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Olivier RAZEMON

Journaliste

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Les villes moyennes, « zones en perdition » ?

Les maux qui touchent les centres des villes moyennes sont nombreux et requièrent un diagnostic précis et une action déterminée de la part des élus locaux, mais aussi une politique volontariste de l'État, qui se fait attendre...

Vitrines abandonnées, logements vacants, rues tristounettes, transports publics exsangues, paupérisation, mauvaise réputation, etc. Les villes moyennes ne sont plus les riantes préfectures d'autrefois, havres tranquilles d'une province épargnée par les soubresauts du vaste monde. Elles souffrent d'une crise profonde, qui ronge de l'intérieur les bâtiments comme les hommes, une crise grave, insidieuse et souvent méconnue.

Le contraste entre ces villes de 50 000 habitants et les métropoles adoubées par la loi de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (loi Maptam) de 2014 est édifiant. Pendant des décennies, pour équilibrer la domination démographique et économique de la région parisienne, les pouvoirs publics nationaux ont cherché à dynamiser une petite dizaine de « métropoles d'équilibre », disposées aux six coins de l'Hexagone. L'opération a réussi au-delà de toute attente. Mais aujourd'hui, alors que Bordeaux revit, Agen se meurt. Strasbourg est aussi dynamique que Bar-le-Duc est amorphe. Les villes moyennes sont-elles des « zones en perdition », oubliées des politiques publiques ?

Certes, il est tentant de rapprocher la déliquescence des préfectures et sous-préfectures départementales avec le retour en grâce des grandes villes desservies par le TGV. Voire d'attribuer le déclin des unes à l'essor des autres. De reléguer, enfin, dans le vaste sac de la « France périphérique », les villes moyennes et les banlieues périurbaines, ainsi que les campagnes sans 4G.

On a lu, après chacun des deux tours de l'élection présidentielle, des analyses rapides et commodes des résultats électoraux, qui mettraient en lumière l'existence de « deux France ». Les métropoles, mondialisées et heureuses, n'avaient-elles pas voté massivement pour Emmanuel Macron, au premier tour et surtout au second ? Et la « France périphérique », ces petites villes aux vitrines abandonnées, cette « province » un peu perdue et mal identifiée, aurait à l'inverse privilégié Marine Le Pen. On découvrirait, en France, le pendant de ces « deux Amérique » dépeintes six mois plus tôt après l'élection de Donald Trump.

Un clivage ville-périphérie

L'examen détaillé des résultats du scrutin et leur croisement avec les indices mesurant la dévitalisation urbaine révèlent les limites de ce raisonnement. Lorsqu'on regarde la carte électorale à l'échelle de la commune et même du bureau de vote, on constate partout un clivage entre les villes, quelle que soit leur taille, et leur périphérie. Le vote Le Pen, au premier comme au deuxième tour, croît partout à mesure que l'on s'éloigne du centre. Dans les métropoles, certes, mais aussi dans la plupart des villes moyennes ou petites.

Cette observation à l'échelle du quartier est indispensable pour analyser tous les aspects de la dévitalisation urbaine. Les vitrines vides retiennent, on le comprend, l'attention des élus et des habitants. La situation s'aggrave d'année en année. En 2016, d'après la fédération Procos, qui réunit 260 enseignes, le taux de vacance commerciale (proportion de boutiques vides) s'établit en moyenne à 11,3 %, un chiffre en hausse d'un point par rapport à 2015 et de deux points par rapport à 2014.

Mais la crise commerciale ne constitue pas, et de loin, l'unique mal qui ronge les villes moyennes. Dans la plupart des préfectures et sous-préfectures, depuis trente ans, le nombre d'habitants stagne ou baisse. Bien sûr, le phénomène est plus marqué dans les régions désindustrialisées, ou qui ont perdu une activité motrice : Saint-Étienne (Loire) et ses manufactures (223 000 habitants en 1968, 170 000 aujourd'hui), Autun (Saône-et- Loire) et sa garnison (22 000 habitants en 1980, 14 000 aujourd'hui), Guéret (Creuse) et l'exode rural (16 000 habitants en 1982, 13 000 aujourd'hui). Mais la stagnation démographique touche également des villes considérées comme prospères : Cholet (Maine-et-Loire, 55 000 habitants en 1982, 54 000 aujourd'hui), Vannes (Morbihan, stagnation à 53 000 habitants depuis 2006), Haguenau (Bas-Rhin, stagnation à 35 000 habitants depuis 2006), etc.

Dans le même temps, on assiste partout à une explosion démographique de la « banlieue » des villes moyennes et petites. Buxerolles (Vienne), à côté de Poitiers, Panazol (Haute-Vienne), à proximité de Limoges, Saint-Estève (Pyrénées-Orientales), près de Perpignan, Tarnos (Landes), au nord de Bayonne, ont toutes récemment dépassé les 10 000 habitants.

Ces communes périphériques sont désormais plus riches, en moyenne, que les villes-centres. À Orléans (Loiret), ville traditionnellement qualifiée de « bourgeoise », le revenu médian des foyers est inférieur à celui de toutes les communes limitrophes, y compris Fleury-les-Aubrais ou Saint-Jean-de-la-Ruelle, considérées comme populaires.

Et puis, il y a ces logements vacants, un paradoxe dans une France où les gouvernements, de gauche, de droite ou du centre, proclament depuis des décennies la nécessité d'en construire de nouveaux. La vacance concerne 7 % des logements à l'échelle du pays, mais s'élève à 11 % à Saint-Brieuc (Côtes-d'Armor), 14 % à Châtellerault (Vienne) ou 21 % à Vichy (Allier). Il ne s'agit pas seulement d'appartements mal isolés ou de maisons insalubres. Ce sont parfois des bâtiments en bon état, pièces spacieuses, boiseries et cheminées, mais situés en pleine ville, sans garage ni grand jardin. Les villes moyennes sont aussi affectées par le mal des transports. Les bus y circulent bien en deçà de leur capacité, comme le montrent les données de l'Union des transports publics (UTP).

Enfin, les services publics, eux aussi, prennent le chemin de la périphérie. La politique hospitalière en constitue un exemple. Fin avril 1993, l'ultime décision de Pierre Bérégovoy, maire de Nevers (Nièvre), est le déménagement de l'hôpital, un bâtiment ancien situé à quelques encablures du palais ducal, pour des locaux flambant neufs mais sis à 3 kilomètres du centre, qui seront inaugurés en 2003. Plusieurs villes ont effectué des choix similaires : Évreux (Eure) en 2010, ou Castres et Mazamet (Tarn) en 2011. L'attrait de la modernité, de salles mieux disposées, plus lumineuses, conçues pour la médecine et la chirurgie contemporaines, a sans doute joué, au détriment d'une rénovation des bâtiments anciens. Mais personne ne songe alors au positionnement géographique de l'établissement. Le personnel hospitalier, les patients, les visiteurs ne fréquentent plus la ville, n'y déjeunent plus, n'y achètent plus ni bouquets de fleurs ni boîtes de chocolats. Nécessairement motorisés, ils se dirigent vers les centres commerciaux des environs.

Un appauvrissement des villes

La liste est longue des maux que subissent ces préfectures de province, dont le nom ne résonne dans l'actualité qu'à l'occasion d'un fait divers jugé au palais de justice, d'une belle saison en Ligue 1 de football ou lorsque le maire devient enfin ministre. Ces villes finissent par souffrir d'une mauvaise réputation. L'appauvrissement relatif de leurs habitants les transforme peu à peu en poches de pauvreté, où vit une proportion importante de personnes d'origine étrangère. Ainsi se répand l'impression que se constitueraient, au cœur des villes, des ghettos désavantagés par la carte scolaire, voire des quartiers infréquentables.

Voilà le résultat d'une organisation territoriale délétère, qui se poursuit sans discontinuer depuis cinquante ans. L'étalement urbain accélère le phénomène, sous la forme de zones commerciales, de locaux industriels, de parcs d'attraction, de gares TGV, tout cela étant inévitablement desservi par de multiples rocades, pénétrantes et autres parkings géants. La grande distribution ne cesse de faire pression sur des élus désespérés. La promesse de l'activité et de l'emploi les amène à accepter de nouvelles zones commerciales, destructrices, à terme, de la structure urbaine. Le nombre de mètres carrés de surfaces commerciales progresse, en France, de 3 à 4 % par an, tandis que la consommation ne gagne qu'environ 1 %, 2 % les bonnes années, et alors même que l'activité des grandes surfaces stagne. La suite de l'histoire obéit au principe des vases communicants : les centres-villes, mais aussi les quartiers anciens, subissent la déprise commerciale et le départ des habitants.

Des initiatives à développer

Comment sortir de cette spirale infernale ? Il n'existe pas de solution miraculeuse, de ville modèle qu'il conviendrait de copier. Depuis le milieu des années 2010, toutefois, certains élus prennent conscience du désastre. Avignon (Vaucluse), Angers (Maine-et-Loire), Saint-Omer (Pas-de-Calais) ou Épinal (Vosges) ont décrété un moratoire sur les créations et extensions de grandes surfaces. L'association Centre-Ville en mouvement, présidée par le député Patrick Vignal (LREM, Hérault), réclamait début septembre 2017 un moratoire national d'un an sur les zones commerciales. Mais cela ne suffira pas. Dunkerque (Nord), Aurillac (Cantal) ou Cahors (Lot) s'opposent à l'évasion des hôpitaux, pôles médicaux, piscines publiques, Pôle emploi, stades, palais des congrès, etc. On assiste par ailleurs à un fourmillement d'idées en tous genres, émanant des élus, des associations de riverains, des commerçants, des administrations, etc. Il est impossible de les citer toutes, mais on peut se concentrer sur certaines initiatives qui gagneraient à être dupliquées ou adaptées. À Tournus (Saône-et-Loire, 5 700 habitants), un collectif de commerçants et de citoyens, Tournugeois vivant, combat depuis 2016 un projet de « pôle économique » porté par le maire, dont l'unique élément consiste en un centre commercial Leclerc qui doit prendre place à la sortie de l'autoroute A 6. Les tensions sont telles qu'une partie du conseil municipal a démissionné, provoquant de nouvelles élections en octobre 2017.

À Bourges (Cher), l'association Mon Cher Vélo, qui promeut les déplacements à bicyclette, a obtenu du préfet du Cher la possibilité de siéger dans la commission départementale d'aménagement commercial (CDAC), qui décide du sort des ouvertures et extensions d'hypermarchés. À chaque session, les militants défendent publiquement leur conception de la ville, compacte, centrée et pensée pour ses habitants plutôt que pour les déplacements motorisés.

Joinville (Haute-Marne, 3 000 habitants) abritait avant la Révolution un château où étaient accueillis les rois de France. Le patrimoine bâti y est exceptionnel, mais la bourgade compte aujourd'hui 17 % de logements vides et de nombreuses boutiques abandonnées. La municipalité a procédé en mai 2017 à un week-end portes ouvertes en impliquant tous les propriétaires de biens à vendre. L'opération a été couronnée de succès, avec 500 visiteurs, et une vingtaine de ventes immobilières. Les Joinvillais ont aussi profité de ces journées pour faire connaissance avec leur propre ville, littéralement pour se la réapproprier. À Nevers, la municipalité taxe, comme d'autres, les fonds de commerce vides. Selon l'élu concerné, l'opération présente le mérite de reprendre contact avec les propriétaires, particuliers ou fonds privés, qui, dans certains cas, ignorent même qu'ils possèdent un bien dans la ville.

À Vannes, un collectif de commerçants du centre-ville a interrogé ses clients pour connaître leurs habitudes de déplacement. Il est apparu que 65 % de la clientèle vivait à Vannes même, contre 35 % en périphérie. Parmi les Vannetais, 56 % se rendent à pied dans les commerces. Suite à cette enquête, les commerçants ont demandé à la mairie l'aménagement d'arrêts-minute gratuits et d'arceaux à vélo devant leurs boutiques, mais aussi la verbalisation des « voitures-ventouse ». À Mulhouse (Haut-Rhin), le manager de centre-ville nommé en 2010 dispose de l'appui du maire et d'un budget de 36 millions d'euros. Il est en relation directe avec les services de la voirie, du stationnement et de l'habitat. Contact indispensable de tout commerçant désireux de s'implanter en ville, ce manager est parvenu en quelques années à faire baisser la vacance commerciale de 60 %.

Un changement de politique espéré

Tous ces exemples, et d'autres encore, montrent que les réponses à la crise impliquent un diagnostic précis, reposant sur les recensements de l'Insee, le cadastre, les données fiscales, et aussi les résultats de constats, mesures, déambulations. Une évidence ? Pas partout. Souvent, la municipalité se contente d'impressions, de données approximatives, de croyances. La ville, le commerce, l'habitat, la mobilité, ne sont-ils pas des sujets que chacun pratique tous les jours et sur lesquels on peut se croire omniscient au regard de sa seule expérience ? À l'été 2017, le gouvernement d'Édouard Philippe n'avait pas véritablement dévoilé ses intentions en matière de revitalisation urbaine 1. Les premières pistes semblaient certes encourageantes. L'intitulé du ministère de la Cohésion des territoires, qui prend le relais d'une impossible et emphatique « égalité des territoires », augure d'une certaine rationalité. La doctrine du président Macron en matière de transports, privilégiant désormais les « déplacements du quotidien » au détriment des infrastructures dédiées à la grande vitesse, laisse imaginer une meilleure prise en compte des intérêts réels des habitants. En estimant, en juillet, que le mégaprojet de centre commercial Europacity, en Île-de-France, était « incompatible » avec la transition écologique, le ministre Nicolas Hulot montrait l'ampleur des enjeux.

Toutefois, les premiers signes d'une politique volontariste tardaient : nul discours fondateur des plus hauts personnages de l'État, nulle réflexion sur la notion de paysage urbain, nul moratoire sur les constructions de grandes surfaces, comme l'avait fait le gouvernement Balladur en 1993, ni même aucune décision spectaculaire concernant un projet phare comme Europacity (Val-d'Oise) ou Val Tolosa (Haute-Garonne). Une Agence nationale de la cohésion des territoires a bien été instaurée, mais elle risque d'apparaître comme un doublon du Commissariat général à l'égalité des territoires (CGET), créé en 2014. Surtout, le sort des villes moyennes semble réduit à celui de ses commerces, ou confondu avec indifférence avec celui des « territoires ruraux » ou, pire, des « territoires », ces vastes étendues méconnues où l'on ne trouve aucune métropole.

En attendant, la réforme du stationnement payant, à la fois dépénalisation et décentralisation, qui doit intervenir en janvier 2018, constituera pour les maires des villes moyennes, à l'égal de ceux des métropoles, une extraordinaire opportunité de se réapproprier leur espace public, aujourd'hui colonisé par la voiture individuelle. Ces cités méritent de devenir de véritables villes. À condition que leurs élus aient pris conscience de leurs difficultés et qu'ils soient décidés à y remédier.

  1. La rédaction de cet article a été achevée mi-septembre 2017.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2017-11/les-villes-moyennes-«-zones-en-perdition-».html?item_id=3608
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