© Élise Colette/Cevipof

Martial FOUCAULT

Professeur de science politique à Sciences Po Paris, directeur du Cevipof (CNRS).

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Une géographie politique des nouveaux clivages

Les résultats de la dernière élection présidentielle montrent que le vote de classe a profondément changé, les clivages traditionnels également. Le vote des métropoles n'a rien à voir avec celui du périurbain ou des zones rurales, et optimisme ou pessimisme se manifestent dans les urnes.

La victoire d'Emmanuel Macron à l'élection présidentielle de 2017 a bousculé une multitude de repères de l'analyse électorale. Le temps semble très loin des lendemains de scrutin présidentiel où la publication d'une carte des résultats électoraux suffisait parfois à repérer les clivages politiques les plus significatifs.

La France électorale qui s'est dessinée le 23 avril 2017 est nettement plus contrastée que par le passé et confirme l'apparition de nouveaux clivages. Parmi eux, la logique de vote de classe s'est profondément transformée, les fractures géographiques de pauvreté socio-économique s'amplifient et le clivage optimisme-pessimisme émerge comme nouvelle grille de lecture.

Les études de sociologie électorale avaient établi, depuis près de soixante-dix ans, que le vote de classe se caractérisait par un clivage politique marqué, où les classes populaires portaient leur choix sur un candidat de gauche et les classes privilégiées sur un candidat de droite. En 1944, le sociologue américain Paul Lazarsfeld écrivait que « les caractéristiques sociales déterminent les caractéristiques politiques ». Aujourd'hui, le vote de classe n'a pas totalement disparu, mais il s'est profondément transformé.

Défini comme une association entre le statut socioprofessionnel et le choix électoral, le vote de classe a longtemps constitué une grille de lecture précieuse de la sociologie électorale. Dit simplement, les citoyens les moins privilégiés économiquement orientaient leur vote vers les partis et les candidats promouvant une plus grande égalité et un niveau de protection sociale soutenu (à travers un État providence volontariste) et les citoyens plus privilégiés favorisaient les partis et les candidats incarnant le marché et différentes formes de déréglementation (avec un État en retrait). Mais une telle association n'est plus vérifiée empiriquement et mécaniquement depuis plusieurs années. Cela ne veut pas dire pour autant que le vote de classe ait disparu. Il s'est au contraire transformé au gré d'une évolution de la position des partis politiques sur un certain nombre d'enjeux liés aux questions économiques et sociales, de telle sorte que plusieurs formations politiques se sont éloignées du programme qui les rattachait à leur électorat naturel. Ensuite, il est important de rappeler que le vote de classe reste très sensible au changement des structures sociales (âge, genre et éducation) de la population française.

En France, l'évolution de la population par catégorie socioprofessionnelle est renseignée par l'Insee lors des recensements mais aussi par l'enquête Emploi. En 2016, la France se composait de 29,4 millions d'actifs et de 23,1 millions d'inactifs (dont 13,1 millions de retraités). Parmi les actifs, la part des employés (28 %) et celle des professions intermédiaires (24 %) représentent la majorité des salariés, suivies des ouvriers (21,5 %) et des cadres et professions intellectuelles (16,5 %). Du côté des retraités, si la part des employés retraités domine, les ouvriers retraités forment le deuxième contingent, devant les professions intermédiaires et les cadres.

La composition du vote socioprofessionnel

Lors de chaque scrutin se pose la question du vote des différentes professions et catégories socioprofessionnelles, avec son lot de polémiques sur le parti ou le candidat qui arriverait en tête parmi certaines de ces catégories. Pour répondre avec exactitude à cette question, il est important de distinguer l'effet de composition socioprofessionnelle (par exemple, sur 100 ouvriers, y a-t-il une majorité qui s'exprime pour le Front national ?) et l'effet de structure de l'électorat (parmi 100 électeurs de Jean-Luc Mélenchon, combien sont ouvriers ?).

En tenant compte de l'ensemble des ouvriers inscrits sur les listes électorales, parmi 100 ouvriers s'étant exprimés lors du scrutin du premier tour, 35 ont voté Marine Le Pen, 24 ont choisi Jean-Luc Mélenchon, 17 Emmanuel Macron, 9 François Fillon et 15 l'un des sept autres candidats. Si le premier parti des ouvriers reste l'abstention, loin devant le Front national, leur choix de vote se polarise aux extrêmes de l'échiquier politique. Au total, le vote de classe incarné par les ouvriers s'est considérablement éloigné des gauches, puisque l'ensemble des candidats positionnés à gauche (Nathalie Arthaud, Philippe Poutou, Jean-Luc Mélenchon, Benoît Hamon) ne recueillent que 30 % du total du vote des ouvriers, soit 5 points de moins que le vote pour la candidate frontiste.

Selon la même logique arithmétique, le vote des employés se répartit entre Marine Le Pen (27,5 %), Jean-Luc Mélenchon (21 %), Emmanuel Macron (20 %) et François Fillon (14 %). Ici, on comprend mieux le désalignement d'un vote de classe tant les gauches ne parviennent plus à agréger le vote des classes populaires. Le phénomène n'est pas nouveau mais il s'amplifie : en 2002, 43 % des ouvriers et 39 % des employés votaient à gauche.

À droite, les transformations sont également à l'œuvre. Alors que les cadres, les professions indépendantes et même les agriculteurs constituaient le cœur de l'électorat de droite, ces catégories sociales ne sont plus aussi dominantes. Par exemple, sur 100 cadres et professions intellectuelles supérieures, 34 % déclarent voter Emmanuel Macron, 21,5 % François Fillon, 18 % Jean-Luc Mélenchon et 12 % Marine Le Pen. En dépit d'un niveau élevé d'abstention, un quart des voix des agriculteurs se sont portées sur la candidate frontiste, soit autant que pour François Fillon. L'électorat rural et agricole, qui constituait une réserve de voix substantielle pour la droite par le passé, s'est étiolé en 2017, au point que la droite classique est désormais fortement concurrencée par le Front national dans les territoires ruraux. Finalement, c'est parmi les retraités que le candidat Les Républicains a réalisé ses meilleurs scores : près d'une voix de retraité sur trois est allée à François Fillon. Chez les cadres et professions indépendantes, qui combinent des attributs de richesses patrimoniales et d'attitudes économiques plus libérales, la droite de François Fillon ne parvient à rassembler que respectivement 22 % et 21 % de chaque catégorie. D'autres formes de concurrence électorale menacent désormais le vote de classe de droite : 34 % des voix des cadres se portent sur Emmanuel Macron et 26 % de celles des professions indépendantes sur Marine Le Pen.

Votes exprimés au premier tour de la présidentielle 2017 par catégorie socioprofessionnelle (en %)

Source : enquête électorale Cevipof, vague 14 (27 avril 2017).

La place de la précarité socio-économique

L'élection de 2017 met également en évidence la disparition d'un clivage qui faisait office de marqueur entre une France des villes et une France des champs. Une telle fracture géographique permettait notamment de comprendre le rapport de force gauche-droite : les partis de gauche disposaient depuis trente ans d'un réel avantage dans les villes, les partis de droite s'imposaient massivement dans les zones rurales. Aujourd'hui, ce clivage se trouve remplacé par un vote des métropoles urbaines opposé au périurbain et aux zones rurales. Et ce sont précisément dans les métropoles qu'Emmanuel Macron obtient ses meilleurs scores, car il séduit en priorité les Français dotés de capital économique et culturel. Un tel profil sociologique d'électeurs semble conforter la thèse défendue initialement par le politiste suisse Hanspeter Kriesi, à savoir celle des « gagnants de la mondialisation » contre les « perdants de la mondialisation ». Il existerait un groupe de citoyens disposant de ressources économiques, sociales et éducatives pour affronter avec sérénité les effets de la mondialisation, voire en bénéficier. Les perdants de la mondialisation sont en priorité les personnes dont les conditions d'existence sont traditionnellement protégées par les frontières nationales, ainsi que ceux qui sont le plus attachés à la culture et à l'indépendance nationales.

Malgré les précautions d'usage indispensables pour établir un lien de cause à effet entre les conditions socio-économiques d'un territoire et sa dynamique électorale, il est frappant d'observer combien le niveau de pauvreté départemental (mesuré par le pourcentage de personnes dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté) en 2013 recoupe les zones de percée du FN. Évidemment, le vote FN d'une personne précaire à Roubaix ou à Fos-sur-Mer ne relève pas des mêmes logiques sociales car le contexte y est différent mais de manière plus globale, l'ouest de la France et une grande partie de l'Île-de-France concentrent les niveaux de pauvreté les plus faibles et ont voté en moyenne 5 à 10 points de plus pour Emmanuel Macron. À l'inverse, le Nord, le Pas-de-Calais et les départements du pourtour méditerranéen font partie des territoires où le Front national obtient ses meilleurs scores au premier tour, précisément là où ces territoires sont exposés à la pauvreté économique et à la précarité sociale (ils appartiennent aux 20 % des départements les plus pauvres).

Ce sont ces mêmes personnes, électeurs du Front national, que nous retrouvons majoritairement en dehors des grandes métropoles, selon la thèse défendue par le géographe Christophe Guilluy, ou dans des zones caractérisées par une forte solitude sociale selon le démographe Hervé Le Bras 1. À l'inverse, les gagnants de la mondialisation voteraient donc massivement pour Emmanuel Macron. Il est d'ailleurs intéressant de noter que plus la distance avec les grandes agglomérations augmente et plus le vote pour Marine Le Pen progresse.

Malgré le caractère convaincant de chacune de ces explications, il manque une dimension cruciale pour mieux saisir les ressorts d'un nouveau clivage politique apparent. En effet, par-delà les clivages sociodémographiques et territoriaux (par ailleurs souvent corrélés), comment expliquer la forte pénétration du vote frontiste parmi des catégories sociodémographiques aussi disparates que les jeunes, les classes moyennes ou la France périurbaine et rurale ?

France optimiste vs France pessimiste

La réponse tient en une explication souvent suggérée mais jamais validée empiriquement : le niveau de bien-être des citoyens, bien-être qui est loin de se résumer aux seules conditions économiques, sociales ou géographiques. Il dépend tout autant des aspirations des individus que de leur histoire particulière. À partir des résultats de l'enquête électorale du Cevipof et des travaux de l'observatoire du bien-être du Cepremap, des indicateurs de bien-être ont été construits sur plusieurs échelles pour mesurer le niveau de satisfaction de la vie actuelle, celui des enfants, les perspectives à cinq ans, ou encore la dégradation ou l'amélioration de l'environnement résidentiel. Au fond, cela revient à introduire une opposition entre pessimisme et optimisme, ou encore entre mal-être et bien-être.

Ce travail inédit fait apparaître un véritable clivage entre la France pessimiste, qui a voté Le Pen, et la France optimiste qui a choisi Macron. Le vote FN n'est plus seulement celui des classes populaires, mais des classes malheureuses et pessimistes. À l'inverse, le vote en faveur d'Emmanuel Macron n'est pas seulement celui des personnes riches, mais des optimistes.

La cartographie du premier tour reflète l'opposition entre la France pessimiste et la France optimiste. La carte de gauche indique, pour chaque département, la différence entre le score d'Emmanuel Macron et celui de Marine Le Pen (en points de pourcentage) au premier tour de la présidentielle. Les départements colorés en orange foncé sont ceux où Emmanuel Macron a le plus largement été préféré à Marine Le Pen, alors que dans les départements colorés en orange clair, les électeurs ont largement préféré Marine Le Pen à Emmanuel Macron - les autres départements présentant des écarts relativement faibles entre les deux candidats. La carte de droite représente quant à elle le niveau d'optimisme moyen au sein de chacun des départements. Bien que les deux cartes ne se recoupent pas entièrement, elles présentent d'importantes similarités : alors que les régions qui ont plébiscité Marine Le Pen (pourtour méditerranéen et nord-est du pays) semblent être plus pessimistes que la moyenne, celles qui ont plébiscité Emmanuel Macron (Île-de-France et ouest du pays) sont au contraire plus optimistes que la moyenne. Les divisions territoriales, entre une France qui vote Macron et une France qui vote Le Pen, reflètent donc également une fracture entre France optimiste et France pessimiste.

En bouleversant le paysage politique français, ce n'est pas seulement la survie des partis politiques dans leur conception contemporaine que l'élection présidentielle 2017 a remise en cause, c'est aussi et surtout une nouvelle géographie électorale qu'elle a révélée. De nouveaux clivages sont apparus et convoquent les chercheurs en sciences sociales à saisir et comprendre leur caractère permanent ou furtif. Pour cela, la mise en contexte géographique de telles fractures est indispensable, car elle permet d'appréhender des phénomènes nouveaux dont l'observation à la seule échelle du pays ne rend pas compte. Par exemple, la question du logement mériterait dans un avenir proche de comprendre si la condition de propriétaire ou de locataire (marché privé ou secteur HLM) est à même d'expliquer une part des choix électoraux des Français, tant les inégalités territoriales en la matière ne cessent de se creuser.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2017-11/une-geographie-politique-des-nouveaux-clivages.html?item_id=3613
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