est grand reporter au Nouvel Economiste .
Indispensables contre-pouvoirs
Ils sont un contre-feu essentiel dans une démocratie moderne
comme la France, car ils régulent l’activité politique et économique
pour que le citoyen ne se retrouve pas systématiquement dans la situation
du pot de terre contre le pot de fer.
Les opérateurs de téléphonie mobile se
seraient bien passés de l’activisme de cette
association, tout comme les distributeurs d’eau.
S’il est un modèle de contre-pouvoir dans
le monde économique, l’Union fédérale des
consommateurs (UFC) peut sans doute se
prévaloir de ce titre. Cette association, forte
de plusieurs milliers de militants dans tous les
départements de l’Hexagone, est sur tous les
fronts, dès lors qu’il s’agit de la protection du
consommateur.
L’amende de 573 millions d’euros infligée par
le Conseil de la concurrence à Orange, SFR et
Bouygues Telecom est l’aboutissement d’analyses
et d’enquêtes menées par l’UFC. La sanction
imposée à la grande distribution pour entente
sur les prix des jouets, c’est encore elle, tout
comme les pénalités infligées aux parfumeurs
ou aux hôtels de luxe. Un exemple choisi parmi
d’autres régulateurs, qui font qu’aujourd’hui, le
pouvoir, politique, économique, financier ou
judiciaire, ne fonctionne pas en roue libre, mais
doit composer avec une galaxie d’empêcheurs
de tourner en rond.
Le premier d’entre eux vient de fêter son bicentenaire.
Il s’agit de la Cour des comptes. Cette
institution, un peu austère, a pour mission de
contrôler les comptes publics (État, entreprises
publiques...) et ceux des associations caritatives.
A priori, une activité de routine, comme
c’est le cas pour de nombreux services d’inspection
générale. Sauf que la Cour des comptes
est à l’origine de quelques-unes des affaires
financières les plus retentissantes sur le plan
judiciaire : les détournements de fonds de
l’Association de recherche sur le cancer (ARC),
le trou du Crédit lyonnais, la MNEF, autant de
dossiers débusqués par les magistrats de cette
juridiction qui, depuis 1982, sont épaulés par des
chambres régionales chargées de vérifier les
comptes des collectivités locales. La pugnacité
de cette institution s’explique d’abord par le
statut de ses magistrats. Ils sont inamovibles.
Leur premier président est nommé directement
par le président de la République et il fixe librement
avec ses collègues le programme annuel
d’enquête.
Une origine étatique
Historiquement, donc, les premiers contre-pouvoirs
ont été créés par la loi. L’administration
française a même constitué pour cela un nouveau
type de structure, les autorités administratives
indépendantes (AAI). En clair, ce sont
des organismes publics qui disposent de leur
propre budget et de leurs propres services. Ils
sont également dotés d’un pouvoir de sanction
qui pourra toujours être contesté devant une
cour d’appel. Leur raison d’être est finalement
simple : réguler une activité économique afin
d’éviter qu’elle ne s’exerce sans contrôle externe.
Le modèle n’est pas sans rappeler celui
des agences fédérales américaines, comme
celles chargées de l’alimentation ou de la sécurité
aérienne. En France, l’une des premières
AAI à voir le jour est l’Autorité des marchés
financiers (AMF), puis viennent le Conseil de
la concurrence ou encore le Conseil supérieur
de l’audiovisuel. Au total, le Conseil d’État en a
recensé trente-sept.
Les particuliers ne sont cependant pas demeurés
en reste. Des associations se sont également érigées en contre-pouvoirs, notamment dans le
secteur de l’environnement. Que ce soient des
organes de régulation comme le Conseil de
la concurrence ou des contre-pouvoirs purs et
durs comme les associations de défense de
l’environnement ou l’Observatoire international
des prisons, tous concourent à ce que les décisions
prises par la sphère politique, économique,
judiciaire, industrielle ne puissent s’exercer
sans contrepoids. Ce que les Anglais appellent
le système du « check and balance ». Les voies pour y arriver peuvent être différentes :
elles vont de la régulation douce à l’opposition
frontale.
La plupart de ces contre-pouvoirs dotés du
statut d’AAI ont le même mode de fonctionnement.
Ils sont constitués en équipes légères
avec des professionnels pointus, venus, parfois,
du secteur qu’ils contrôlent. Ainsi l’on trouve
des financiers au sein de l’AMF ou des professionnels
de la radio ou de la télévision au sein
du CSA. Un avantage qui est en même temps un
inconvénient, dans la mesure où ces hommes et
ces femmes ont parfois du mal à rompre avec
leur ancien milieu professionnel et à passer
dans la peau du gendarme indépendant. Ce
reproche a souvent été fait aux membres de
l’Autorité des marchés financiers ou encore à
ceux de l’autorité chargée de réguler les télécommunications
et, dans une moindre mesure,à ceux du Conseil supérieur de l’audiovisuel.
Cette faiblesse, lorsqu’elle est avérée ou même
supposée, remet en cause la volonté effective
de sanction de toute l’institution.
En revanche, d’autres AAI, comme le Conseil de
la concurrence, n’ont jamais fait l’objet de telles
critiques. Il est vrai que sa capacité à infliger de
fortes amendes dans tous les secteurs de la vieéconomique ou encore sa façon de débusquer
des cartels, tous azimuts, lui ont forgé, au fil du
temps, une légitimité incontestable.
Une action médiatisée
Leur reconnaissance, ces AAI la trouvent également
dans la médiatisation de leur action. La
plupart de leurs décisions, et surtout les sanctions,
font l’objet d’un communiqué, voire d’une
conférence de presse. Toutes ont compris que
le faire-savoir avait un double avantage.
D’abord, envoyer un message fort au secteur
concerné et aux pouvoirs publics sur l’existence
d’une situation non acceptable. Ensuite, rappeler à tous ceux qui sont en mesure de dénoncer
ou d’informer une autorité administrative indépendante
d’une situation critique, qu’ils seraient
bien inspirés de le faire.
Certaines AAI, comme le Conseil de la concurrence,
vont même plus loin, en prévoyant un
système de repentis. Celui qui est membre d’un
cartel peut ainsi, en cas de remords, dénoncer
le système en échange d’une sanction plus
faible, voire inexistante. Directement inspirée
du système américain, cette technique ne brille
pas par sa moralité, mais s’avère d’une réelle
efficacité. En revanche, à la différence de ce qui
se produit dans les grandes affaires judiciaires,
il est rare de voir des fuites dans la presse sur
le déroulement d’une enquête et le montant
d’une amende avant que l’information ne soit
officiellement disponible.
Alors que les AAI sont dotées d’un statut qui
garantit leur indépendance, puisqu’elles disposent
d’un statut et d’un budget propres, certains
corps d’inspection générale, rattachés directement à un ministère et donc moins autonomes,
se comportent également comme de véritables
contre-pouvoirs. C’est le cas de l’Inspection
générale des affaires sociales (IGAS) ou encore
du Bureau enquête accident (BEA). Le premier a
vocation à contrôler tout le secteur sanitaire et
social, des hôpitaux aux maisons de retraite, en
passant par les centres d’éducation surveillée. À plusieurs reprises, il a signalé à la justice des
manquements graves, notamment des atteintes
répétées à la dignité humaine. Le second
(BEA) est placé sous l’autorité du ministre des
Transports et intervient dès lors qu’un accident
d’avion se produit. Ses décisions peuvent avoir
de lourdes conséquences sur l’économie du
secteur aéronautique et aérien. Ainsi, après
l’accident du Concorde, le directeur général du
BEA a demandé l’arrêt de l’exploitation de cet
appareil, même si Air France n’était pas favorable à cette décision.
Ces deux exemples font cependant figure d’exceptions.
Trop nombreux sont les ministères
dans lesquels les corps d’inspection hésitent à
se mettre en porte-à-faux avec leur administration
et, au final, leur ministre. Aussi bien au ministère
des Finances qu’à l’Éducation nationale ou
encore à la Justice, il n’existe pas de véritable
contrepoids, capable de pointer les erreurs ou
les dysfonctionnements.
Le secteur associatif dans les espaces vacants
La nature ayant horreur du vide, le secteur
associatif prend le relais quand des manques évidents se font sentir et que l’État ne crée pas
les régulateurs attendus. Ce phénomène est
particulièrement vérifiable dans le secteur de
l’environnement.
Lorsque, par exemple, les pouvoirs publics
n’ont pas véritablement réagi devant la pollution
des nappes phréatiques en Bretagne, c’est
une association, Eaux et rivières de Bretagne,
qui a pris le dossier en main. Elle a ainsi déposé une série de recours contre des porcheries
industrielles non équipées de stations de retraitement
des déjections animales, et obtenu
gain de cause en justice. C’est également elle
qui a pointé les extensions non autorisées
par les pouvoirs publics de ces porcheries.
Normalement, en pareille situation, le préfet
aurait dû intervenir, mais le représentant de
l’État, dans cette région, n’a jamais voulu fâcher
le lobby des éleveurs. Une illustration de la
raison d’État ou du poids politique du monde
agricole.
Même constat pour les antennes-relais de
réseau de téléphonie mobile. C’est une association
de simples particuliers inquiets de l’absence
de réponses compréhensibles à leurs
questions qui a fait monter le débat sur la place
publique.
Dans le domaine économique, un contre-pouvoir
s’est créé, en réaction à la frilosité d’un
autre contre-pouvoir. Les actionnaires individuels,
estimant que leurs intérêts étaient insuffisamment
défendus par l’Autorité des marchés
financiers (AMF) se sont regroupés dans l’Association
des actionnaires minoritaires (ADAM).À chaque fois qu’une opération de fusionacquisition
a lésé leurs intérêts ou lorsqu’un
texte de loi se révèle préjudiciable à leur statut
d’actionnaires sans grand pouvoir de décision,
ils le font savoir haut et fort dans les médias
ou même devant les tribunaux. Leur action est
d’autant plus reconnue que la présidente de
l’association est la même depuis sa création.À 70 ans, Colette Neuville fait aujourd’hui figure
de sage et pas un seul instant de dangereuse
agitatrice propagandiste.
L’opinion est, bien entendu, en droit de se
demander quel est le véritable impact de l’action
de ces contre-pouvoirs. Certains, comme
l’Observatoire international des prisons (OIP),
peuvent déjà jauger de leur efficacité en
fonction du niveau d’exaspération qu’ils suscitent
au sein du ministère concerné. Cette
association qui se préoccupe des conditions
d’incarcération en France a, bien entendu, un« boulevard » devant elle, compte tenu du
manque de prisons et de leur état. Mais surtout,
il convient de se demander si l’instauration, cet été, par le ministère de la Justice, d’un contrôleur
général des prisons, n’est pas, en partie,
une réponse aux critiques formulées par cette
association. Critiques qui reposent notamment
sur une enquête d’opinion adressée à l’ensemble
des détenus de l’Hexagone.
Un impact certain
Une hirondelle ne fait cependant pas toujours le
printemps. Globalement, ces contre-pouvoirs
un peu hétéroclites, lorsqu’on les place côte à
côte, ont-ils réellement changé la pratique du
pouvoir dans la sphère économique, politique,
judiciaire, ou ne sont-ils finalement qu’un alibi
pour ces trois pouvoirs qui peuvent ainsi se
démarquer de tout absolutisme ?
Avec le recul nécessaire, on peut considérer,
aujourd’hui, que ces régulateurs ont modifié
l’environnement sur lequel ils agissent. Avant
toute fusion-acquisition, les entreprises concernées
se demandent désormais si leur union ne
constituera pas un abus de position dominante.
Les industriels, eux, ont intégré les atteintes à
l’environnement dans leurs actions et négocient
en général avec les associations locales
de protection de l’environnement, avant toute
nouvelle implantation. Quant aux élus locaux, ils
savent que la lecture, en plein conseil municipal,
d’observations désagréables de la chambre
régionale des comptes, sur leur gestion, sera du
plus mauvais effet pour leur réélection.
Mais surtout, vus du côté des citoyens, la naissance
puis l’enracinement des contre-pouvoirs, dans
notre paysage, signifient que la raison d’État ou la
raison du plus fort n’ont désormais plus cours.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-2/indispensables-contre-pouvoirs.html?item_id=2828
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