d'autant plus forte qu'elle se double aussi d'une relégation spatiale. Car le vote populiste n'est pas seulement une sociologie, c'est aussi une géographie.

Une fracture géographique

Depuis vingt ans, nous avons assisté à une puissante recomposition sociale des territoires, avec, d'un côté, une concentration des catégories supérieures mais aussi des immigrés et des minorités dans les grandes métropoles mondialisées et, de l'autre, une dispersion des catégories populaires dans les petites villes, les villes moyennes et les zones rurales. Cette recomposition sociale des territoires est une des conséquences géographiques de l'adaptation des territoires à la mondialisation. En Europe comme aux États-Unis, la création d'emplois se concentre désormais dans les grandes villes.

Le marché immobilier des métropoles a toujours créé les conditions de la présence des catégories dont elles ont besoin. Or, aujourd'hui, les économies occidentales ont essentiellement besoin de catégories supérieures très qualifiées et, à la marge, de catégories populaires, souvent peu qualifiées, pour occuper des emplois dans les secteurs des services. La réussite économique des grandes métropoles repose ainsi sur un binôme sociologique très inégalitaire : des catégories supérieures d'un côté et des catégories populaires (souvent immigrées) de l'autre. Dans cette organisation, la classe moyenne n'a plus sa place.

Il est à ce titre très révélateur que les métropoles mondialisées du XXIe siècle se transforment en de nouvelles citadelles médiévales où se concentre, comme au Moyen Âge, l'essentiel de la bourgeoisie, les pauvres étant rejetés en dehors des murs.

Pour la première fois dans l'histoire, la majorité des ouvriers et des employés ne vit plus là où se créent l'emploi et les richesses. Ce n'est donc pas un hasard si le vote populiste se développe à partir de ces territoires : le vote Trump est porté aux États-Unis par l'« Amérique périphérique », le Brexit par l'« Angleterre périphérique », et en France le Front national recueille l'essentiel de ses suffrages dans la « France périphérique ».

Ces dynamiques sont d'autant plus puissantes qu'elles sont en train de se cristalliser avec un processus de sédentarisation des catégories populaires. Derrière le vote populiste se profile ainsi le vieux clivage entre nomades et sédentaires à l'intérieur de ces pays.

La société multiculturelle

Mais les questions sociale et territoriale ne résument pas seules la dynamique populiste. L'émergence de la société multiculturelle est l'autre moteur de ce mouvement. Dans ce type de société, « l'Autre » (l'immigré, les minorités) ne devient pas « soi ». Or, quand l'Autre ne devient pas soi, les individus ont besoin de savoir combien va être l'Autre dans son quartier, son village, sa ville. L'anxiété des populations sur la question de l'immigration est liée à l'angoisse de devenir minoritaire. L'instabilité démographique génère ainsi une insécurité culturelle qui est prioritairement ressentie par ceux qui n'ont pas les moyens de construire une frontière invisible avec l'Autre.

De leur côté, les catégories supérieures ont la possibilité d'ériger de telles frontières (elles peuvent choisir leur lieu de résidence ou l'école où seront scolarisés leurs enfants), elles peuvent donc porter le discours de la société ouverte en s'en protégeant. Inversement, les plus modestes vont demander à un État fort de les protéger, de maintenir des frontières. Elles seront donc beaucoup plus réceptives aux discours populistes que les autres. C'est pourquoi, y compris dans des pays où le chômage est faible, les mouvements populistes vont être portés par ces mêmes catégories populaires et prendre racine dans les mêmes territoires. L'Autriche périphérique, la Suisse périphérique, les Pays-Bas périphériques ou l'Allemagne périphérique portent ainsi la vague populiste.

La dynamique populiste est structurelle et dessine les clivages politiques des prochaines décennies. Pour y répondre, la classe politique, médiatique et intellectuelle doit impérativement sortir de sa bulle et abandonner sa posture de supériorité morale. L'intégration sociale, politique et culturelle des classes populaires et des territoires où elles vivent est désormais une question centrale, elle conditionne l'avenir des démocraties occidentales. Les classes dominantes doivent sortir du déni et d'un mépris de classe de plus en plus visibles. Conscients de cette impasse politique, de nombreux élus de banlieue comme de la France périphérique n'ont de cesse d'alerter sur l'importance du processus de désaffiliation culturelle en milieu populaire. Comme le rappelle le géographe Gérard-François Dumont, « la démocratie se construit par le bas », et « les citoyens ont besoin de termes pour leur rappeler ce qu'ils sont et d'où ils viennent » 1. C'est en sortant du modèle économique et territorial unique, et en donnant du pouvoir à ceux qui en ont moins, qu'un projet non pas alternatif mais complémentaire pourra voir le jour. C'est aujourd'hui la condition de la survie du système.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2017-11/des-fractures-qui-vont-durer.html?item_id=3610
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