Jacques FAYETTE

Professeur honoraire à l'Institut d'administration des entreprises de l'université Lyon-3.

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Brexit en discussion, accords et passeports en question

Le Royaume-Uni doit se préparer à gérer des échanges commerciaux sans savoir dans quel cadre juridique, douanier et fiscal ils vont se dérouler ni connaître les effectifs et la nature des opérateurs économiques concernés, le tout dans l'ignorance du calendrier d'application. On comprend donc, au-delà des incertitudes politiques, son insistance pour obtenir une période de transition aussi longue que possible.

Au lendemain du référendum de juin 2016, Theresa May succédait à David Cameron et découvrait que rien n'avait été préparé pour gérer une éventuelle victoire du « leave ». Il fallait donc concevoir une politique, adapter un gouvernement et constituer des équipes au sein de l'administration. Il en va de sujets aussi concrets que l'avenir des passeports et des documents douaniers, comme de visions stratégiques et juridiques plus générales.

Dans un discours en octobre 2016 la Première ministre annonçait : « Nous allons déposer au Parlement une grande loi d'abrogation [Great Repeal Bill], qui retirera une fois pour toutes les traités européens de la législation britannique. À partir de ce moment, nos lois ne seront plus faites à Bruxelles mais à Westminster, les juges qui les appliqueront ne siègeront plus à Luxembourg mais dans les tribunaux de ce pays. »

Au cours de son aventure européenne, le Royaume-Uni a déjà obtenu de nombreuses dérogations aux traités, dont : ne pas adopter l'euro et conserver la livre sterling comme monnaie (protocole no 15), ne pas participer à Schengen (protocole no 19), choisir de participer ou non à des mesures dans l'espace de liberté, de sécurité et de justice (protocole no 21). À ces dérogations devaient s'ajouter celles négociées par David Cameron, notamment l'article 1 du traité de Lisbonne. Il a ainsi été concédé que « l'union sans cesse plus étroite entre les peuples de l'Europe » ne concernait pas le Royaume-Uni. En d'autres termes, la finalité de l'institution devenait étrangère à un pays qui avait demandé à y adhérer, ce qui faisait dire à l'eurodéputée Sylvie Goulard : « Le Royaume-Uni a transformé le droit de quitter l'UE, inscrit dans le traité, en un droit d'obtenir un traitement de faveur en menaçant de s'en aller. 1 »

Alors que les Britanniques se sont saisis du droit de quitter l'UE, tout semble encore à régler. D'abord, symboliquement et pratiquement, au sujet du passeport. Ensuite, tout aussi pratiquement mais avec des degrés accrus de complexité, en matière commerciale.

Retour au passeport historique

Pour mettre du baume au coeur aux brexiters, Theresa May a d'abord proposé d'en revenir au passeport de couleur bleue, « gage d'indépendance et de souveraineté, symbole d'une grande nation fière d'elle-même ». Fin 2017, elle a ainsi offert un véritable cadeau de Noël aux plus engagés : un « Brexmas, première victoire tangible du Brexit », selon Nigel Farage. Certains mauvais esprits ont fait remarquer que la couleur bordeaux n'a jamais été imposée par l'UE, que le nouveau bleu choisi est plus clair que celui de 1920 et que la taille sera inférieure en raison d'accords mondiaux relatifs aux contrôles dans les aéroports.

La presse europhobe, notamment le Sun, qui menait campagne pour ce retour, a commencé à mener une autre campagne pour que ce passeport soit fabriqué au Royaume-Uni. La pensée qu'une entreprise d'un autre pays européen puisse remporter le marché que le gouvernement allait nécessairement devoir ouvrir était intolérable. Un appel d'offres a eu lieu, et le gouvernement britannique a confirmé en avril 2018 que la firme française Gemalto, implantée en Grande-Bretagne, l'avait remporté. Son concurrent britannique au nom français, De La Rue, a concédé que l'offre Gemalto était à la fois meilleure au point de vue de la sécurité et moins onéreuse.

D'autres esprits chagrins font remarquer qu'avec ce nouveau passeport, dont le mot Europe aura été expurgé, les citoyens de Sa Majesté risquent de ne plus pouvoir emprunter les couloirs rapides dans les aéroports et gares et de devoir faire la queue avec les arrivants du monde entier. On peut même imaginer pire avec la procédure Etias (European Travel and Information System), qui obligerait tous les citoyens britanniques à se déclarer par voie informatique préalablement au franchissement d'une frontière de l'UE.

Sans oublier en outre que les personnes ne seront pas les seules à être ralenties aux frontières : les échanges de marchandises vont aussi connaître des procédures nouvelles.

Le monde hors Union européenne

La grande loi d'abrogation voulue par Theresa May mettra fin à tous les accords internationaux entre l'UE et des États du monde entier ou des organisations internationales. Le nombre de ces accords est estimé à 1 100, dont 259 traités commerciaux bilatéraux, 202 accords de coopération réglementaire, 69 accords sur la pêche, 65 accords sur les transports (aviation principalement), 49 accords sur les contrôles douaniers, 45 accords sur le nucléaire et 34 accords sur l'agriculture.

La diplomatie britannique va devoir reprendre ces accords.

Le professeur de droit européen Ramses Wessel distingue les accords internationaux applicables à l'UE en tant que telle (EU only), ceux qui concernent l'UE conjointement avec les États membres (mixed agreements) et ceux conclus uniquement par les États membres inter se 2. Dans tous les cas s'applique le principe de coopération loyale entre les membres, principe maintenu pendant l'éventuelle période de transition.

Le Royaume-Uni va donc avoir à renégocier de très nombreux accords. Dans certains cas, s'il le propose, l'autre partie acceptera de reproduire l'accord en substituant « Royaume-Uni » à « Union européenne ». Mais dans d'autres cas, il faudra repartir du début. L'UE devra aussi informer les contractants que l'accord conclu ne s'appliquera plus au territoire britannique.

Le Royaume-Uni

Depuis l'adhésion du Royaume-Uni en 1973, l'institution communautaire a émis environ 40 000 règlements, directives ou autres textes ; la Cour de Justice et les tribunaux nationaux appliquant le droit européen ont pris environ 15 000 décisions et 65 000 normes ont été établies. Tout cet ensemble ne s'applique plus en droit interne. Il faut donc produire des textes de substitution. Ce qui se heurte à deux problèmes. Le Foreign Office (ministère des Affaires étrangères) n'a pas en effectif, en compétence et en expérience les équipes pour commencer ce travail. D'où des millions de livres sterling de contrats passés avec des sociétés de consultants. Ensuite, cette transformation doit être approuvée au cas par cas par le Parlement, lequel a affirmé dès le début son intention de faire usage de son droit d'amendement.

Pendant des années, les agents économiques se trouveront face à des dispositions encore en vigueur, d'autres en cours de transformation ou déjà adaptées. Les frais administratifs et de contentieux vont exploser et nuire aux échanges et aux investissements.

La complexité va menacer les chaînes de production impliquant de multiples passages de frontières. Airbus et les grands constructeurs automobiles envisagent de revoir leur organisation.

Seulement 41 % des éléments des véhicules assemblés en Grande-Bretagne sont en effet produits sur place. L'exemple souvent cité est celui des vilebrequins des Mini chez BMW. Tout commence aux forges de Courcelles, près de Nogent, en Haute-Marne, où les vilebrequins sont forgés. Cette société (groupe Sitcor) travaille pour la plupart des constructeurs européens. Les vilebrequins partent ensuite pour l'usine BMW de Hams (Birmingham), puis chez BMW à Munich, où ils sont montés sur les moteurs. Les moteurs terminés sont envoyés à Cowley (Oxford) pour leur montage sur les véhicules. Si la voiture est vendue sur le continent, le vilebrequin repasse la Manche une quatrième fois ! Une noria de 200 camions suivis par GPS optimise le juste-à-temps. Tout cela s'avère ingérable si les durées de transfert sont allongées et aléatoires.

L'Union européenne

Theresa May a bien précisé qu'à l'issue d'une période de transition, le Royaume-Uni ne participerait plus au marché unique et à l'union douanière. Avec la sortie du marché unique, les échanges entre le Royaume-Uni et l'UE perdent leur statut intracommunautaire et deviennent des échanges internationaux. Depuis la mise en place du marché unique, les échanges reposent sur la TVA. Les livraisons à un client dans l'UE s'effectuent sans déclaration douanière (document administratif unique, DAU) mais avec l'indication de l'identifiant TVA du destinataire, vérifiable par le système d'échange d'information automatisé Vies. Symétriquement, le client acquitte la TVA en vigueur dans son pays et c'est à partir des déclarations de TVA (déclaration d'échange de biens, DEB) que sont établies les statistiques du commerce extérieur pour la partie intra-UE. Ce mécanisme, en apparence simple, est à l'origine de nombreuses anomalies statistiques et de fraudes estimées à 152 milliards d'euros par la Commission. Un nouveau schéma a été proposé mais il se heurte à la règle de l'unanimité en matière fiscale.

Il faudra utiliser un DAU pour tous les échanges entre le Royaume-Uni et l'UE. Le service HM Revenue & Customs (HMRC) va gérer un volume de transactions quintuplé. La commission des comptes publics de la Chambre des communes a publié le 8 décembre 2017 un rapport intitulé « Brexit and the UK border » (HC 558) faisant le point de ses investigations avec le HMRC et d'autres entités concernées, comme le port de Douvres. En 2013-2014, le HMRC avait commencé à planifier le passage du système Customs Handling of Import and Export Freight (Chief) en vigueur au système Customs Declaration Service (CDS) pour tenir compte de la nouvelle réglementation européenne numérisée. En 2015, l'ancien système avait géré 55 millions d'opérations concernant 145 000 opérateurs. Le nouveau système, conçu avant le référendum de juin 2016, va devoir en gérer environ 255 millions avec 132 000 opérateurs nouveaux n'ayant pas l'expérience de déclarations douanières. Le HMRC prévoit en conséquence de recruter 5 000 agents supplémentaires, sans tenir compte des transitaires en douane, qui relèvent du secteur privé.

Le HMRC a dû ainsi se préparer à gérer des échanges commerciaux sans savoir dans quel cadre juridique, douanier et fiscal ils allaient se dérouler, sans connaître les effectifs et la nature des opérateurs économiques concernés et dans l'ignorance du calendrier d'application. On comprend donc l'insistance du service et du patronat britannique (CBI) pour obtenir une période de transition aussi longue que possible.

Début décembre 2018, le HMRC a adressé une documentation à toutes les entreprises inscrites à la TVA et procédant à des échanges avec l'UE, soit plus de 140 000. Celles-ci doivent solliciter un identifiant comme le UK Economic Operator Registration and Identification (EORI), indispensable pour déclarer les échanges avec les pays de l'UE, choisir un transitaire en douane et s'assurer que leur transporteur dispose de toutes les informations pour accomplir sa prestation.

Plus concrètement, le port de Douvres gère actuellement 10 000 poids lourds par jour, qui constituent une file d'attente potentielle de 180 kilomètres. Pour cette raison, le port a construit un parking pour 5 000 camions. Or, des délais d'attente de plusieurs jours seraient catastrophiques pour les denrées périssables. Et il a été estimé par la Road Haulage Association (association de transporteurs routiers) que les procédures britanniques en cours d'élaboration à la fin de l'année 2018 entraîneraient huit heures de travail administratif pour un camion moyen.

Globalement, c'est l'image du Royaume-Uni comme partenaire commercial qui pourrait être remise en cause.


  1. Les Échos, 22 février 2016. Voir également Sylvie Goulard, Goodbye Europe, Flammarion « Café Voltaire », 2016.

  2. Voir Ramses A. Wessel, « Consequences of Brexit for international agreements concluded by the EU and its member States », Common Market Law Review, vol. 55, no 3, 2018, pp. 101-132. Dans l'évolution de l'Europe vers un système intergouvernemental, on assiste à la multiplication des traités internationaux entre États membres en dehors des traités européens. Il en est ainsi du mécanisme européen de stabilité, mais il ne concerne que les pays de la zone euro.

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