Romain SU

Journaliste, correspondant en Pologne pour Ouest-France, Le Soir et Courrier international.

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La lente agonie de l'espace Schengen

Comme la zone euro, l'espace Schengen a été construit dans la perspective d'un grand objectif - la monnaie unique dans un cas, la libre circulation dans l'autre -, mais les dispositifs anticrise ont été négligés. Une fois entrés, les pays qui avaient accueilli avec le plus d'enthousiasme l'abolition des contrôles aux frontières, notamment à l'est, refusent de parachever l'édifice avec le renforcement de Frontex et l'accueil solidaire des demandeurs d'asile. Cette attitude met en danger la géographie de Schengen et la libre circulation en son sein.

Quoique souvent associée à la mal nommée « crise des migrants » de 2015, l'hypothèse d'une abolition de la libre circulation des personnes en Europe avait en réalité été évoquée dès 2011 dans le contexte du Printemps arabe. Reprochant à l'Italie d'encourager le passage vers la France de migrants originaires de Tunisie et de Libye, Nicolas Sarkozy avait déclaré à l'intention de son partenaire Silvio Berlusconi et du reste de l'Union européenne : « Nous voulons que Schengen vive, et pour que Schengen vive, Schengen doit être réformé. »

Faute d'avoir eu alors une résonance forte au-delà du cas franco-italien, le fond du problème, à savoir la recherche d'un juste partage des responsabilités pour la protection des frontières extérieures et l'accueil des demandeurs d'asile, avait été ignoré au profit d'une solution de facilité qui s'avérerait plus tard très coûteuse. À l'issue de deux ans de négociations entre la Commission européenne et les États membres, le seul résultat obtenu avait été... de clarifier les règles de rétablissement des contrôles aux frontières intérieures. Depuis 2015, 14 des 26 États participant à l'espace Schengen ont eu recours au moins une fois à ce mécanisme, qui reste aujourd'hui toujours actif dans six pays, France incluse.

Outre les suspensions « légalisées » de la liberté de circulation, théoriquement temporaires mais renouvelées dans les faits de façon systématique, celle-ci devient l'otage de chantages politiques, comme à l'été 2018 en Allemagne, ou bien elle est maintenue au prix de violations répétées du droit maritime ou du droit d'asile.

Violations répétées du droit d'asile

En 2013, malgré les naufrages meurtriers et très médiatisés de centaines de migrants au large de l'île de Lampedusa, l'Italie n'avait pu compter que sur un soutien extrêmement modeste de ses partenaires et de l'agence européenne Frontex pour mener l'opération de sauvetage Mare Nostrum. Lassée de ce manque de solidarité, l'Italie a fini par se débrouiller à sa manière en intercalant deux filtres.

Sur la rive sud de la Méditerranée, elle a renforcé sa coopération bilatérale avec la Libye, qui s'est engagée à reprendre des embarcations chargées de migrants en échange d'une assistance financière et technique. Selon des ONG comme Human Rights Watch, cette pratique serait non seulement à l'origine de traitements inhumains, mais elle « violerait le droit international sur les réfugiés, car la Libye n'est pas liée par la convention de Genève de 1951 et n'a pas de loi ou de procédure pour les réfugiés ». Déjà condamnée en 2012 pour des faits similaires devant la Cour européenne des droits de l'homme (affaire Hirsi Jamaa et autres C. Italie), Rome prend le risque d'une nouvelle sanction des juges de Strasbourg, saisis en mai 2018 par un collectif de juristes activistes.

Tout aussi douteuse est la légalité du second filtre consistant, pour les autorités italiennes, à refuser le débarquement de migrants dans ses ports, y compris lorsque les opérations de sauvetage ont été menées par des navires de commerce. Même la Chambre internationale de la marine marchande s'est « inquiétée » des conséquences de cette politique pour les échanges en Méditerranée.

Du côté de la Hongrie et de la Pologne, les organisations de défense des droits de l'homme se font l'écho de pratiques surréalistes telles que la non-alimentation (!) de demandeurs d'asile ou leur renvoi vers la Serbie et la Biélorussie, considérées comme des pays « sûrs » aux yeux des régimes de Budapest et de Varsovie. Là encore, la Cour de Strasbourg joue un rôle considérable pour rappeler ces capitales à leurs obligations, mais dans le cas polonais, il arrive que les mesures provisoires soient tout simplement ignorées. En outre, les délais de procédure rendent parfois les décisions trop tardives pour fournir aux demandeurs un réel secours.

Partage des responsabilités ou renvoi de la « patate chaude » ?

Les autres Européens, Français inclus, endossent une part de responsabilité dans la cristallisation de cette situation. De fait, nous tirons un avantage objectif de ce que la Hongrie, l'Italie et la Pologne fassent le « sale boulot » et refoulent en bloc des demandeurs d'asile, fût-ce en violation du droit. Puisque, pour des raisons diverses, ces pays ne veulent pas s'occuper sur leur territoire de personnes en détresse, et en l'absence de mécanisme de répartition effectif et accepté par toutes les capitales, l'alternative pour eux serait de permettre aux migrants de poursuivre leur route vers l'ouest et le nord de l'Europe. Un tel schéma ne serait ni plus ni moins qu'une répétition à grande échelle du scénario franco-italien de 2011 et enterrerait sans doute pour de bon l'espace Schengen.

Comment en est-on arrivé là ? Jusqu'à présent, la réponse à la question du partage des responsabilités pour la protection des frontières extérieures et l'accueil des demandeurs d'asile s'est résumée à un mot, Dublin, et à un principe simple : les deux responsabilités sont liées et relèvent des pays de première entrée. De la sorte, ils seraient incités à tenir leurs frontières - qui sont en même temps celles de l'ensemble de l'Union - pour ne pas crouler sous les dossiers.

Ce système, qui a longtemps été soutenu par l'Allemagne et la France, s'est effondré sur les deux plans. Cumulant dans des proportions variables une série de facteurs défavorables - proximité géographique avec les pires conflits, faiblesses administratives aggravées après 2010 par les cures d'austérité budgétaire et mauvaise foi de certains responsables politiques -, l'Italie et la Grèce ont montré que le mécanisme de double responsabilisation de Dublin pouvait être inversé et devenir, dans un espace de libre circulation, un mécanisme de double déresponsabilisation. Au lieu de filtrer les arrivants aux frontières et de consacrer d'importantes ressources à l'accueil des demandeurs d'asile (au moins 10 000 euros par an et par demandeur pour l'hébergement, les allocations et le traitement des dossiers), ces pays pouvaient avoir intérêt à leur dégager la voie pour qu'ils rejoignent les destinations plus attractives de l'ouest et du nord de l'Europe. Une telle tactique de renvoi de la « patate chaude » ne pouvait susciter que deux types de réaction de la part du reste de l'Union : le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures ou la mise à l'écart de l'État fautif de l'espace Schengen - ce qu'a frôlé Athènes au tournant des années 2015-2016.

Après la crise de 2015, des évolutions insuffisantes

Si le défaut de conception du système de Dublin était connu depuis au moins 2011, il a fallu attendre 2015 et l'arrivée soudaine de centaines de milliers de demandeurs d'asile aux portes de l'Union pour que la Commission propose, d'une part, un mécanisme de répartition solidaire (« relocalisation ») entre les États membres de Schengen et, d'autre part, la transformation de Frontex en corps européen de gardes-frontières et de gardes-côtes.

Jusqu'à récemment, le renforcement des frontières extérieures semblait plutôt bien progresser avec notamment pour Frontex des effectifs presque doublés, un budget multiplié par trois et des compétences inédites à l'égard des pays tiers. Ayant tiré les leçons du cas grec, les législateurs européens ont aussi ouvert la possibilité pour l'agence d'organiser, dans l'hypothèse d'un « risque de compromission du fonctionnement de l'espace Schengen », une intervention aux frontières d'un État membre sans que celui-ci ait besoin de donner son accord. L'initiative n'appartient pas toutefois à Frontex mais à la Commission, et elle doit être approuvée au Conseil par un vote à la majorité qualifiée.

Après l'adoption de cette grande réforme, la dissipation du sentiment d'urgence découlant de la spectaculaire baisse des arrivées a quelque peu émoussé l'ouverture des gouvernements vis-à-vis de la montée en puissance de l'agence. Présentée en septembre 2018, la nouvelle proposition de la Commission portant sur la création d'un véritable corps européen permanent de 10 000 gardes-frontières a été ainsi rejetée, pour diverses raisons, par les pays de l'Est comme par ceux du sud de l'Europe.

Au sud, l'Italie, la Grèce, et même le « bon élève » espagnol redoutent que ces gardes-frontières « européens » puissent trop s'immiscer dans leur propre gestion des frontières et contribuer à bloquer sur place les demandeurs d'asile. Cela illustre le degré persistant de défiance entre États membres et la volonté de certains de garder comme solution de secours, dans l'hypothèse d'une nouvelle déferlante de candidats à la protection internationale, la technique non coopérative de la « patate chaude ».

À l'est, la Croatie et les pays du groupe de Visegrad (Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie) ne perçoivent pas la nécessité d'une augmentation des moyens de Frontex, qui pourrait selon eux se faire au détriment d'instruments dont ils bénéficient davantage, en particulier la politique de cohésion et la politique agricole commune.

Ni les uns ni les autres ne paraissent en tout cas avoir été intimidés par la menace prononcée en septembre 2018 par Emmanuel Macron, selon qui « les pays qui ne veulent pas davantage de Frontex ou de solidarité sortiront de Schengen ». De son côté, tout en admettant que l'horizon de 2020 était peut-être « irréaliste » pour la mise sur pied des 10 000 gardes-frontières européens, le ministre allemand de l'Intérieur Horst Seehofer a néanmoins lui aussi affirmé que les contrôles à l'intérieur de l'espace Schengen perdureront jusqu'à ce que les frontières extérieures de l'UE soient mieux protégées. Cela revient à admettre que les suspensions « légalisées » de la liberté de circulation, théoriquement réservées à des situations exceptionnelles, sont au moins pour certains États devenues la règle en raison des failles structurelles de l'espace Schengen.

Les frontières intérieures rétablies sine die

De fait, on peut se demander dans quelle mesure l'amélioration de la gestion des arrivées de migrants en Europe résulte de progrès véritables du côté européen dans les politiques de contrôle des frontières et d'accueil des arrivants, ou bien de facteurs extérieurs sur lesquels l'Union a une prise réduite - état de la guerre en Syrie, bon vouloir des pays de transit comme la Turquie et la Libye. La Commission rappelle qu'en 2018 plus de la moitié des besoins de Frontex pour la surveillance des frontières terrestres sont demeurés insatisfaits, et que « les besoins identifiés pour 2019 ne sont toujours pas comblés ».

Enfin, le dossier le plus épineux, à savoir la répartition des demandes d'asile, n'a pas bougé d'un iota depuis 2015, notamment en raison du rejet catégorique des gouvernements à Budapest et à Varsovie. Un infléchissement de leur position est très improbable, car ils ont transformé la peur d'une « invasion » de migrants en garantie du maintien de leur pouvoir autoritaire - « C'est nous ou le chaos », soutiennent-ils.

En Pologne, trois jours avant le premier tour des élections locales du 21 octobre 2018, le parti conservateur au pouvoir Droit et justice (PiS) avait par exemple diffusé sur Internet et à la télévision d'État un clip de campagne avertissant les électeurs qu'en cas de victoire des libéraux, le pays serait en proie dès 2020 à des scènes de guérilla urbaine, à des « enclaves de réfugiés musulmans », à des « attaques à caractère sexuel » et à des « actes d'agression devenus le quotidien des habitants ».

En Hongrie, la reconduite en avril 2018 du Fidesz de Viktor Orbán à la tête du pays avait été précédée d'une large campagne antimigrants menée à coups d'affiches et de discours sur la théorie du « grand remplacement ». Cette offensive de communication s'exporte même désormais dans le reste de l'Europe avec notamment une vidéo en anglais soutenant que les étrangers sont la cause de « centaines de personnes mortes dans des attaques vicieuses à travers toute l'Europe » et de la « hausse de crimes violents ».

Redessiner la géographie de Schengen

Si Schengen n'est pas viable en l'état et si certains pays membres s'opposent aux réformes indispensables à son plein rétablissement, c'est la question du bon format de coopération qui se pose. Après tout, l'accord originel de 1985 ne comptait que l'Allemagne, la France, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg, tandis que le traité de Prüm de 2005 avait d'abord été adopté par sept États - les cinq fondateurs de Schengen plus l'Espagne et l'Autriche - avant d'être étendu aux autres membres actuels. L'exemple de la répartition ad hoc des passagers de l'Aquarius esquisse déjà un cercle de gouvernements de bonne volonté en matière de solidarité avec les pays de première ligne.

Cependant, à la différence des précédentes étapes de la construction de l'espace Schengen, il sera cette fois impossible pour une avant-garde d'approfondir sa coopération sans détricoter une partie de l'acquis existant. La liberté de circulation est en effet la principale « carotte » associée à l'espace Schengen, et c'est de la recherche de son maintien que découlent dans une large mesure les autres volets de coopération (frontières extérieures, police, justice...).

Faute d'accord unanime pour réformer Schengen et d'instrument légal de mise à l'écart des récalcitrants, l'issue la plus plausible pour les États de bonne volonté serait donc de poursuivre la suspension de la libre circulation dans le cadre de Schengen et de la rétablir dans un format réduit, comme le réclame ouvertement le Premier ministre belge Charles Michel.

Les pays du Sud pourraient y participer dès le départ sur la base d'un grand troc entre, d'un côté, le renoncement au système de Dublin et, de l'autre, une harmonisation plus poussée des règles d'asile et la gestion partagée des frontières avec la participation de Frontex.

En revanche, il est inévitable que ceux qui refusent à la fois Frontex et la solidarité perdent le bénéfice de la libre circulation, ne serait-ce qu'en raison des mouvements secondaires des demandeurs d'asile. Épargnons à Schengen sa déjà trop longue et vaine agonie, et achevons-le pour que survive la liberté de circulation dans l'Europe solidaire et respectueuse du droit.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2019-3/la-lente-agonie-de-l-espace-schengen.html?item_id=3697
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