Sylvain KAHN

Enseignant chercheur à Sciences-po.

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Vers une désunion européenne ?

Les institutions et la dynamique européennes ont plutôt bien traversé la crise multiforme qui affecte l'Union depuis le milieu des années 2000. Les États membres et l'ensemble en sortent même, à certains égards, renforcés. En réalité ce n'est pas l'UE qui risque la désunion, mais les pays qui, en leur sein, voient monter le populisme.Cette dévalorisation du pluralisme va à l'encontre même de l'idée européenne.

Depuis 2005, l'UE traverse une crise inédite par son ampleur à différents titres.

D'une part, elle a plusieurs dimensions : cette crise est en effet politique et démocratique depuis 2005 (crise de défiance quant au projet européen, jugé par beaucoup comme antidémocratique), économique et sociale depuis 2008, géopolitique depuis 2011 (confrontation avec la Russie, terrorisme islamiste, afflux de personnes migrantes et demandeuses du statut de réfugié).

D'autre part, la nouvelle géopolitique interne à géométrie variable qui caractérise l'UE à 28 depuis 2010 a été mise à mal par le fait que cette crise est tout autant, et pour la première fois, une crise du territoire de l'entité Union européenne. La crise économique a entraîné en même temps la réouverture d'une fracture Nord-Sud et d'une fracture Est-Ouest et, de façon inédite là encore, de facto, avec les contreparties exigées dans le cadre du soutien aux finances publiques de la Grèce, de l'Irlande et du Portugal, comme une rupture d'égalité entre États, trahissant l'esprit du pacte communautaire d'origine.

Enfin, la décision prise par le peuple britannique de sortir de l'UE (Brexit, référendum du 23 juin 2016) fut avant tout interprétée comme le signal d'une crise profonde de l'Union européenne : un rétrécissement chaotique allait succéder aux vagues d'élargissement.
Face à ces défis graves et simultanés, nombre d'observateurs et d'acteurs se demandent si on est entré dans un processus de déconstruction européenne ou, pour le dire autrement, de désunion européenne.

La résilience et l'extension de l'UE comme ensemble régional

C'est à cette aune qu'il convient d'apprécier les transformations générées par cette crise. Bien qu'il n'y ait pas eu de relance de la construction européenne, de réels approfondissements ont été inventés en réponse à ces deux, et bientôt trois, lustres de crise. On pense notamment au fédéralisme budgétaire - MES (mécanisme européen de stabilité, 2012) et TSCG (traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, dit pacte budgétaire européen, 2013) -, à la parlementarisation de l'UE (avec l'invention en 2014 des Spitzenkandidaten, ces têtes de liste transnationales pour le poste de président de la Commission) et à la naissance d'une politique européenne russe et moyen-orientale, avec les accords de Minsk et sur le nucléaire iranien. Les Européens ont donc répondu aux crises par des avancées politico-institutionnelles. Les institutions de l'UE ont été autant de ressources permettant d'apporter des solutions collectives.

S'agissant de la crise économique et sociale, les fractures Nord-Sud et Est-Ouest, si elles sont restées apparentes, sont en voie de résorption. Cette crise a révélé qu'il existait, encore et toujours, un centre et une périphérie européens. Ce centre, ce sont les États historiquement les plus prospères, les plus anciennement industrialisés et les plus densément couverts par l'État providence. Il s'agit d'un espace, très urbanisé, qui est comme l'axe ou le coeur de l'Europe, de Londres à Bologne (voire Florence), et de son extension au Nord. Cet espace correspond aux pays nordiques, alpins, du Benelux, à l'Allemagne et au Royaume-Uni. Pour autant, les États les plus en difficulté lors de la crise des dettes souveraines au sein de la zone euro - Irlande, Portugal, Grèce et, dans une moindre mesure, Espagne et Italie - sont parvenus, au prix de politiques d'austérité socialement coûteuses, à ne pas décrocher, à sortir de la crise aiguë de leurs finances publiques et à renouer avec la croissance économique. Les pays de l'Est et des Balkans entrés dans l'UE dans les années 2000 et 2010 ont spectaculairement renoué avec la croissance, un taux d'emploi élevé ainsi qu'avec leur dynamique de rattrapage et de convergence, en termes de niveau de vie, avec l'ancienne UE-15.

S'agissant du Brexit, la crise est avant tout circonscrite au territoire britannique. D'une part, il n'y a pas eu d'effet domino. D'autre part, la politique britannique des Européens témoigne d'un front uni entre les 27. Enfin, le Brexit démontre que l'UE n'est pas une prison des peuples, mais une association volontaire de pays libres. Il est possible d'y adhérer et il est possible d'en sortir tout aussi librement et volontairement. Par ailleurs, malgré le retrait de la candidature islandaise, la liste des candidats ne diminue pas. Aux candidatures officielles des États des Balkans occidentaux s'ajoutent implicitement celles de l'Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie, tandis que la Turquie demeure très ambiguë quant à ses objectifs. D'autre part, le nombre de pays qui cherchent à entrer dans le système de construction d'un grand ensemble régional européen institué qu'est l'UE, dans lequel la souveraineté territoriale est pour partie mutualisée, croît encore avec la politique de voisinage (à l'est et au sud), le maintien de l'Espace économique européen (EEE) et la renégociation de l'accord bilatéral avec la Suisse.

Dans le même temps, l'UE finalise des accords de libre-échange très sophistiqués qui ont pour effet d'exporter ses normes de production et de consommation dans plusieurs pays du monde - comme avec la Corée du Sud, le Japon et le Canada. Pour parvenir à mettre sur pied ces différents dispositifs (élargissement, voisinage, commerce mondial), les 28 sont là aussi unis. Il en est de même face au défi du souverainisme russe et de sa politique européenne de puissance et, sinon de déstabilisation, en tous cas de nuisances. Dans l'ensemble, malgré des différences d'appréciation géopolitiques ou des intérêts nationaux pas toujours convergents, les 28 maintiennent depuis 2014 une politique russe de l'UE qui est cohérente et plutôt ferme.

Une désunion des Européens transversale à l'Union européenne

D'où vient alors cette impression que l'UE serait toujours en crise, et que la désunion la guetterait ? Ce sentiment trouve sa source dans le fait que, partout en Europe, l'État de droit et l'intégration démocratique sont ébranlés.

Dans la plupart des pays d'Europe, il y a comme une déchirure entre plusieurs pièces et plusieurs couches du tissu social. Dans beaucoup de pays, les sociétés semblent en proie à des processus de désunion. Les inégalités, trop fortes, ne sont plus légitimes. La crainte du déclassement et de l'invisibilité éloigne une partie des sociétés des groupes supposés bénéficiaires de la mondialisation et, c'est bien le problème, de l'européanisation. Ce détricotage des solidarités nationales et du sentiment du vivre-ensemble se lit clairement dans les cartes électorales : plus on s'éloigne des centres-villes des agglomérations métropolitaines, plus le vote pour des partis populistes augmente. Il y a comme une crise du cosmopolitisme à différentes échelles. C'est comme si un grand nombre d'habitants se considéraient comme faisant partie d'une société européenne, tandis que d'autres s'en sentiraient sinon exclus, du moins mis à la marge.

C'est pourquoi émerge une forte demande pour des mouvements politiques supposés protéger les identités collectives de communautés sociales qui, s'estimant dépassées, se vivent comme étant « le » peuple, authentique, unique et trahi par ses représentants, ses élites, ses très grandes villes et Bruxelles. Le populisme est donc une force politique dynamique et attractive dans tous les pays d'Europe (et ailleurs également : États-Unis, Brésil, Inde, Philippines...). Selon cette représentation de la société, le pluralisme n'est plus une valeur bénéfique, et la démocratie devrait évoluer vers la marginalisation des minorités au profit d'une forme de tyrannie de la majorité.

Cette dévalorisation du pluralisme se décline de différentes manières : le népotisme, les oligopoles, la préférence locale, la relégation de la différence, la discrimination et le cantonnement, voire l'exclusion, de celles et ceux dont on juge que, par essence, ils n'appartiennent pas à ce fameux peuple authentique car homogène, homogène car authentique.

C'est ainsi que certains mouvements politiques et, depuis cinq ans, les gouvernements de quelques États membres ont, avec leur politique migratoire et d'accueil des personnes migrantes et candidates à l'asile, porté atteinte à l'universalité des droits de l'homme : Hongrie, République tchèque, Autriche, Italie, Danemark, Grèce et, bientôt, Royaume-Uni. C'est ainsi également que dans plusieurs pays de l'UE, les conditions du pluralisme politique et économique s'érodent en raison des politiques publiques menées par des gouvernements démocratiquement élus se réclamant de l'illibéralisme : Hongrie, Pologne, Italie.

Le risque de désunion de l'Europe n'est donc pas celui d'une déconstruction de l'UE et de son territoire. Il y a actuellement un affrontement, une désunion, des Européens entre eux. D'une part ceux qui, donnant leur suffrage aux mouvements populistes, espèrent que les ressources institutionnelles et politiques de l'UE - euro compris - seront utilisées pour faire bifurquer l'Europe vers des politiques contraires à l'esprit du traité de Rome et vers un nationalisme à l'échelle du continent. D'autre part, ceux pour qui l'Europe est précisément l'espace du pluralisme, de l'ouverture et de l'État de droit.

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