Philippe SCHMIT

Inspecteur général au ministère de la Transition écologique et solidaire, membre de la Commission nationale d'aménagement commercial.

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La mort du petit commerce n'est pas inéluctable

Que restera-t-il du commerce de proximité dans quelques décennies, alors qu'il a déjà quasiment disparu de certains centres-villes ? Grâce à des politiques globales de revitalisation, qui font souvent déjà l'objet d'expérimentations, sa disparition n'est pas écrite.

L'histoire nous enseigne que la ville s'est toujours construite autour de la fonction d'échange commercial. La densité de sa population assurait la viabilité économique et la certitude de capter le chaland. Le négoce a façonné les coeurs de ville, où le premier niveau des immeubles était laissé au commerce et le deuxième à l'habitation des commerçants. Peu à peu, le centre du bourg ou de la ville a étendu ses fonctions, la place publique s'est imposée comme lieu de commerce et du vivre-ensemble.

Ce modèle a volé en éclats dans les années 1970. Les centres commerciaux périphériques se sont développés, en France plus qu'ailleurs, et alors que les autres pays européens cherchaient à introduire une limitation au jeu concurrentiel voulu par les traités européens, la France fondait sa législation sur les seuls critères économiques. En 2008, notre pays s'est doté de nouvelles règles prenant notamment en compte l'aménagement de l'espace et l'environnement, mais les décisions des commissions d'aménagement commercial (Cdac, Cnac) continuent de faire la part belle aux implantations en périphérie.

Au cours des cinq dernières années, visant la captation des flux automobiles, les implantations ont cherché — les drives aidant — avant tout l'entrée ou la sortie d'une autoroute ou d'une nationale et, à défaut, d'une route départementale à fort trafic. En 2016, l'Insee résumait ainsi la situation : « Les centres-villes rassemblent moins d'un quart de l'emploi des boulangeries-pâtisseries, des boucheries-charcuteries, ou encore des pharmacies 1. »

Face à ces évolutions, le commerce en centre-ville devient de plus en plus vulnérable et s'efface en douceur. Rappelons que la décision d'installation d'un commerce résulte bien entendu de celle d'un acteur économique, mais aussi de l'application de la règle d'urbanisme définie dans le schéma de cohérence territoriale et de la validation du projet par les CDAC. Depuis dix ans, près de 75 % des nouveaux espaces commerciaux sont construits en périphérie, annonçant ainsi une forme de fin programmée du petit commerce de centre-ville. Cette tendance se renforce même dans les petites villes 2. En province, les activités traditionnelles comme les brocantes ou la fête des associations quittent de plus en plus la place centrale au profit des parkings du supermarché ou de l'hypermarché local. L'évolution du commerce questionne la ville et son devenir.

La concurrence du commerce électronique

Si le commerce électronique gagne des parts de marché, il semble peu concurrencer les commerces de bouche des centres-villes, qui bénéficient souvent d'une image de qualité, d'une relation avec le client fondée sur la confiance, de la fraîcheur des produits... Le commerce électronique vient plutôt défier les enseignes de périphérie, qui ont bâti leur modèle économique sur la vente en grand nombre à prix bas, le créneau des sites de vente en ligne. Il devient plus facile de comparer les prix sur Internet pour un achat d'électro-ménager que de se rendre dans d'immenses ensembles commerciaux pour visiter un à un les magasins. Grâce à une livraison sous 24 ou 48 heures, le site Internet conquiert ses lettres de noblesse. Avec le bio et les circuits courts, le petit commerce a incontestablement une carte à jouer pour présenter une offre renouvelée et complémentaire de l'e-commerce.

Des politiques volontaristes

Le contraste entre un mode de commerce traditionnel, de service, de proximité et un commerce plus standardisé et moins individualisé n'est pas nouveau, mais ce dernier subit actuellement une déstabilisation sans précédent.

Certaines communes et agglomérations ont donc décidé de réinvestir leur ville centre. Elles ont, via leurs documents d'urbanisme, limité fortement les possibilités d'installer de nouveaux commerces hors de la ville centre elles agissent contre l'étalement urbain en périphérie, favorisent les déplacements vers et depuis le centre. Elles mènent des opérations globales de rénovation du centre-ville et cherchent à offrir aux usagers un « confort d'achat » comparable à celui dont bénéficient les clients d'une galerie marchande. Angers et Avignon ont décrété un moratoire sur les implantations en périphérie. D'autres encore accueillent en centre-ville des « locomotives », et l'expérience de la ville de Niort est intéressante à cet égard. Faisant appel à l'établissement public foncier d'État, elle a restructuré un ensemble de commerces en déprise pour installer une grande enseigne de mode dans le centre-ville, faisant de l'opération un vrai succès.

De nombreux commerces de proximité dans des quartiers prioritaires de la politique de la ville auront bénéficié du soutien de l'Établissement public national d'aménagement et de restructuration des espaces commerciaux et artisanaux (Epareca) pour redéfinir leur linéaire commercial et redonner une attractivité de proximité à des équipements en déclin. D'autres communes ont mobilisé un « starchitecte » pour réhabiliter ou repenser une halle ou un marché d'antan (la Coupole des halles, à Nîmes, réalisée par Jean-Michel Wilmotte, en est un exemple). L'implantation d'un centre commercial en plein centre-ville qu'illustre l'opération Avaricum à Bourges conjugue une bonne accessibilité en voiture (350 places de parking), le confort des centres commerciaux et l'avantage de permettre à tous — motorisés ou non — de s'y rendre.

Toutes ces stratégies s'avèrent bénéfiques puisqu'elles enrayent une tendance centrifuge et mobilisent les énergies sur le centre névralgique de l'agglomération. On voit en effet se paupériser des villes autrefois très attractives, notamment sur le plan touristique, mais qui périclitent lorsque 30 % des vitrines des artères principales sont vides 3. Le Fonds d'intervention pour les services, l'artisanat et le commerce (Fisac), les subventions à la revitalisation économique des centres-villes, l'opération Ville de demain initiée par la Caisse des dépôts, l'appel à manifestation d'intérêt « centres-bourgs » lancé en 2014 par le ministère du Logement, les prochaines opérations de requalification des quartiers anciens dégradés (Orqad) créées par la loi Égalité et Citoyenneté, l'engagement d'une « politique locale du commerce » prônée par l'Assemblée des communautés de France ou les actions issues du rapport d'Yves Dauge 4 sur les villes patrimoniales, prouvent que des moyens existent et témoignent à leur façon de la gravité de la crise.

Face au déclin des centres-villes, certaines agglomérations se sont dotées de managers du commerce qui facilitent les mutations des pas-de-porte. Mais les conditions de maintien ou du renforcement des commerces s'avèrent complexes quand le prix du foncier en périphérie paraît si dérisoire. Entre la ville centre et la périphérie, les modèles économiques de développement du commerce sont asymétriques et inéquitables. L'acte d'achat est de plus en plus souvent interprété comme un moment de transition entre l'activité professionnelle et la sphère privée du domicile. Cela explique de nombreuses créations d'ensembles commerciaux dans des zones d'activité. Le magasin devient alors le sas entre le travail et la maison.

Des expérimentations

Face à cette tendance, les acteurs publics expérimentent. Dans certaines communes, le manque de commerces essentiels peut justifier la mise en place de baux glissants, mécanisme de montée progressive du loyer d'un commerce lorsque le bâtiment appartient à la commune ou à l'établissement public de coopération intercommunale (EPCI). Par ailleurs, de nombreux élus appellent à une révision de la fiscalité sur les commerces vacants pour pénaliser le propriétaire inactif. Favoriser un rééquilibrage du modèle économique entre la périphérie et le centre, cesser les implantations de commerces à l'extérieur du cœur de l'agglomération lorsque celle-ci est en déclin démographique, conforter les critères de la loi pour que l'intégration urbaine des projets soit réelle, constituent des pistes sérieuses pour proposer de retravailler les fonctions et les acteurs de nos centres-villes.

Depuis la loi portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République (Notre), les régions et les structures intercommunales ont reçu des compétences exclusives de développement économique. Cette nouvelle donne est une chance de réguler à l'échelon régional les implantations commerciales les plus conséquentes 5 et de voir ces deux niveaux d'administration agir ensemble pour redonner toute sa place au commerce de centre-ville. Son avenir passe incontestablement par des politiques globales de revitalisation des cœurs historiques des villes, par une adaptation du commerce aux nouvelles formes de la demande, par le développement de services complémentaires à l'acte de vente. Un modèle est à réinventer les expérimentations en cours sont autant d'histoires à suivre pour construire le futur des centres-villes et de leurs commerces.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2017-11/la-mort-du-petit-commerce-n-est-pas-ineluctable.html?item_id=3619
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