Olivier DEBOUZY

est avocat associé au cabinet August & Debouzy (Paris, Bruxelles)

Sylvie GRANDO

est avocate of counsel au cabinet August & Debouzy

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La Commission européenne concurrencée

Dans le véritable « empire des normes » qu’est l’Union européenne, la répartition des rôles entre la Commission, la Cour de justice et les États membres est en constante évolution. « Le droit devient, plus encore qu’auparavant, le paradigme de fonctionnement essentiel », observent Olivier Debouzy et Sylvie Grando.

Au terme du traité instituant la Communauté européenne (traité CE), la Commission qui doit veiller à son application, ainsi qu’à celle des dispositions prises pour son exécution, dispose de trois pouvoirs essentiels dans le fonctionnement de la Communauté :

  • le pouvoir de contrôle, qui lui permet d’exiger des informations des États membres ou des entreprises, et de procéder à des vérifications sur place, notamment en matière de concurrence, dans le cadre de l’application des articles 81 et 82 du traité ;

  • le pouvoir de sanction, qui l’autorise, d’une part, à déférer à la Cour de justice tout État membre qui manque à ses obligations communautaires pour le faire sanctionner, et, d’autre part, à sanctionner directement les entreprises et les particuliers, dans les mêmes conditions, en leur infligeant de lourdes amendes administratives (comme c’est le cas, là encore, en matière de concurrence) ;

  • le pouvoir d’autoriser un État menacé de perturbations graves à déroger provisoirement aux règles communautaires par l’application de clauses de sauvegarde.

Si l’on se reporte à la définition du mot contrepouvoir, « force politique et économique qui s’oppose à un pouvoir établi », et à la réalité de l’Union, celle-ci est en effet le seul système international fondé exclusivement sur la règle de droit, un véritable « empire des normes ». Dès lors, l’enjeu principal est celui de la mise en oeuvre de ces normes : Commission, gouvernements et Cour de justice, tous trois « pouvoirs établis », sont moins dans une logique d’équilibre que de concurrence bureaucratique.

Trois types d'action

C’est en matière de concurrence que la Commission, à travers trois modes d’action, a fini par s’imposer par rapport aux États membres : par ses décisions en matière de concentration ; à l’occasion de l’approbation des aides d’État et, enfin, par la mise en cause de certaines réglementations étatiques.
L’un des principes généraux de la Communauté européenne est « l’établissement d’un régime assurant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché intérieur ». Ce principe, qui s’applique aux entreprises, s’applique également aux États. C’est pour cette raison que l’article 87 du traité CE déclare incompatibles avec le marché commun les aides accordées directement ou indirectement par les États lorsqu’elles menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions. Le principe étant l’interdiction, la Commission seule dispose du pouvoir de décider si une aide que se propose d’octroyer un État est compatible ou non avec les règles communautaires.
« L’aide d’État » étant typiquement un instrument de mise en oeuvre de la politique industrielle d’un pays, cela revient à conférer à la Commission le pouvoir d’interférer dans la volonté des États de soutenir une entreprise ou un secteur.
Deux exemples français récents démontrent l’importance et l’étendue du pouvoir de la Commission en la matière.
Au mois de novembre 2007, afin de permettre aux marins-pêcheurs français de faire face à la flambée du prix du gazole, le gouvernement français s’était engagé à mettre en place un système de compensation de l’impact de la hausse du prix du carburant. Dès l’annonce de ce projet, la Commission européenne a mis en garde la France, estimant qu’il s’agissait d’une aide au fonctionnement incompatible avec les règles communautaires. La France a été obligée de revenir sur ses engagements et de modifier son projet. De la même façon, en 2003, lorsque l’État français a voulu sauver Alstom, qu’il considérait comme l’un de ses champions nationaux, la Commission a diligenté une enquête approfondie sur la compatibilité des aides proposées. Ce n’est que le 7 juillet 2004 que la Commission européenne a approuvé les aides accordées par la France pour la restructuration industrielle du groupe Alstom, autorisation assortie toutefois de conditions très strictes.

Jeux d'argent et livret A

La politique de libéralisation menée par la Commission illustre aussi sa capacité – dans les limites posées par le traité CE et pour atteindre les objectifs posés par celui-ci – à faire prévaloir la règle de droit communautaire face à la volonté des États de conserver certains monopoles ou certaines restrictions aux libertés établies par le traité de Rome. Ainsi, récemment, la Commission européenne s’en est prise au monopole sur les jeux d’argent et à la distribution par la Poste, la Caisse d’épargne et le Crédit mutuel des livrets A et bleu.
S’agissant des jeux d’argent en ligne, la Commission a souhaité privilégier les libertés garanties par le traité (liberté d’établissement et de prestations de services, concurrence), alors que pour l’État français, le monopole permet de lutter efficacement contre l’emprise de la criminalité organisée sur le milieu du jeu et le blanchiment des capitaux, tout en limitant les incitations excessives au jeu.
S’agissant du livret A, la Commission a, au nom de la liberté d’établissement et de la libre prestation de services, favorisé la concurrence entre les banques pour la collecte de l’épargne par l’utilisation de cet instrument financier. Le gouvernement français estime, lui, que le mode de distribution de ces livrets constitue un moyen de mise en oeuvre de financement du logement social qui justifie les avantages consentis aux établissements collecteurs : sa position a été contrebattue par la Commission.

Les armes des États membres

Si la Commission européenne peut mettre en échec les politiques industrielles et économiques des États membres au sein de l’Union européenne, ces derniers disposent toutefois de deux armes efficaces qui leur permettent, dans certaines circonstances précises, d’échapper à la primauté de la compétence de cette institution : l’article 296 du traité et l’article 21 § 4 du règlement n° 139-2004 sur les concentrations. L’article 296 du traité permet à un État membre d’écarter son application lorsqu’il s’agit de protéger les intérêts essentiels à sa sécurité, c’est-à-dire touchant au domaine de la Défense. Cet article peut, par exemple, être utilisé pour accorder des aides d’État sans être soumis à la réglementation communautaire, ou pour enjoindre à une entreprise de ne pas notifier une concentration de dimension communautaire à la Commission européenne.
L’article 21, § 4 du règlement n° 139-2004 prévoit, quant à lui, la mise à l’écart du caractère exclusif du contrôle communautaire des concentrations pour protéger les intérêts légitimes d’un État membre, en ces termes : « Les États membres peuvent prendre les mesures appropriées pour assurer la protection d’intérêts légitimes autres que ceux qui sont pris en considération » par ce règlement.
Le règlement précise, de manière restrictive et limitative, trois catégories d’intérêts légitimes au nom desquels un État peut prendre à tout moment les mesures appropriées, sans avoir à consulter les autorités communautaires :

  • la sécurité publique, ce qui couvre non seulement la Défense nationale et la sécurité du territoire, mais aussi la sécurité des produits et la santé des consommateurs ;
  • la pluralité d’opinion des médias ;
  • les règles prudentielles, c’est-à-dire relatives à la régularité des opérations financières et boursières.

On voit que les États membres conservent ainsi, dans les domaines de souveraineté au sens large, des prérogatives réelles et jusqu’à présent relativement efficaces.

Deux arrêts symboliques

Enfin, et pour tempérer encore la capacité d’action de la Commission, un autre pouvoir se manifeste, celui du contrôle juridictionnel. L’illustration de l’équilibre entre la Commission et la Cour de justice sont les deux décisions rendues par celle-ci concernant deux opérations de concentration interdites par la Commission, dans lesquelles cette dernière a subi des revers importants qui devraient avoir des conséquences sur la suite de son activité. En effet, en 2007, à l’occasion de deux affaires symboliques, Tetra-Laval c/ Sibel (25 octobre 2002, affaire T-5/02), puis Schneider c/ Legrand (22 octobre 2002, affaires T-310/01), la Commission européenne a vu non seulement ses décisions d’interdiction des opérations annulées, mais également sa responsabilité mise en cause par le tribunal de première instance des Communautés.
L’équilibre atteint aujourd’hui est instable et en perpétuelle évolution : jusqu’à une date récente, les juridictions européennes avaient plutôt joué le rôle de soutien de la Commission que celui de contre-pouvoir à son égard. Mais les arrêts Tetra-Laval et Schneider-Legrand montrent que les juridictions européennes n’hésitent pas à adopter une attitude plus offensive et à jouer un rôle plus clairement politique, sur le modèle de celles des États-Unis, dans les débats sur l’interprétation du traité CE. Il est probable que, dans les années à venir, le rôle de la Cour de justiceévolue pour prendre une coloration encore plus politique, correspondant à la montée en puissance d’une juridiction désormais chargée d’interpréter un corpus normatif donnant lieu à des débats plus fréquents, probablement plus acrimonieux, mais dont la médiation juridique permet la résolution pacifique et selon des critères objectifs, donc politiquement légitimes.
Il faut y voir une évolution logique : véritable empire des normes, comme on l’a dit, la Communauté européenne ne vaut que par sa capacité à produire, à justifier et à mettre en oeuvre des règles juridiques. Celles du traité CE ont aujourd’hui une importance primordiale, non seulement sur le plan économique, mais encore social, environnemental, en matière de gestion des entreprises, etc. Rien d’étonnant dès lors à ce que ce soient les juridictions européennes qui prennent, sur ces questions, un rôle éminent. Dans l’univers juridique et technicien qu’est la Communauté, le droit devient, plus encore qu’auparavant, le paradigme de fonctionnement essentiel. Mais l’initiative politique appartient toujours aux États membres : c’est là ce qui désespère les fédéralistes et devrait rassurer les souverainistes. Mais c’est un autre débat…

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-2/la-commission-europeenne-concurrencee.html?item_id=2835
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