Zaki LAÏDI

est directeur de recherche à Sciences-Po.

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Les inégalités au coeur du débat public

Dans des sociétés ayant un idéal égalitaire et où l’ouverture aux autres rend les comparaisons de plus en plus nombreuses, la mondialisation est purement « délégitimée » socialement, précisément parce qu’elle ne profiterait pas à tous. Cette analyse prévaut aussi bien dans les pays riches que dans ceux qui le sont moins. La réalité est plus complexe...

Si on laisse de côté les questions de mesure des inégalités, qui sont fortement débattues chez les économistes et qui aboutissent forcément à des conclusions différentes, on peut avancer les remarques suivantes : de manière générale, les inégalités entre pays (les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres) se sont indiscutablement accrues. Si on prend en considération, cette fois non pas les pays mais les ménages, en utilisant les mêmes bases, on aboutit à une appréciation aussi négative. La mondialisation accentuerait les inégalités. Et si donc elle les accentue, elle n’a guère de légitimité. C’est là que les choses se compliquent.
Tout d’abord parce qu’il y a inégalités et inégalités. Car si, par exemple, on observe les inégalités entre pays, en pondérant le poids de ces pays par rapport à leur population, on constate une très sensible régression des inégalités, et cela essentiellement en raison de la croissance chinoise et indienne. De fait, la croissance des pays en développement est, depuis 2003, trois fois plus rapide que celle des pays du G-7.

Inégalité n'est pas paupérisation

Il faut donc préciser un point essentiel : ce n’est pas parce que les inégalités s’accroissent qu’un pays régresse. C’est même souvent le contraire. L’idée selon laquelle l’inégalité se traduit par un enrichissement des riches et un appauvrissement des pauvres est le plus souvent une contre-vérité. L’inégalité signifie avant tout que l’enrichissement des plus riches s’accroît plus vite que celui des plus pauvres. Ce phénomène est probablement injuste, mais n’a rigoureusement rien à voir avec une sorte de paupérisation. Et il explique que l’accroissement des inégalités n’est nullement contradictoire avec un recul de la pauvreté absolue.
Enfin, même si aux deux bouts de l’échelle sociale, l’inégalité s’accroît, cela ne signifie pas non plus que cette inégalité est généralisée dans toutes les couches de la population. Très souvent, si on prend comme mesure, non pas les 5 % les plus riches et les 5 % les plus pauvres, mais les 20 % les plus riches et les 20 % les plus pauvres, on aboutit à des conclusions très différentes. C’est pourquoi parler de l’accroissement des inégalités sans dire de quelles inégalités on parle n’a aucun sens, même si le sujet peut alimenter les discussions du Café du commerce ou les débats politiques.

Une prime au travail qualifié

Reste néanmoins à savoir pourquoi les inégalités de revenus à l’intérieur d’un très grand nom bre de pays augmentent, au point qu’aujourd’hui, la Chine est statistiquement aussi inégalitaire que les États-Unis. Fondamentalement, le problème de l’inégalité tient au fait que le travail qualifié est beaucoup mieux rémunéré que le travail non qualifié, et cela en raison de l’évolution technologique. En économie, le facteur rare est toujours mieux payé que le facteur abondant. Mais ce problème est aggravé par le fait que le travail non qualifié n’est pas assez développé ou stimulé. Les hausses répétées et indifférenciées du Smic, par exemple, ont pour conséquence de rendre plus difficile l’entrée sur le marché des non qualifiés. L’idéal serait que le salaire minimum soit indexé sur la productivité des activités par branches, de façon à permettre d’embaucher plus facilement, mais aussi de faire progresser les salaires plus rapidement.
Au plan international, la théorie libérale de l’échange a toujours considéré que l’ouverture des marchés réduisait les inégalités car elle favorisait, sur la base de l’avantage comparatif, aussi bien les travailleurs qualifiés du Nord que les travailleurs non qualifiés du Sud. Mais dans les faits, les choses ne se passent pas tout à fait comme cela. Il est indéniable que la première source d’inégalités internes résulte de l’écart croissant de rémunération entre travailleurs qualifiés et travailleurs non qualifiés. Mais on ne peut pas dire mécaniquement qu’au niveau mondial, cela favorise pour autant les travailleurs non qualifiés du Sud.
Beaucoup d’études faites à propos du Mexique montrent que la rareté du travail disponible profite avant tout aux travailleurs qualifiés plus qu’aux non-qualifiés. Autrement dit, même si le travail est non-qualifié, ce sont des travailleurs qualifiés qui le prennent. C’est un problème que l’on connaît d’ailleurs en France aussi, notamment dans les emplois de la fonction publique où l’on ne peut pas refuser un emploià une personne sous prétexte qu’elle serait surqualifiée.

Une réalité complexe

Dans l’étude américaine la plus exhaustive qui ait été faite sur le lien entre mondialisation et inégalités, on se rend compte en réalité qu’il existe une infinité de situations qui interdisent soit de conclure que la mondialisation réduit les inégalités, ce qui est la thèse libérale, soit qu’elle les accroît de manière linéaire et inéluctable. En Asie, par exemple, les deux pays les plus inégalitaires sont le Népal (presque totalement fermé) et la Chine (très ouverte). Parmi les moins inégalitaires, on trouve la Corée, de plus en plus ouverte et développée) et le Pakistan (peu ouvert et très mal développé).
À l’intérieur d’un même pays, d’un groupe social à l’autre, mais aussi à l’intérieur même d’un même groupe social, on peut observer des inégalités. Cela vaut pour la Chine où les inégalités sociales sont d’abord et avant tout régionales.
Mais cela vaut aussi pour des paysans africains. Celui qui pourra exporter facilement ses produits pourra profiter de l’ouverture, alors que celui qui vit dans une région enclavée ne bénéficiera pas de cette opportunité, tout en payant des produits importés de plus en plus cher.
C’est une des raisons pour lesquelles il est très difficile d’évaluer l’impact des mesures de libéralisation des échanges sur le développement. D’autant qu’une des inégalités croissantes dans le système mondial vient de l’écart entre les pays émergents et les autres.
En réalité, on ne peut tirer que deux enseignements de cette complexité. Le premier est qu’il est indéniable que, sur le moyen-long terme, le choix de l’ouverture est le plus bénéfique au développement. Car il n’y a tout simplement aucun contre-exemple.
Simultanément, il serait illusoire de penser que l’ouverture économique est un bienfait en soi en l’absence de stratégie globale de développement ou de redistribution. En Europe, on constate d’ailleurs que les pays à tradition égalitaire comme les pays scandinaves continuent à l’être malgré la mondialisation et ceux qui ne l’ont jamais été continuent à être des sociétés inégalitaires. De ce point de vue, la mondialisation est bien plus le révélateur des forces et faiblesses d’un pays que l’expression d’une réalité radicalement nouvelle et peu maîtrisable.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-2/les-inegalites-au-coeur-du-debat-public.html?item_id=2834
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