La réforme française est-elle une bonne arme pour les universités ?
L’autonomie promise par la loi Pécresse permettra-t-elle aux universités
françaises de trouver le niveau d’excellence et le rayonnement nécessaires à
leur bon positionnement pour l’avenir du pays ? La réponse ne va pas de soi...
Nous vivons en même temps la recomposition
de la hiérarchie des puissances, la
mondialisation, et ce qui a été souvent appelé
« troisième révolution industrielle », celle dont
la matière première est la matière grise. La
production du savoir et sa diffusion se trouvent à l’intersection de ces trois mutations majeures.
Autrement dit, les universités et les laboratoires
de recherche sont devenus des lieux stratégiques
de compétition, de domination et de coopération.
Enseignement supérieur et recherche
sont des enjeux essentiels, tant pour la suprématie
militaire (espace extra-atmosphérique,
ciel, terre et mer) que pour la conquête des
marchés mondiaux (la valeur ajoutée réside
désormais dans l’idée et le concept, beaucoup
plus que dans le processus de production)
et pour l’exercice de l’influence (au travers
du brain drain, des réseaux d’anciens élèves,
des brevets, des citations dans les revues
scientifiques, des presses universitaires ou des
complexes d’innovation).
Un rôle d'influence et de rayonnement
Les universités sont les lieux où se croisent l’élaboration
d’éléments des formes classiques de
domination et de celles, nouvelles, fondées sur
la séduction et l’attraction, du soft power, l’expression
inventée par Joseph Nye (1990). Or,
il semblerait, empiriquement, qu’il existe une
corrélation entre le rayonnement et le degré
d’excellence d’un établissement, d’une part, et
son autonomie, d’autre part. C’est pourquoi le
nouveau pouvoir français issu des élections de
mai et juin 2007 a fait du renforcement de l’autonomie
des universités françaises l’un de ses tout
premiers chantiers.
Dans les pays anglophones, comme les États-
Unis ou le Royaume-Uni, la tutelle des pouvoirs
publics est faible. C’est pourtant là que les établissements
d’enseignement supérieur jouent
avec un maximum d’intensité un rôle dans le
rayonnement et l’influence de ces pays. Les
pouvoirs publics cherchent à y favoriser cette
capacité d’action, c’est-à-dire à l’accompagner
de façon à la rendre plus grande encore, car ils
en escomptent des bénéfices, non seulement
pour le développement de la société, mais
aussi pour la promotion de l’intérêt national.
Le but de la loi Liberté et responsabilité des
universités, dite « loi Pécresse », répondrait-il à cette préoccupation ? La loi ne prétend pas
lutter contre le mal endémique des universités
françaises : l’échec en premier cycle1. Elle ne
pose pas plus la question de la pédagogie
et de la finalité de l’enseignement universitaire
: des diplômés, pour quoi faire ? et avec
quelles formations ? Permettrait-elle aux universités
françaises de lutter à armes égales
avec les écoles par le fait de sélectionner leurs étudiants et de les orienter ? Non. La loi LRU
ne modifie pas la dichotomie qui caractérise
l’enseignement supérieur de France ; un bon
tiers des étudiants rejoignent des filières sélectives,
dont l’accès par le baccalauréat est une
quasi-formalité : les BTS, les IUT, les CPGE, droit
et médecine.
Les ambitions de la loi Pécresse
La loi Pécresse souhaite donner aux universités
qui le voudront les outils pour bâtir une politique
concurrentielle, pour se distinguer, pour édifier ou valoriser des points forts. L’État ne
met pas moins d’argent. Il en met plutôt davantage2. Avant tout, le pari de la loi est que celle-ci
permettra aux établissements qui sauront se
montrer attractifs d’augmenter leurs ressources
propres. Cela suppose que les entreprises
ou d’autres acteurs de type privé aient envie
d’investir dans les universités à une échelle bien
plus grande que ce qui se pratique d’ores et
déjà ponctuellement. C’est pourquoi la principale
disposition de la loi, outre le renforcement
du pouvoir du président, notamment en matière
de recrutement et de salaire, est la défiscalisation
des dons aux universités. Le but de la
loi est en effet de favoriser le rayonnement de
l’excellence universitaire made in France dans
le paysage universitaire mondial.
La question du financement et des moyens est
bien la grande question de l’université française.
L’argument selon lequel la France a beaucoup
dépensé permet de taire qu’elle n’investit
pas assez. Ainsi, entre 1975 et 2001, la dépense
moyenne par étudiant en université s’est accrue
de 19 %, une hausse entièrement absorbée
par l’explosion du nombre d’étudiants (de un à deux millions pour la période la plus spectaculaire,
1985-1995). Alors qu’elle a augmenté
de 48,5 % pour les élèves de l’enseignement
primaire et de 42,63 % pour ceux de l’enseignement
secondaire. L’enseignement supérieur
n’a donc pas été une priorité budgétaire. Selon
le rapport (paru en 2004) Education et croissance,
des économistes Philippe Aghion et Elie
Cohen, pour le CAE, « le cap où l’efficacité de
l’investissement dans l’enseignement supérieur
devenait supérieure à celle de l’investissement
dans l’enseignement secondaire » a été franchi à la fin des années 803. La comparaison avec
les États-Unis parle d’elle-même : la dépense
est 8 837 euros par an et par étudiant en France
et de 22 000 euros aux USA.
Un creusement des inégalités déjà ancien
Pour le dire autrement, l’augmentation en valeur
absolue de la dépense publique française
accompagne, voire consolide le creusement des
inégalités. Pour les économistes de l’OFCE, l’Observatoire
français de conjoncture économique,
tel Jean-Luc Gaffard, « les règles de gestion de
ce bien public impur et différencié qu’est l’université
ont pour effet d’exclure de son usage
des personnes qui ont la capacité d’en tirer
avantage, de concourir à la formation de rentes
et d’en réduire le rendement social 4 ».
Les effets de cette dichotomie entre filière sélective
et non-sélective ont aussi pour conséquence
de maintenir l’offre de travail à un niveau de
rareté relative par exclusion des jeunes et des
seniors. Dans les deux cas, cette exclusion est
justifiée par l’idéologie du diplôme et de la
méritocratie : les seniors ne sont plus à jour, leur
qualification est dépassée.
Les jeunes qui n’ont pas obtenu les diplômes
des formations sélectives n’ont pas les
bons passeports pour l’emploi. La première
fonction sociale des universités françaises est
ainsi d’amortir et d’enrober cette rigidité, cette
injustice programmée d’une rente acceptée par
la société dans son ensemble. La contrepartie
de cette acceptation est le discours, totalement
déconnecté de la réalité, d’un droit pour tous à l’accès à l’université. C’est comme s’il y avait
deux monnaies : celle des diplômes universitaires
en accès libre et celle des diplômes des
filières sélectives, avec deux économies et
deux marchés. Au premier correspond l’idéologie
méritocratique. À la seconde correspond
l’idéologie égalitariste.
La loi Pécresse là-dedans ? Il faut évidemment
attendre et observer pour analyser les effets
qu’elle produira dans les faits. On peut faire
l’hypothèse qu’elle vise à augmenter les possibilités
pour les universités de jouer sur le même
terrain que les établissements auxquels mènent
les filières sélectives et elle pourrait donc bien
renforcer les stratégies d’excellence de chaque
université qui le souhaite.
Quelle mobilité étudiante ?
Il s’agit là d’une adaptation à un type de
compétition internationalisée, répertorié au plan
multilatéral. L’AGCS, accord général sur le commerce
des services de l’Organisation mondiale
du commerce, désigne plusieurs modes de« commerce des services ». Le premier d’entre eux est l’importation. Appliqué à une formation
universitaire, il recouvre essentiellement la
mobilité étudiante.
Chaque année, près de trois millions d’étudiants
jouent L‘Auberge espagnole (ou anglaise,
ou américaine, etc.) soit une toute petite
partie de la population étudiante mondiale. La
valeur des prestations ainsi fournies et achetées
serait de 30 milliards de dollars. Cela
représente 3 % du commerce international des
services. Certains pays en bénéficient beaucoup
plus que d’autres. Ce sont, par ordre
décroissant, les États-Unis d’Amérique (23 %),
le Royaume-Uni (12 %), l’Allemagne (11 %), la
France (10 %), l’Australie (7 %) et le Japon (5 %).
Ces six pays attirent les deux tiers des étudiants
effectuant une période d’étude à l’étranger.
Si les États-Unis, pays d’immigration et de brassage,
ont pour tradition de n’entraver en rien (du moins, jusqu’au 11 septembre 2001) l’attraction de leurs universités auprès d’étudiants, de professeurs et de scientifiques venus du
monde entier, l’Australie a cherché à limiter
ces flux migratoires tout en bénéficiant de la
séduction exercée par ses universités auprès
des étudiants des pays d’Asie en encourageant
le mouvement d’implantation en Asie de l’Est
et du Sud-Est d’antennes des universités australiennes.
Que les universités aient besoin d’accroître
leurs ressources financières et cherchent à le
faire pour affronter cette compétition internationale,
ne permet pas de conclure qu’elles sont en voie de privatisation ou de marchandisation. Ainsi, l’internationalisation de l’enseignement
supérieur doit beaucoup plus à la multiplicité
des stratégies d’acteurs qu’à l’échelle unique des États.
L'importance de la capacité de recherche
Il y a une géographie mondiale des universités
et de la recherche, avec ses centres d’impulsion,
ses flux et ses bassins de recrutement. Comment
se situe la France dans cette géographie mondiale
qui combine trois ordres de facteurs ? Le
premier est celui du rayonnement quantitatif.
L’attractivité auprès des étudiants étrangers en
est l’indice le plus visible. Le deuxième registre
de la mondialisation universitaire, est celui de
la qualité de la production. À cet égard, les
classements internationaux, comme celui dit de
Shanghai (en fait, le classement ARWU, proposé
par l’université Jia Tong), le plus médiatique,
constituent le principal instrument de mesure.
Ils ambitionnent de classer, non des pays, mais
des établissements, en fonction de leur degré
d’excellence. Ici, pourtant, c’est bien la puissance
de rayonnement d’un pays qui se dégage
nettement, puisque ce sont des universités américaines
qui sont les plus nombreuses (plus de
la moitié) parmi les cent premières, suivies du
groupe des universités britanniques. Ce résultat
n’est pas le produit d’une volonté politique ni
d’une politique publique et il serait inexact de
parler de « système d’enseignement supérieur
américain ». Cependant ces réussites « individuelles » reflètent incontestablement des traits
de la culture américaine autant qu’elles nourrissent
de facto le soft power des États-Unis.
Au-delà des fluctuations et des limites des différents
classements publiés, on remarque la
place remarquable des petits pays européens
(Suisse, Pays-Bas, Autriche, Suède, Norvège,
Finlande, Danemark5). Les premières universités
francophones sont le plus souvent suisses (ÉPFL,
Genève) tandis que les premières universités
germanophones sont suisses (ETHZ, Zürich,
Bâle) ou autrichiennes (Vienne). Ces universités
sont d’ailleurs souvent de taille moyenne ou
petite, comme c’est le cas des meilleurs établissements
français, l’École normale supérieure,
Polytechnique et Sciences-Po. Ces données
confirment le fait qu’il n’existe pas de corrélation
entre taille du pays et format de l’université,
d’une part, excellence des universités, de
l’autre.
Enfin, la troisième dimension porte sur la part de
la richesse affectée à l’enseignement supérieur
et à la recherche. L’indicateur le plus couramment
utilisé est celui des dépenses consacrées à l’enseignement supérieur en pourcentage du
PIB. Sur ce plan, les USA (2,9 %) et le Canada
(2,3 %) – quand la France affiche 1,3 % et l’Allemagne
et le Royaume-Uni 1,1 % – mais aussi les
pays nordiques et la Suisse se détachent nettement.
Ce sont des pays dont les économies
sont particulièrement nourries par l’innovation et qui connaissent un taux de chômage bas. Les
pays d’Amérique du Nord cumulent un pourcentage
de dépenses publiques soutenu (égalà ou plus élevé que ceux de la France, de l’Allemagne
ou du Royaume-Uni) et un pourcentage
de dépenses privées équivalent (et donc très
supérieur à ceux des pays européens). Ainsi,
l’investissement d’une nation dans son enseignement
supérieur influe-t-il sur sa place dans
l’espace économique mondial et sur l’attractivité
de sa société.
Aux États-Unis, les universités ont prospéré
en symbiose avec le monde économique, la
sphère productive et le monde dirigeant en
général. À partir des présidences Roosevelt,
et sous l’impulsion de Vannevar Bush, ingénieur
et vice-président du MIT, cette symbiose
a même été soutenue et favorisée par l’État
fédéral. Au contraire, dans plusieurs pays d’Europe,
l’université a été instrumentalisée par les
pouvoirs politiques. Enjeu de pouvoir et de
querelle idéologique sur le Vieux Continent,
l’université, pas plus qu’elle n’a fait confiance au
pouvoir économique, n’a inspiré confiance au
monde de l’entreprise et de la finance, qui s’est
construit hors d’elle. Il n’est pas certain que la loi
Pécresse y puisse grand-chose.
Le potentiel des pays émergents
Que penser alors des grands pays émergents,
qui « produisent » le plus grand nombre de
diplômés de la planète ? L’Union indienne
possède aujourd’hui en stock un million d’ingénieurs.
Cependant, seule une minorité (20 %)
d’entre eux est estimée susceptible de disposer
de la qualification nécessaire pour être
recrutée par les firmes transnationales implantées
en Inde. Autre nuance, qui va dans le même
sens, il y a en Inde 9,2 millions d’étudiants, mais
seulement 1 % sont des doctorants. Quant à la
Chine, le nombre d’étudiants y a plus que
quadruplé en dix ans : il était de 13,3 millions
en 2005, réparti dans 1 731 établissements,
employant 1,6 million de personnes, dont la
moitié d’enseignants. Autant dire que les pays
de l’OCDE ont cessé d’être les principaux pourvoyeurs
de diplômes dans l’espace mondial.
Mais c’est toujours là que demeurent situés
les lieux de production les plus « excellents ».
Néanmoins, le jour où 5 % des populations
chinoise et indienne seront inscrits dans l’enseignement
supérieur (c’est-à-dire un taux comparable
au taux français), il y aura 125 millions
d’étudiants de plus sur la planète. Quel en sera
l’impact sur les hiérarchies économique et universitaire
mondiales ?
L’enseignement supérieur et la recherche
deviennent un espace mondialisé autant qu’un
des domaines de la mondialisation. Non seulement
par le rôle qu’ils jouent dans la croissance économique et le développement des richesses de chaque pays, mais aussi, de plus en plus, parce qu’ils deviennent un champ privilégié du rayonnement et de l’influence que cherchent à exercer les États.
Le marché de l'enseignement supérieur
Si on parle de marché, c’est aussi parce que les étudiants et les familles veulent se donner la
possibilité de choisir l’offre de formation qui leur
paraît la plus adaptée à leurs besoins. Ce qui
induit, du coup, une concurrence accrue entre
les systèmes d’enseignement supérieur. Ce
qui est nouveau, ce sont l’échelle – mondiale –
et le registre – international – de cette concurrence.
Car la concurrence entre les établissements
au sein d’un même système national ellemême
est aussi ancienne que l’enseignement
supérieur lui-même. De ce point de vue, le processus
politique qui sous-tend la loi LRU n’est
effectivement pas dénué d’ambiguïté : s’agit-il
de renforcer la coopération et de mutualiser
les forces des universités françaises pour attirer
plus et mieux que les universités nord-américaines
? S’agit-il d’organiser sans le dire une
concurrence renouvelée pour tirer des universités
ce qui pourrait être utile aux grandes écoles
et au secteur productif, sans chercher à réformer
l’Université française et à améliorer sa fonction
sociale ? Ce qui ne fait aucun doute, c’est que le
renforcement de la perspective européenne en
est totalement absent.
- Le plan « Réussir en licence » prétend agir en ce domaine. Il a été annoncé par la ministre juste après la fin du
mouvement étudiant de blocage des campus et revendiquant l’abrogation de la loi LRU à la fin de l’année 2007.
- 5 milliards d’euros sur cinq ans, soit 50 % de plus que lors des exercices précédents.
- http://www.cae.gouv.fr/rapports/046.htm
- « L’enseignement supérieur en France : analyse économique d’un effondrement (implosion) et des moyens d’une
(re)naissance », La lettre de l’OFCE n° 292 du 9 novembre 2007, http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/lettres/292.pdf
- Cf, par exemple, Mohamed Harfi et Claude Mathieu, « Classement de Shangaï et image internationale des
universités : quels enjeux pour la France », Horizons stratégiques, Centre d’analyse stratégique, n° 2, octobre 2006,
http://www.strategie.gouv.fr/revue/article.php3?id_article=126 ; et Philippe Aghion et alii, « Why Reform Europe’s
Universities ? », Bruegel Policy Brief 2007/04, sept. 2007, http://www.bruegel.org/Public/Publication_detail.php?ID=1169&publicationID=4618
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-2/la-reforme-francaise-est-elle-une-bonne-arme-pour-les-universites.html?item_id=2845
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