Annie KRIEGER-KRYNICKI

est maître de conférences honoraire à l'université Paris-Dauphine.

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L’organisation mondiale du commerce, un contre-pouvoir international ?

Au nom des obligations auxquelles ils ont librement souscrit, les États membres de l’OMC doivent se plier à la jurisprudence de cette institution héritière du GATT et destinée à oeuvrer pour le libre-échange et la paix, et accepter ses conseils ou critiques. Par petites touches, l’organisation encadre et régule la loi du marché.

Dans ses Principes de la philosophie du droit, Hegel avait brossé un tableau réaliste et sombre des échanges internationaux : « Dans leurs relations entre eux, les États se comportent en tant que particuliers. Par suite, c’est le jeu le plus mobile de la particularité intérieure, des passions, des intérêts, des buts, des talents, des vertus, de la violence, de l’injustice et du vice, de la contingence extérieure à la plus haute puissance que puisse prendre ce phénomène. C’est un jeu où l’indépendance de l’État est exposée au hasard. »
Afin de prévenir ces vicissitudes, ces hasards, ces enchaînements de violence, les guerres tarifaires et les manipulations de la concurrence, fut adopté, en 1947, l’Accord général sur le commerce et les tarifs (ou Gatt). Avec des objectifs plus ambitieux, son héritière, l’Organisation mondiale du commerce, a vu le jour à Marrakech en mars 1994 : selon ses directeurs successifs, en effet, « l’organisation était venue apporter la paix et non la guerre ».

Un droit normatif et diplomatique

Actuellement forte de 150 membres, en dépit d’un budget modeste, financée par les contributions des États au prorata de leur puissance économique, l’OMC gère, avec au sommet un conseil général, un directeur général et quatre conseils (relatifs au commerce des marchandises, aux droits de propriété intellectuelle appliqués au commerce, au commerce des services et à la coopération douanière), les accords correspondants. Ses comités ad hoc contrôlent les autres – en tout une vingtaine : accords sur l’agriculture, les mesures sanitaires et phytosanitaires, les obstacles techniques, les investissements liés au commerce, les inspections avant expédition, les règles d’origine, les subventions et les mesures compensatoires. D’autres accords développent ou explicitent certains articles du Gatt. Dont l’article VI, en conformité duquel l’Union européenne met en préparation un livre blanc sur les mesures antidumping susceptibles d’être adoptées par ses membres. Un comité sur le commerce et l’environnement a été ajouté devant l’importance prise par le sujet. Autant de pans de l’activité souveraine de l’État qui lui échappent, comme celui de l’attribution des licences d’importation réglementée par un accord.
Les candidats ont dû consentir de lourdes concessions pour adhérer à l’OMC : abaissement et consolidation de droits de douane, suppression de certains monopoles, transparence de leur politique commerciale et adaptation de leur législation aux exigences des accords. Mais, en compensation de ces aliénations de leurs prérogatives, ils se voyaient offrir un accès au marché des autres membres par le jeu de la clause de la nation la plus favorisée, une égalité de traitement grâce à celle du traitement national (article III) et la prévisibilité de l’accueil fait à leurs exportations. C’était la fin du « hasard » hégélien si dérangeant.
La pièce maîtresse du système est constituée par l’Organe de règlement des différends (ORD) et son Organe d’appel. Chargés de veiller à la bonne observance des accords et des articles hérités du Gatt 47, ils ont fini par donner naissance à un droit normatif, jurisprudentiel mais aussi diplomatique, car axé sur le respect des conventions internationales et ménageant les susceptibilités nationales par le choix des termes.

« Protectionnisme reptilien ? »

Mais si les États ont accepté, devant ces perspectives alléchantes, de s’engager dans la longue marche de l’adhésion (la Chine a mis quinze ans), tandis que se multipliaient les accessions, par la suite, les réactions n’ont pas manqué. Le président François Mitterrand avait même dénoncé « le protectionnisme reptilien », faussant le jeu prévu du multilatéralisme et du libre-échange.
Ayant eu pour objectif d’en jeter les bases, le Gatt de 1947 a opéré successivement au cours des différents rounds ou cycles en abaissant substantiellement les droits tarifaires : du round d’Annecy en 1949 à celui de Tokyo de 1973 à 1979, ils sont passés de 7 à 4,7 % en moyenne pour les produits manufacturés. Autant de sources de revenus dont se privaient les États, en échange d’une meilleure fluidité des échanges et d’avantages pour les consommateurs. L’OMC a continué cette politique avec plus ou moins de succès et un échec lors de la conférence de Seattle de 1999, à la déception d’ailleurs de pays en développement, privés de la discussion de leurs dossiers. Le lancement d’un nouveau cycle à Doha, en 2001, s’est soldé par un blocage. Pierre d’achoppement : le maintien des subventions à leur agriculture, dispositif majeur de leur politique interne pour les États-Unis et la Communauté européenne, qui ne veulent pas en démordre.
Autre obstacle qui est de taille : le refus de certains pays émergents (Inde et Brésil) d’ouvrir leurs frontières aux produits manufacturés des pays développés (avec des pics tarifaires de 50 à 60 %), ainsi que leurs secteurs de banque et d’assurance. Peut-être l’augmentation des produits agricoles permettra-t-elle de supprimer un des obstacles à la conclusion du cycle. D’autant que le président du Brésil, Lula da Silva, a déploré dans son discours aux Nations unies, le 1er septembre 2006, « le fracasso de ces négociations », d’où jailliraient les germes du terrorisme, du trafic de la drogue et du crime organisé, et dénoncé « cette mise en danger du système de sécurité commerciale. »

Les États membres passés au crible

Les États ont également accepté leur mise sous surveillance avec la création d’un Organe d’examen des politiques commerciales (OEPC). À tour de rôle, chaque membre voit toutes ses activités passées au crible. Les unions douanières sont également dans le champ de vision afin de s’assurer de leur respect du multilatéralisme. Le cas du Japon a été examiné le 31 janvier et le 2 février 2007. L’OEPC l’a félicité pour l’amélioration de sa situation avec la fin de la déflation, mais lui a conseillé de mener des réformes structurelles dans les secteurs de l’énergie et des services, et de poursuivre celles entamées dans le domaine financier et le secteur public. L’aide gouvernementale à l’agriculture a été jugée considérable, sans pour autant obtenir des résultats notables sur le plan de la production. Certes, le niveau des investissements étrangers directs est devenu comparable à celui des autres pays, mais la politique de la concurrence devra être renforcée, ainsi que la libéralisation du commerce agricole.
L’Argentine a suivi (les 12 et 14 février) et obtenu un satisfecit pour sa « sortie de la pire récession de son histoire ». La croissance de son économie a été due dans une large mesure aux réformes, dont la suppression du taux de change fixe, la renégociation et la réduction de la dette extérieure et l’intervention du gouvernement dans la fixation des prix sur le marché intérieur. Mais l’OMC lui conseille de prévoir une stratégie susceptible d’éviter le retour d’une crise semblable à celle de 2003, en échappant à la surchauffe économique, en redonnant confiance aux investisseurs et en jouant un rôle important dans la reprise du cycle de Doha.

Encouragements et critiques

La Communauté européenne, dont ce fut le tour les 26 et 28 février 2007, s’est vue reconnaître la place de leader mondial de l’exportation et de second importateur de marchandises. Sa contribution à l’accroissement du commerce mondial est due à sa politique d’ouverture de ses marchés. Si l’amélioration de son taux de chômage a été positive, des réformes comme la libéralisation des services à l’égard des pays tiers et des 27 pays membres devraient être poursuivies. L’abaissement des barrières au commerce devrait être continué, ainsi que la réduction des subventions à l’agriculture.
L’Inde vient de faire l’objet du dernier examen. Après l’avoir félicitée de sa croissance de 9 %, l’Organe d’examen a déploré le retard dans les dénationalisations, la paralysie des investissements étrangers due aux obstacles bureaucratiques, l’insuffisance des réseaux électriques handicapant l’industrie et les retards apportés à l’amélioration de l’infrastructure routière.
L’OEPC alterne donc félicitations ou reproches voilés et prodigue même ses conseils de politiqueéconomique afin d’améliorer les performances commerciales et de permettre aux membres de jouer un rôle positif.
La place prise dans le « contentieux » de l’OMC est également soulignée avec les sujets de grippage. L’Union européenne se taille, avec les États-Unis, la part belle – mais les pays émergents et les pays les moins avancés (PMA) ne sont pas en retrait. La jurisprudence – terme à nuancer pour les raisons sémantiques indiquées plus haut – n’avait pas hésité à frapper fort en s’attaquant à la prérogative régalienne de fixation de l’impôt : de 1987 à 1997, le Japon a été plusieurs fois pressé d’abaisser sa taxe sur les alcools étrangers (cognac, genièvre, vodka, tequila, whisky) au même niveau que celle de son alcool local et très protégé, le soshu. La résistance fut longue et l’ORD opiniâtre et victorieux ; comme dans le cas similaire de discrimination dont la Corée du Sud frappait aussi les alcools étrangers en violation de l’article III sur le traitement national (1998-1999). Et ce, à la satisfaction de la Communauté européenne, qui représente à l’OMC les intérêts de ses 27 membres (l’Union européenne n’ayant pas la personnalité juridique), qui y siègent également à titre individuel.

Défense du principe de précaution

Le principe de précaution, pourtant inscrit désormais dans l’ordre constitutionnel français, a été bousculé par l’Organe d’appel en 1998 : l’interdiction d’importation de la viande bovine du Canada et des États-Unis (dite « aux hormones ») a été levée, la France n’ayant pu établir la preuve scientifique qu’elle était nuisible pour la santé. En revanche, la même invocation de l’Accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires a légitimé l’interdiction de l’amiante. Par requête du 28 mai 1998, le Canada s’était plaint de cette interdiction par la France de l’importation de l’amiante chrysolithe ou fibreuse ou de produits – tel le ciment – en contenant, en vertu d’un décret du 24 décembre 1996. Le Canada s’appuyait sur ledit accord, ainsi que sur l’Accord relatif aux obstacles techniques au commerce. Les expertises se multiplièrent et les membres du groupe spécial consultèrent tous les traités, études et articles scientifiques sur le sujet, dont un rapport de l’Inserm. Des comparaisons furent établies entre les normes internationales et les normes françaises plus exigeantes. Le Canada n’ayant pas été en mesure de renverser la défense par des arguments scientifiquement étayés, le groupe spécial a conclu « à l’établissement d’un lien strict et nécessaire entre les mesures prises par la France et la protection de la santé et de la vie humaine ». L’Organe d’appel s’est borné à confirmer cette recommandation, car l’épais rapport établissait un véritable code de la preuve devant l’ORD. Dans la même ligne du principe de précaution, les organismes génétiquement modifiés vont poser un problème sérieux à la Communauté européenne. L’ORD, le 7 février 2006, a statué sur la plainte de l’Argentine, du Canada et des États-Unis, producteurs de maïs et de soja modifiés, contre le barrage imposé à leurs exportations par certains membres de la CE (dont la France) et la mise en place d’un moratoire. Le groupe spécial a estimé qu’il y avait atteinte aux articles de l’Accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires. La référence à certains accords internationaux – le protocole de Carthagène signé par les États-Unis sur la biosécurité et la Convention sur la biodiversité (les États-Unis n’ayant pas ratifié le second et les autres États plaignants n’ayant adhéré à aucun des deux) – n’avait pu être retenue. Les traités internationaux ne pouvaient donc pas être pris en considération dans ce litige, sauf à titre de guide dans l’interprétation des termes des accords de l’OMC.
Quant à la violation de l’Accord sur les barrières techniques au commerce, elle n’a pas eu à être examinée, car si l’une des parties contrevient à l’Accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires, cela suffit, la règle devant être étroite et spécifique. En conséquence, le groupe spécial a affirmé le droit pour chaque pays de vérifier le risque encouru jusqu’au risque zéro, les OGM devant être traités comme des produits ordinaires. La preuve scientifique du risque pour la santé et la vie n’ayant pas été apportée, le 19 décembre 2006, la Communauté européenne a dû accepter d’adopter les recommandations du groupe spécial, et l’aménagement d’un délai de douze mois expirant le 27 novembre 2007. Comme la CE, la France se verra obligée d’importer ces produits, donc de mettre en péril sa balance du commerce extérieur, tout en se refusant, paradoxalement, par un moratoire sur ces mêmes cultures, à assurer son autosuffisance.
Le bastion du monopole des jeux et des courses de chevaux a été également battu en brèche. L’État d’Antigua-et-Barbuda, initiateur de jeux en ligne, s’est estimé lésé par la législation américaine instituant un monopole. La CE, le Japon puis la Chine se sont portés tierces parties, selon la procédure, afin d’observer le déroulement de l’affaire et les arguments des parties. En novembre 2004, le groupe spécial a estimé que les textes nord-américains constituaient une barrière au commerce. Ce qui a été confirmé en 2007 par l’Organe d’appel qui n’a pas retenu l’argument des risques d’atteinteà la moralité publique, les États-Unis abritant un réseau important de jeux, avec notamment les récents casinos indiens. En laissant signer l’Accord sur les services, leurs juristes, selon les Américains, avaient omis – oubli, négligence ou erreur d’appréciation à long terme ? – d’exclure de la ratification le Secteur 10 (domaines récréatif, culturel et sportif). Tandis que d’autresÉtats, plus prudents, avaient prévu à l’époque cette exception : la CE, la Finlande, la Croatie, la Slovénie, la Suède, suivis de l’Egypte, de l’Islande, du Pérou et du Sénégal. Devant la résistance des Américains à respecter le texte, l’État des Caraïbes, avec à propos, les accusa d’ « être de mauvais joueurs » !
En revanche, l’ORD a protégé vigoureusement le précarré des États et ses limites. Les États- Unis avaient, en 1996, refusé l’importation de crevettes de Thaïlande, au motif qu’elles avaientété pêchées avec des filets à larges mailles, piégeant les tortues marines, ce qui était interdit par leur législation sur les espèces protégées. Mais le groupe spécial, confirmé par l’Organe d’appel, en 1998, a estimé qu’il n’était pas possible d’imposer sa propre législation aux pays qui en étaient dépourvus et a repoussé le principe d’extraterritorialité des lois.

Le recours à la clause de sauvegarde

Pacta sunt servanda est un adage qui s’applique à la fois aux particuliers et aux États. Mais tous ont la tentation de se soustraire aux obligations librement souscrites. Certes, le terme de sanction n’existant pas, l’OMC ne peut agir que par le moyen de compensation ou de retrait des concessions mutuellement consenties, mais ils pèsent tout aussi lourdement. Reste aux États le recours à la clause de sauvegarde, mais l’OMC en dénonce aussi l’abus ; d’autres portes de sortie sont constituées par la protection de la balance des paiements, celle de la protection de la moralité publique, de la vie et de la santé des nationaux, mais ce sont des palliatifs. Devant la levée de boucliers des membres condamnés, le précédent directeur de l’OMC, l’Australien Mike Moore, répondait : « En termes freudiens, l’OMC a été vue comme un organe castrateur des États-nations, mais dans les institutions internationales, ce seraient les plus puissants qui mèneraient le jeu. »
Par petites touches, l’Organe de règlement des différends, en montrant une totale impartialité quelle que fût la puissance des parties et en équilibrant avantages et pertes, a permis d’encadrer et de réguler la loi d’airain du marché jugé impitoyable, même si Schopenhauer, fils de négociant, pensait que « les marchands constituaient la seule classe honnête » ( in De l’éthique).
Ainsi, l’OMC est parvenue « à prendre au piège de la solidarité les souverainetés ombrageuses », selon l’expression du doyen Georges Vedel, comme le furent autrefois par les communautés, les nations européennes, afin de rompre les enchaînements dramatiques des guerres et des revanches. Au lieu d’un droit imposé par un diktat d’une organisation internationale instituée à cet effet, comme l’avait suggéré la délégation française auprès de la Commission internationale des Nations unies (CNUDCI) en 1970, il a mieux valu que ce soient les États eux-mêmes qui aient consenti aux abdications de souveraineté nécessaires au maintien d’un réseau fiable et continu dans les relations internationales, en dépit de poussées récurrentes de résistance.

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