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Le 9 septembre, dans le Comtat Venaissin

Les matins étaient difficiles. Il me fallait secouer les mauvais rêves, chauffer les cartilages. Je recourais au principe que j'avais exploité en suivant la retraite des grognards de Napoléon ou des évadés de l'URSS : quand on pense à plus malheureux que soi, on se console.

La combe où je descendis dans l'aube était moussue, ombreuse. Des ruines d'abris de bergers s'appuyaient au pied des parois. Jusqu'aux transhumances de l'avant-guerre, vers le Ventoux, les hommes y parquaient les bêtes. Les nuits dans la tiédeur du troupeau devaient être aventureuses et profondes. Je regrettais de n'avoir pas atteint l'endroit la veille pour y jeter un campement. Je regrettais de ne pas l'avoir atteint il y a mille ans.

Les buis luisaient, cirés de lumière. Les toiles d'araignées cédaient à mon passage, sceaux de virginité du chemin. Les enclos de pierre se succédaient. Ils représentaient les travaux de ces jours où les hommes, marchant dans les forêts, n'étaient pas des usagers d'espaces arborés. Ces vestiges rehaussaient la solennité de l'ombre. Le chemin déboucha sur une perspective. Le Comtat se déployait, rayé d'asphalte. La rumeur des moteurs s'élevait. Dans mon dos : le lent aménagement des abris pastoraux. Devant moi : routes et voies zébrant la vallée où circulaient bêtes, hommes et marchandises. Dans le ravin, le monde d'hier. Vers le sud, le présent et déjà l'annonce des zones périurbaines avancées au pied du Ventoux. La conquête du territoire français par ce nouvel habitat avait été rapide. Quelques années suffirent à la chirurgie esthétique de la géographie. En 1945, le pays devait se relever. Redessiner la carte permettrait de laver les hontes de 1940. La prospérité nouvelle assura le projet. L'État logea les enfants du baby-boom. Les barres d'immeubles poussèrent à la périphérie des villes. Puis, il fallut étaler l'urbanisme, comme le disaient les aménageurs. Leur expression était logique puisque le béton est liquide. L'heure fut au désenclavement. La ville gagnait du terrain. Ce fut le temps des ZUP dans les années 1960, des ZAC une décennie plus tard. Les autoroutes tendirent leurs tentacules, les supermarchés apparurent. La campagne se hérissa de silos. Pompidou était gros et la France prospère. L'agriculture s'industrialisait, les insectes refluaient, les eaux se polluaient. Seuls quelques rabat-joie du Larzac prévenaient du désastre. On les prenait pour des gauchistes, ce qu'ils étaient. On les laissa lire Lénine dans l'humidité des bergeries.

Le septennat de Giscard sonna le deuxième acte. Une loi d'urbanisme autorisa les constructions particulières sur les surfaces agricoles. Le temps des maisons individuelles était venu. Chacun aurait son paradis. Le rêve pavillonnaire moucheta le territoire. Vu d'avion, on aurait dit que le sucrier renversé avait craché ses cubes sur la nappe. Au sol on entendait aboyer les chiens. La maison familiale se répliquait à l'infini. Les enfants jouaient dans les jardins, protégés par les thuyas. C'était tout de même mieux que l'entassement dans les villes.

La décentralisation de Gaston Defferre fut l'estocade. Les collectivités reçurent les clefs de leur développement. Réveillez-vous, Provinces endormies, claironna l'État ! Les enseignes d'hypermarchés fleurirent et les petits commerces ne résistèrent pas. Mammouth balaya de la queue les bistrotiers qui offraient le pastis, le matin, aux coeurs assoiffés. Désormais, pour se soûler, il fallait acheter son cubitus en grande surface.

La géographie humaine est la forme de l'Histoire. En quarante ans le paysage se refaçonna pour que passent les voitures. Elles devaient assurer le mouvement perpétuel entre les zones pavillonnaires et le parking des supermarchés. Le pays se piqueta de ronds-points. Désormais les hommes passeraient des heures dans leur voiture. Les géographes parlaient du « mitage » du territoire : un tissu mou, étrange, n'appartenant ni à la ville ni à la pastorale, une matrice pleine de trous entre lesquels on circulait.

Internet paracheva la mue en fermant les dernières écoutilles. Après les Trente Glorieuses, on aurait pu donner aux deux premières décennies du XXIe siècle le nom de Vingt Cliqueuses. Les autels de la première période pointillaient la campagne : châteaux d'eau, péages et pylônes. La seconde époque avait laissé moins de traces, se contentant de creuser le vide. Le monde se projetait sur un écran, on pouvait rester à la maison, entouré de « voisins vigilants », comme le proclamaient les dispositifs de sécurité municipale. Parfois, un foyer rural organisait une tarte aux pommes avec partie de belote le dimanche, pour ramener un ersatz d'énergie dans les villages dévitalisés. Le « service à la personne » avait remplacé la vieille amitié et la vidéosurveillance garantissait l'ambiance.

Au commencement, les choses avaient dû être enthousiasmantes. Nos parents s'en souvenaient : le pays attendait les lendemains, les jupes raccourcissaient, les chirurgiens remportaient des succès, le Concorde rejoignait l'Amérique en deux heures et les missiles russes, finalement, ne partaient pas - la belle vie, quoi ! Les nourrissons de 1945 avaient tiré à la loterie de l'Histoire le gros lot des années prospères. Ils n'avaient pas écouté Jean Cocteau lançant cette grenade à fragmentation dans son adresse à la jeunesse de l'an 2000 : « Il est possible que le Progrès soit le développement d'une erreur. »

Sylvain Tesson

Sur les chemins noirs, © Éditions Gallimard, 2016

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