Laurent DAVEZIES

Professeur d'économie au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam).

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Des fractures à relativiser

Certaines petites villes vont mal aujourd'hui, mais pas la majorité d'entre elles. Petite ou grande, une ville du sud-est ou de l'ouest du pays se portera plutôt bien alors que les difficultés s'accumuleront pour celles qui se situent dans le nord-est du pays ou dans le Massif central...

La crise du monde rural et des villes petites et moyennes a envahi le paysage politique. Durant les récentes campagnes électorales, le sujet de « l'abandon des territoires » a été repris par la plupart des partis politiques. Il y aurait en quelque sorte deux France : l'une, celle des métropoles - et le législateur a été généreux en en qualifiant 22 -, qui regroupe 30 % de la population du pays dans un millier de communes, et l'autre dans laquelle vit 70 % de la population.

L'idée qui domine actuellement est celle d'un fossé qui se creuserait entre ces deux France. À y regarder de plus près, ce fossé est moins évident : la variation totale de la population, entre 2006 et 2014, a été plus lente (+ 3,9 %) dans les métropoles qu'en moyenne dans le reste du pays (+ 4,4 %). Le solde migratoire des métropoles est négatif entre 2009 et 2014 (- 0,9 %), ce qui rend compte d'un déficit d'attractivité étonnant. Là où les métropoles font la différence, c'est sur les performances de créations nettes d'emplois salariés privés. Ils y ont progressé de près de 2 % entre 2007 et 2016, alors que ces emplois ont reculé de près de 4 % dans le reste du pays. Mais, en fait, les deux tiers des métropoles ont vu leur emploi salarié privé reculer, et seules les sept ou huit plus grosses l'ont vu progresser.

Pour autant, en 2013, 25 % des emplois situés dans les métropoles sont occupés par des actifs qui n'y vivent pas, et 56 % des emplois crées dans les métropoles entre 2006 et 2013 (371 000) ont été occupés par des « navetteurs » vivant hors des métropoles (210 000) ! En d'autres termes, la dynamique de création d'emplois des métropoles a surtout bénéficié à des actifs vivant dans le reste du pays !

Une décroissance relativement limitée

Si l'on regarde du côté des petites villes, les petites « unités urbaines », selon la dénomination de l'Insee, on constate que la crise est moins nette que ce que suggèrent les plaintes que l'on entend partout en France. (Il est vrai qu'avec 500 000 élus locaux, les « porteurs d'alerte » sont extrêmement nombreux !) On compte un peu plus de 2 200 unités urbaines en France, sur ce nombre, il n'y en a « que » 700 qui ont vu leur population se réduire entre 2007 et 2014. Si l'on considère les plus petites d'entre elles, on note qu'il n'y a qu'entre un tiers et un quart des unités des différentes strates de 2 000 à 10 000 habitants dont la population a baissé, alors que c'est le cas pour la moitié des unités urbaines de 30 000 à 50 000 habitants, et de 46 % de celles de 100 000 à 200 000. Un quart des unités urbaines de 200 000 à 500 000 habitants perdent aussi de la population...

Globalement, les unités urbaines de moins de 10 000 habitants ont enregistré une progression de 5,1 % de leur population entre 2007 et 2014, celles de 10 000 à 20 000, de 6,8 %, mais toutes les strates au-dessus de 20 000 ont des progressions plus faibles ! En bref, la dynamique démographique n'a pas grand-chose à voir avec la taille des unités urbaines.

C'est sur l'emploi salarié privé, comme on l'a vu plus haut, que les petites villes sont véritablement pénalisées. Dans toutes les strates d'unités urbaines, de 2 000 à 500 000 habitants, la moyenne de la variation des emplois salariés privés entre 2007 et 2016 est sensiblement la même, oscillant entre - 3 % et - 4 %. Les plus petites unités urbaines ne sont pas particulièrement pénalisées. Ce sont la plupart des unités urbaines, hors métropoles, qui subissent ce recul de l'emploi. En revanche, si l'on regarde du côté du nombre d'actifs occupés, on constate une dynamique très différente : globalement, dans les petites unités urbaines de 2 000 à 30 000 habitants, le nombre des actifs occupés a plus augmenté que dans les strates supérieures. En bref, en moyenne, dans les petites aires urbaines (c'est-à-dire la plupart des unités urbaines du pays : 2 055 des 2 230 unités urbaines ont moins de 30 000 habitants), le recul de l'emploi salarié privé a été en quelque sorte compensé par les emplois auxquels leurs habitants-navetteurs ont eu accès.

Quelles fractures ?

Du côté du revenu des habitants, là encore, small is beautiful : entre 2006 et 2012, le revenu par habitant (source : Direction générale des impôts) a, en moyenne, plus augmenté dans les strates d'unités urbaines de 2 000 à 20 000 habitants que dans les strates supérieures !

Si, globalement, la part des emplois « présentiels » (emplois locaux répondant à la demande locale) est un peu moins importante dans les petites unités urbaines que dans les grandes, l'écart est faible, de 39 % à 43 % selon les strates. La couverture en services et en commerces, qui est souvent invoquée comme un des principaux sujets d'inquiétude dans les petites villes, est documentée par les données de l'Insee. Si l'on parle en termes de nombre d'établissements pour 1 000 habitants (en 2016), les petites villes (strates d'unités urbaines de moins de 30 000 habitants) apparaissent très légèrement défavorisées pour la couverture en épiceries, un peu plus pour les librairies-papeteries-presse, plus encore pour les magasins de vêtements, de chaussures ou d'équipement du foyer. En revanche, nos petites villes bénéficient d'une couverture par habitant plutôt meilleure en supérettes, boulangeries, boucheries ou poissonneries.

La fracture numérique est également souvent invoquée, avec la pénalisation que subiraient les petites villes. Pourtant, on observe que la part des locaux (professionnels et logements) connectés en 3 et 8 mégabits/seconde est pratiquement la même dans toutes les strates d'unités urbaines du pays. La différenciation commence avec le 30 mégabits/seconde et devient majeure pour le haut débit, à 100 mégabits et plus, qui bénéficie surtout aux métropoles (et plus généralement aux unités urbaines de plus de 200 000 habitants). Évidemment, les données présentées ici sont des moyennes qui ne doivent pas occulter des situations territoriales particulièrement pénalisées. Mais ces dernières sont généralement plus une affaire de situation géographique que de taille urbaine. Petite ou grande, une ville du sud-est ou de l'ouest du pays se portera plutôt bien. En revanche, les difficultés s'accumuleront pour celles, quelle que soit leur taille, qui se situent dans le nord-est du pays ou dans le Massif central... En bref, s'il y a des petites villes qui vont mal aujourd'hui, c'est loin d'être le cas de la majorité d'entre elles.

Des facteurs de changement

Quel avenir pour les villes en difficulté ? On peut penser qu'elles ont mangé leur pain noir. Des éléments positifs se combinent en effet aujourd'hui. D'abord, la montée du travail non salarié (y compris hors statut d'autoentrepreneur) amène un nombre croissant d'actifs à travailler sur leur lieu de résidence. Selon l'Insee, entre 2007 et 2014, l'emploi salarié total a augmenté en France de 1,2 %, l'emploi non salarié de 13 % ! Pour ces actifs ayant besoin de surfaces plus importantes pour vivre et travailler, le prix du logement dans les métropoles devient rédhibitoire et les localisations dans des petites villes à bas coût immobilier deviennent intéressantes quand elles sont bien reliées aux réseaux numériques et de transport.

La France compte aujourd'hui près de 13 millions de retraités, leur taux de progression entre 2005 et 2013 a été de 13 % (contre 3 % pour l'emploi total entre 2007 et 2014). Seulement 19 % des nouveaux retraités vivent dans les 22 métropoles, alors que celles-ci abritent 30 % de la population du pays. Entre 2012 et 2013, selon l'Insee, 52 000 retraités ont quitté les 22 métropoles.

C'est donc surtout le reste du pays qui bénéficie d'un apport de revenus par les pensions de retraite, et d'abord les petites villes : en 2012, le revenu déclaré des ménages des unités urbaines de moins de 10 000 habi-tants dépend pour 39 % des pensions de retraite (29 % en moyenne nationale). Ces revenus supplémentaires s'y traduisent par des dépenses de consommation locales et des effets multiplicateurs massifs.

Comme pour les actifs, l'écart des prix immobiliers entre les métropoles et les petites villes rendront ces dernières très attractives aux yeux des masses de futurs retraités, pour autant que des réformes des professions de santé (notamment par l'élargissement des types d'actes autorisés aux infirmiers) et des progrès technologiques et numériques auront réduit le déficit d'offre de services de santé.

Ce déficit demande lui aussi à être relativisé : sur l'ensemble des métiers de la médecine de ville, y compris en médecine spécialisée, les unités urbaines de moins de 10 000 habitants ont un taux de couverture supérieur à la moyenne nationale - et même supérieur à l'Île-de-France ! Ce sont les déserts médicaux du monde rural qui les environnent qui pèsent sur cette médecine de ville.

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