La France dans la crise européenne de l'asile
L'Union européenne vit une profonde crise du droit d'asile. Aux accusations opposées de laxisme et de rigidité en matière d'immigration, il faut répondre par le portrait d'une France plus hospitalière que la plupart des autres pays, notamment en termes de regroupement familial. Avec des mutations profondes quant aux profils des arrivants et des craintes quant aux capacités d'intégration. L'épuisement de règlements européens insuffisamment contraignants explique des tensions préoccupantes, au sein des frontières nationales et européennes.
L'arrivée importante de demandeurs d'asile venant en particulier de Syrie a accentué les fractures entre pays européens en même temps qu'elle pesait sur les équilibres politiques internes aux différents pays. Il en résulte que dans tous les pays les débats se crispent au sujet de l'accueil et de l'intégration.
Dans ce contexte, la France occupe une place singulière. La demande d'asile y a été très inférieure à celle qu'ont connue les pays de langue germanique ou d'Europe du Nord ; et elle n'est pas, du fait de sa position géographique, un pays de première entrée, comme la Grèce, l'Italie ou l'Espagne.
Cette singularité a pu amener chez certains le sentiment que notre pays aurait tourné le dos à l'accueil, alors que d'autres considèrent que trop de personnes arrivent en France. Or, la situation française en Europe pourrait se résumer ainsi : la France n'est pas fermée à l'accueil et demeure un grand pays d'immigration.
La singularité française en matière migratoire
Notre pays demeure parmi les plus ouverts d'Europe. Les chiffres l'attestent. En moyenne, depuis le début des années 1980, aux alentours de 200 000 titres de séjour nouveaux ont été accordés tous les ans. Il s'agit d'une immigration majoritairement liée au droit à la vie privée et familiale, aux études, mais aussi en petite quantité au travail. Dans le même temps, entre 80 000 et 100 000 personnes accèdent chaque année à la nationalité française.
Cette longue tradition d'immigration explique que notre pays connaisse aujourd'hui la plus forte proportion d'immigrés au sein de sa population de toute son histoire contemporaine. C'est un fait qui n'est pas un jugement de valeur. Elle se situe entre 10 et 11 % de personnes nées étrangères à l'étranger, ce qui donc inclut celles qui ont obtenu la nationalité française 1. C'est un niveau que l'on retrouve dans beaucoup de pays européens et qui est même dépassé dans certains, comme la Suède, où la part de la population née à l'étranger est passée de 7 % en 1975 à près de 20 % aujourd'hui.
Notre spécificité ne tient donc pas tant à la proportion actuelle d'immigrés qu'aux effets sur la longue durée des migrations.
Nous comptons ainsi parmi les pays d'Europe qui présentent la proportion la plus élevée de personnes de « seconde génération » issues de l'immigration. Si l'on ajoute les enfants d'immigrés nés sur le territoire français, près du quart de la population française a un lien direct avec l'immigration.
Au fil du temps, le visage de notre immigration a changé. Du fait du tarissement de l'immigration ibérique, la part des migrants venant du Maghreb et du reste de l'Afrique a fortement augmenté, passant de 20 % à près de 50 % au début des années 2000. Alors que, jusqu'au début des années 1990, en France, un immigré sur deux venait d'Europe (52 %), à présent près d'un sur deux vient d'Afrique. Et si la part des Maghrébins reste stable, représentant 30 % de cette immigration, le fait notable est l'arrivée massive de Subsahariens, issus en particulier des pays francophones. Par comparaison, en Allemagne plus de la moitié des immigrés est d'origine européenne. Et en Espagne les Latino-Américains constituent la première immigration. Notre immigration la plus récente est aussi liée à notre histoire, en particulier coloniale.
Un des effets de ces évolutions est le fait que plus de 17 % des jeunes de moins de 24 ans vivant en France métropolitaine sont d'origine extra-européenne. Ils étaient moins de 3 %, il y a cinquante ans. Et au sein de cette jeunesse, la jeunesse d'origine africaine, hors Maghreb, quasiment inexistante en 1968, représente aujourd'hui 20 % de la jeunesse d'origine étrangère. Depuis mai 1968, le profil global de notre jeunesse a changé.
Parmi les éléments qui expliquent les différences européennes, il y a l'existence ou non d'une longue familiarité avec l'immigration. Il apparaît nettement, même s'il y a des exceptions, que les pays qui manifestent le plus de réticences sont des anciens pays d'émigration, en particulier des anciens pays de l'Est.
Un système européen de solidarité défaillant
L'autre singularité de la France est que les personnes qui y demandent l'asile ne viennent pas des principaux flux migratoires qui ont atteint le continent. Parmi les demandeurs d'asile en France, on compte quatre fois plus d'Africains de l'Ouest (Ivoiriens, Maliens, Guinéens) que de Syriens, trois fois plus d'Algériens que d'Irakiens. Autre particularité, la France est aujourd'hui le pays qui concentre l'essentiel de la demande d'asile venant d'Albanie ou de Géorgie, c'est-à-dire de pays engagés dans le long processus d'adhésion à l'Europe et dispensés de visa pour entrer dans l'espace Schengen.
La crise du système européen porte le nom de Dublin, lieu où ont été signés des accords de gestion commune de la demande d'asile. Ils visaient à compenser le fait que la demande d'asile n'est pas une compétence fédérale mais bien une compétence des États. Le principe est de ne pas permettre à un demandeur d'asile de multiplier les demandes au sein de l'Union, le pays de première entrée dans l'Union se voyant désigner automatiquement comme responsable du demandeur et de son devenir, qu'il ait été accepté ou non comme réfugié. En contrepartie de cette responsabilisation, les États de première entrée pouvaient être en droit de solliciter l'organisation d'une répartition des demandeurs au sein l'Union.
La décision allemande de ne pas appliquer les accords, et donc de ne pas renvoyer dans le pays de première entrée, a porté un coup au mécanisme de Dublin. C'est ainsi que l'Allemagne est devenue la principale destination des personnes entrées en Europe, avec l'assurance qu'elles ne seraient pas renvoyées dans les pays de passage.
Les difficultés du système de Dublin sont accentuées par le fait que l'examen des demandes d'asile ne répond pas aux mêmes critères d'un pays à l'autre. C'est ce qui explique qu'actuellement, l'accès au statut de réfugié en France paraît à de nombreux demandeurs d'asile plus simple qu'ailleurs. Cela a pour effet qu'en 2018, la France est devenue, en chiffre absolu, le deuxième pays de destination des demandeurs d'asile après l'Allemagne. Elle l'est en particulier pour les Afghans qui se sont vu, en grand nombre, refuser l'asile en particulier en Allemagne et en Suède. Dans ces deux pays, entre un tiers et la moitié des Afghans ont obtenu l'asile, alors qu'en France neuf sur dix l'obtiennent. Or, une personne déboutée de l'asile dans un pays d'Europe est en droit de bénéficier dans un autre, selon les accords de Dublin, des même conditions matérielles d'accueil qu'un primo-demandeur. En France, il s'agit d'une allocation pour subvenir à ses besoins, versée par l'Ofii, et d'un hébergement, en particulier si la personne est vulnérable. Enfin, en fonction de la situation juridique du demandeur, la France pourra être tenue, si la personne n'a pas été transférée vers le pays responsable de sa demande d'asile, d'examiner cette demande. En pratique, le mécanisme mis en place à Dublin n'est donc pas suffisamment contraignant pour éviter que le demandeur choisisse le pays qui lui semble le plus accessible. Il explique que la France soit devenue le premier pays de destination des Afghans déjà présents en Europe.
Une crise de confiance dans les capacités d'intégration
De l'Allemagne à la Suède, en passant par l'Autriche et le Danemark, mais aussi l'Italie, se font jour des craintes dans les capacités d'intégration. Elles aboutissent en particulier à un durcissement des législations visant à limiter l'arrivée des familles de ceux qui ont obtenu une protection, et même à limiter la demande d'asile tout en tentant d'accélérer le renvoi des déboutés de l'asile vers les pays d'origine.
C'est essentiellement autour des droits au rapprochement familial pour les bénéficiaires de protection que se concentrent les crispations.
En Allemagne, après avoir restreint une première fois le regroupement familial en n'autorisant le dépôt d'une demande qu'après deux ans de présence pour les bénéficiaires d'une protection subsidiaire 2, les regroupements familiaux sont restreints pour l'ensemble des réfugiés depuis le 1er août 2018. En Grande-Bretagne, la possibilité pour les réfugiés de faire venir leur famille est conditionnée au fait d'avoir les ressources suffisantes pour la prendre en charge, de même qu'est demandé pour l'accueillant un niveau d'anglais minimum. En Grèce, seuls les réfugiés, et non les bénéficiaires de la protection subsidiaire, peuvent désormais bénéficier du droit de regroupement en se voyant obligés de satisfaire aux conditions d'emploi et d'hébergement dans un pays qui subit la crise économique que l'on connaît.
Même dans des pays longtemps perçus comme accueillants, des restrictions ont été mises en place. Ainsi, en Suède, depuis juillet 2016, le droit au regroupement familial est totalement supprimé pour les bénéficiaires de la protection subsidiaire, tandis que pour les réfugiés il est conditionné aux ressources et à l'existence d'un logement adéquat. En Finlande, les bénéficiaires de la protection subsidiaire ont l'obligation d'apporter la preuve de moyens de subsistance suffisants, à un niveau qui empêche, de fait, le regroupement.
Cette évolution des législations européennes amène la France à être l'un des rares pays où la réunification familiale est possible pour les réfugiés 3, comme pour les bénéficiaires de la protection subsidiaire, sans délai de séjour, sans conditions de ressources ou de logement et à tout moment. La loi du 10 septembre 2018 sur le droit d'asile et l'immigration a même élargi ce droit à la réunification familiale pour les mineurs bénéficiant d'une protection à l'ensemble de la fratrie, et non plus à leurs seuls parents.
Mais dans chacun des pays, comme en France, ce sont les situations au regard du marché de l'emploi et du logement qui suscitent les inquiétudes sur la possibilité « d'y arriver », selon les mots d'Angela Merkel, qui voulait ainsi signifier que l'Allemagne avait les ressources nécessaires pour prendre en charge et intégrer les nouveaux arrivants. Si une partie des personnes qui rejoignent l'Europe ont un niveau de qualification suffisant pour être employables dans des délais plus ou moins rapides, l'arrivée dans un pays comme la France de personnes ayant un faible niveau de qualification, qui souvent même ne savent ni lire ni écrire leur langue maternelle, ne facilite pas la prise en charge. Et ce d'autant moins que les emplois nécessitant peu de qualifications disparaissent. L'industrie automobile est un bon exemple. Et même dans des secteurs comme le bâtiment ou la restauration, la non-maîtrise de la langue est un frein à l'accès aux métiers. Cela est particulièrement vrai dès lors que les capacités linguistiques ne permettent pas de lire ou de comprendre des consignes de sécurité.
Il nous faut donc adapter notre système de formation en lien avec les branches professionnelles pour rendre employables ceux qui sont en recherche d’autonomie.
Ces efforts ne doivent cependant pas donner le sentiment de pénaliser les foyers modestes en attente de logement social ou encore d'accentuer les difficultés à entrer sur le marché du travail pour les moins qualifiés de nos concitoyens.
Mais les craintes quant à l'arrivée de nouveaux migrants concernent aussi l'évolution de nos modes de vie, car les difficultés présentes d'intégration ne résultent pas uniquement des difficultés sociales, même si elles peuvent les accentuer. Dans un pays qui est demeuré très largement accueillant malgré les traumatismes qu'il a collectivement subi à travers les attentats, les craintes peuvent être accentuées par l'arrivée de migrants qui portent, malgré eux à la semelle de leurs chaussures, l'image de pays dont les évolutions se caractérisent par la remise en cause plus ou moins virulente de ce qui nous caractérise.
L'Union européenne est aujourd'hui confrontée au fait que les écarts entre certaines sociétés d'émigration, de l'aire arabo-musulmane en particulier, et celles d'immigration se sont amplifiés et durcis. Les désordres que connaissent ces sociétés amènent à devoir prendre en charge nombre de personnes qui viennent de mondes en ruine tant sur le plan des structures que sur les plans moral et intellectuel. Au-delà des violences qui peuvent nous atteindre, les écarts entre codes sociaux ne sont pas sans effet sur notre vie en commun du fait de l'influence des codes culturels des sociétés d'origine, qui ne s'arrête pas avec le passage des frontières. Ce sont ainsi des craintes quant à la liberté des femmes ou à des pratiques religieuses qui refusent l'altérité. C'est l'apparition d'un nouvel antisémitisme 4.
Résoudre ces problèmes n'est pas simple, et la seule action des États ne pourra suffire, même s'il leur appartient de trouver les moyens d'aider les sociétés civiles à les surmonter.
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Voir François Héran, Avec l'immigration. Mesurer, débattre, agir, La Découverte, 2017.
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Introduite par la loi du 10 décembre 2003 relative au droit d'asile, cette protection est accordée par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) à toute personne qui ne remplit pas les conditions d'octroi du statut de réfugié mais qui est exposée dans son pays à l'une des menaces graves suivantes : a) la peine de mort ; b) la torture ou des peines ou traitements inhumains et dégradants ; c) s'agissant d'un civil, une menace grave, directe et individuelle contre sa vie ou sa personne en raison d'une violence généralisée résultant d'une situation de conflit armé interne ou international. Les personnes qui bénéficient de la protection subsidiaire obtiennent auprès de la préfecture un titre de séjour « vie privée et familiale » d'un an renouvelable.
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Selon l'article premier de la convention de Genève du 28 juillet 1951, ce terme s'applique à toute personne « qui craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité, et qui ne peut, ou du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ». Une personne reconnue réfugiée se voit octroyer par la préfecture un titre de séjour de dix ans renouvelable et peut tout de suite solliciter la nationalité française.
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Didier Leschi, Misère(s) de l'islam de France, Cerf, 2017.
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