© R.Schmeken
est professeur de sociologie à l’université de Munich.
Repenser le pouvoir dans un monde globalisé
Pour Ulrich Beck, dans la « société du risque mondial », l’économie a pris
un pouvoir considérable par rapport à l’État, mais, à long terme, un État
cosmopolite pourrait émerger, réconciliant les perdants et les gagnants
de la mondialisation...
L’économie mondiale représente une sorte
de métapuissance par rapport à l’État ; elle peut
changer les règles nationales et internationales.
L’économie s’est échappée de la cage des
conflits de puissance territorialisés et nationaux,
pour acquérir de nouveaux pouvoirs dans l’espace
numérique. C’est comme changer les
règles en plein milieu d’une partie d’échecs. Le
pion (l’économie) devient soudain un cavalier
(grâce aux nouvelles possibilités que lui offrent
les technologies de l’information), et il peut
maintenant faire échec et mat au roi : l’État. Mais
peut-être le roi peut-il, lui aussi, faire échec au
cavalier de l’économie en employant de nouvelles
méthodes...
La métapuissance de l’économie mondiale
D’où les nouvelles stratégies du capitalisme
tirent-elles leur métapuissance ? C’est exactement
l’inverse de la théorie classique du pouvoir
: la menace n’est plus l’invasion, mais bien
la non-invasion (ou le retrait) des investisseurs.
Il n’y a qu’une chose qui soit pire que d’être
envahi par des ultinationales : ne pas être
envahi par des multinationales.
Si le pouvoir des États (selon les raisonnements
nationaux) s’accroît par les conquêtes territoriales,
celui des puissances de l’économie globale
s’accroît à partir du moment où elles deviennent
extraterritoriales. Le pouvoir de l’État n’est donc
pas remis en cause par celui d’un autre État, par
la menace ou la conquête militaire, mais bien
de manière déterritorialisée, externe, par le
biais des échanges transnationaux et d’activités
situées dans l’espace numérique. Ce concept
de déterritorialisation inverse la compréhension
traditionnelle du pouvoir, de la violence et
de l’autorité.
Ce n’est plus l’impérialisme, mais le non-impérialisme,
ce n’est plus l’invasion, mais le retrait
qui constituent le coeur du pouvoir économique
global. La puissance déterritorialisée
de l’entreprise n’a besoin de la politique ni
pour être obtenue, ni pour être légitimée. Son
implémentation contourne les institutions des
démocraties développées comme les parlements
et les tribunaux. La menace non violente,
invisible, délibérée du retrait ou de l’inaction
n’est pas conditionnée par le consentement. Le
métapouvoir n’est ni illégal, ni illégitime ; il est
translégal, et il modifie les règles des systèmes
nationaux et internationaux.
Le pouvoir de ne pas investir existe partout. La
globalisation n’est pas un choix. Personne ne
l’oblige. Personne ne la dirige, personne ne l’a
lancée, et personne ne peut l’arrêter. C’est une
sorte d’irresponsabilité organisée. On cherche
sans cesse un responsable, quelqu’un auprès
de qui se plaindre. Mais il n’y a personne au
bout du fil, pas d’adresse e-mail. Plus la domination
du discours sur la globalisation s’étend,
plus les stratégies du capitalisme se renforcent.
Mais cela ne signifie pas pour autant que les
PDG dirigent le monde. Il faut souligner que le
métapouvoir de retirer ses investissements ne
dépend pas de nouveaux dirigeants avec des
idéaux politiques. La « politique » n’est qu’un
effet secondaire, un accident. L’investissement
n’est ni politique, ni apolitique. Il représente une
sorte de sous-politique globale.
Politique et économie sans frontière
La frontière entre la politique et l’économie est
en train de disparaître : sa place est négociée
âprement, elle est redessinée et redéfinie. Pour
prendre un exemple : le monopole de l’État sur la législation subit les assauts d’une sorte de
privatisation. Des changements législatifs sontà l’ordre du jour dans les sociétés capitalistes
avancées comme dans les anciens États communistes,
et dans les pays d’Afrique, d’Asie et
d’Amérique latine. Toutes ces sociétés modifient
leurs normes légales et leurs institutions
sous l’impulsion du Fonds monétaire international
et de la Banque mondiale.
De nouveaux acteurs (cabinets d’avocats
d’affaires, corps d’arbitrage, institutions internationales,
ONG) contribuent à diversifier
les formes de régulation, les processus de
création de règles, et à la prolifération des
méthodes d’interprétation et d’application
des normes et des standards. En réalité, la
loi est à la fois privatisée et transnationalisée.
Les droits de propriété intellectuelle, les brevets,
les lois sur l’environnement et les droits
de l’homme sont les domaines clés où les
frontières entre les contextes nationaux et
transnationaux s’effacent, voire disparaissent
complètement.
Les entreprises et les organisations transnationales
deviennent de quasi-États privés. Ils
prennent des décisions engageant la collectivité,
tout en devenant des décideurs fictifs, des
organismes virtuels. Les entreprises anciennesétaient régulées par les principes du marché
et la hiérarchie ; leur pouvoir et leurs décisions étaient déterminés par l’économie et étaient
limités, ce qui leur épargnait de devoir les
légitimer.
Mais aujourd’hui, les entreprises sont de quasi-États
et elles doivent aussi prendre des décisions
politiques ; dans le même temps, elles
sont fondamentalement dépendantes de la
négociation et de la confiance, et ont donc profondément
besoin de légitimité.
Aux défis de ce que j’appelle la « société du
risque mondial », ni la dérégulation, ni la libéralisation,
ni les privatisations ne sont capables
de remédier. En réalité, le régime libéral
fait empirer ces risques. Sans impôts, pas
d’infrastructures. Sans impôts, pas d’éducation,
pas de soins médicaux abordables. Sans
impôts, il n’y a pas d’espace public. Et sans
espace public, il n’y a pas de légitimité. Sans
légitimité, il n’y a pas de gestion des conflits,
et pas de sécurité. Pour boucler la boucle :
sans place publique pour réguler (c’est-àdire
gérer publiquement et sans violence) les
conflits, tant nationalement que globalement,
il n’y aura pas d’économie.
Un État ajusté au marché global
C’est le paradoxe central de la vision néolibérale
de l’État et de la politique. Elle tend vers
l’image idéale d’un État minimal, dont les responsabilités
et l’autonomie sont réduites à la
mise en application des normes économiques
globales. L’État, « ajusté au marché global », doit être facilement remplaçable et complètement échangeable ; il doit être en concurrence avec
le plus grand nombre possible d’États similaires ;
il doit avoir internalisé le régime néolibéral dans
ses institutions.
Déréguler le marché et privatiser les propriétés
publiques n’aboutira pas à un État faible.
La perspective est celle d’un État plus fort, par
exemple dans le domaine de la surveillance et
de la répression. C’est un État qui réduit petit à petit l’habeas corpus et les jurys populaires,
augmente les peines de prison, la surveillance
des frontières, et doit s’attendre à voir surgir le
terrorisme comme arme des faibles. Les règles
juridiques adaptées à une économie globale
doivent être autorisées par les États et défendues
contre la résistance sociale. Avant tout,
un tel État doit être certain que la mobilité des
capitaux reste très supérieure à la mobilité du
travail.
Autre paradoxe important : la globalisation
oblige à renforcer les frontières et leur contrôle.
Ces nouvelles frontières ne fonctionnent pas
comme les anciennes. Elles ressemblent à du
gruyère : elles laissent place à l’incertitude, à cause des flux d’informations, de capitaux,
de personnes. L’État doit tout de même avoir
un territoire défini sur lequel exercer son pouvoir
réel, parce qu’il doit être en position de
convaincre ses propres citoyens d’accepter les
règles transnationales. De fait, les États doivent
même pouvoir légitimer a posteriori des décisions
souvent prises de manière complètement
anti-démocratique, et qui sapent le pouvoir des
politiques nationales. Pour aboutir à une restructuration
néolibérale du monde, le pouvoir
de l’État doit donc simultanément être minimisé
et maximisé.
Les entreprises peuvent affaiblir les États
Les gouvernements, les partis et les États ont
des difficultés à exploiter le paradoxe décrit
ci-dessus pour revitaliser la politique démocratique.
Les entreprises ont l’avantage de la
mobilité et d’un réseau global, et elles peuvent donc affaiblir les États en les montant les uns
contre les autres. Cette expansion des règles
translégales fonctionne d’autant mieux que les
perspectives nationales continuent de dominer
dans les visions des personnes et des États. Ce
qu’on peut appeler le nationalisme méthodologique
de la vie, de la politique (et même de la
recherche) quotidiennes ne fait que renforcer le
pouvoir des grandes entreprises. Les rivalités
nationales empêchent les dirigeants de découvrir
la puissance de la coopération entre les États et de lui donner une forme institutionnelle.
En d’autres termes, l’obsession des nations
pour la politique intérieure scie la branche sur
laquelle elle est assise.
Les réponses politiques à la géographie économique
globale naissante peuvent être apportées
par ce que j’appelle la déspatialisation de
l’État, de la politique et de l’identité. Qu’est-ce
que cela signifie ? Les gouvernements agissent
en réalité dans un espace transnational dès le
moment où ils négocient des accords internationaux,
ou (comme, par exemple, l’Union
européenne) lorsqu’ils s’allient pour créer un
espace de « souveraineté partagée, interactive
et coopérative ». Mais cette stratégie a un prix.
Dans les conditions actuelles de la globalisationéconomique, les États sont piégés par leur
nationalité. S’ils s’en tiennent au postulat de la
souveraineté de la politique des États-nations,
ils renforcent la mise en concurrence des pays
par les investissements, et augmentent les risques
de création de monopoles sur le marché
mondial, qui affaiblit à son tour la position des
acteurs étatiques. Si, au contraire, ils réduisent
la concurrence entre les États en s’associant et
en s’imposant de renforcer leur position vis-àvis
de l’économie globale, ils augmentent leur
souveraineté nationale. L’étroitesse nationale
de l’État est un frein à l’inventivité transnationale.
Les gouvernements doivent donc abandonner
leur indépendance et se lier les uns aux autres à
travers des accords de coopération pour pouvoir
régler avec succès les problèmes centraux
de leurs pays.
Distinguer autonomie et souveraineté
Pour sortir du piège des nationalités tant en
pensée qu’en action, il faut distinguer l’autonomie
de la souveraineté. C’est une idée centrale
pour les sciences sociales cosmopolites : il n’y
a pas de contradiction entre une réduction de
l’autonomie nationale et une augmentation de
la souveraineté nationale. Le processus de globalisation
s’accompagne d’un glissement de
l’autonomie fondée sur l’exclusion nationale
vers une souveraineté fondée sur l’inclusion
transnationale. La logique du jeu à somme nulle
perd de sa puissance de conviction. La nouvelle
politique commencera en « passant le mur du
son national ».
À partir de ce point, comment l’idée d’État
peut-elle s’ouvrir aux défis de la transnationalisation,
aux défis de la « société du risque mondial » ? On peut reformuler la question ainsi :
qui empêchera le prochain holocauste ? La
réponse que j’essaie d’apporter est peut-être
l’État cosmopolite, qui serait fondé sur le principe
de l’indifférence nationale. Tout comme
la paix de Westphalie a mis fin aux guerres de
religion des XVIe et XVIIe siècles en séparant État et religion, les conflits du XXe et du XXIe
siècle pourraient être empêchés en séparant
l’État de la nation. Seuls les États laïques
permettent de pratiquer plusieurs religions, et
seul un État cosmopolite pourrait garantir la
coexistence des identités nationales. Freiner
la théologie nationaliste devrait permettre de
redéfinir le champ et les cadres de la politique,
tout comme ce fut le cas du christianisme au
début de l’époque moderne en Europe.
La voie du cosmopolitisme
Que signifie donc cette vieille épithète de « cosmopolite », qui commence à retrouver
de son lustre ? Le cosmopolitisme est le nouveau
concept englobant la globalisation de la
politique, de l’identité et de la société. Le nationalisme
pense en termes de distinctions et de
loyautés exclusives. Le cosmopolitisme pense
en termes de distinctions et de loyautés inclusives
(citoyens de deux mondes, le cosmos et la
polis). Il est donc possible d’avoir des racines
et des ailes, d’avoir de nouvelles filiations sans
renoncer à ses origines. L’adjectif « national »
présuppose une autodétermination. La question
du cosmopolitisme est : l’autodétermination,
très bien, mais contre qui ? De quels choix
disposent les victimes de l’autodétermination ?
Comment pouvons-nous coexister, à la fois égaux et différents ? Comment pouvons-nous éviter de choisir entre vivre ensemble en abandonnant
nos différences et vivre séparés dans
des communautés homogènes qui ne communiquent
que par le marché et la violence ? Seul
un État post-national, plurinational, indifférent et tolérant envers toutes les nationalités est en
mesure de dépasser cette alternative. L’altérité
des nations doit être présente, reconnue ; elle
doit pouvoir s’exprimer, aussi bien culturellement
que politiquement.
Je vois aujourd’hui l’Europe comme une structure
quasi étatique transnationale, cosmopolite,
qui tire précisément sa force politique de l’affirmation
et de l’affaiblissement de la diversité
nationale européenne. L’Europe en tant qu’État
cosmopolite peut coopérer pour domestiquer
la globalisation économique et garantir l’altérité
de l’autre : voilà une utopie réaliste.
Les grandes caractéristiques d'un État cosmopolite
L’idée d’un État cosmopolite est-elle transposable
dans d’autres régions du monde ?
L’architecture d’un État fédéral cosmopolite
pourrait permettre de sortir de cette fausse
alternative, en particulier dans les régions où
les conflits ethnico-nationaux sont fréquents (on
pense par exemple au conflit entre Israéliens et
Palestiniens), ou dans celles où des annexions
ont lieu (Hong Kong) ou menacent (Taïwan).
Au Moyen-Orient, cela nécessiterait que les
Israéliens réimportent leur propre tradition cosmopolite,
la conscience de la diaspora.
Les ennemis du cosmopolitisme sont faciles à
identifier et apparemment tout-puissants, mais
qui pourrait devenir l’agent de la transformation
cosmopolite ? Le capitalisme peut-il devenir
un facteur de renouveau de la démocratie par
le cosmopolitisme ? Je sais que cette idée
retournerait totalement la perspective de l’internationale
socialiste. Pourtant, est-il possible de
faire de la sous-politique des investissements
un instrument de pouvoir visant à la fois à établir
des règles globales pour dompter le capitalisme « sauvage », et à forcer les États-nations à
s’ouvrir au cosmopolitisme ? Ou bien cette idée
ne fait-elle que susciter de faux espoirs, encore
une fois ?
Rien n’est plus risqué que d’essayer de prédire
l’avenir. Mais qui s’intéresse à la montée
en puissance de l’économie globale peut faire
des pronostics à court et à long termes. À court
terme, les forces du protectionnisme triompheront
peut-être, grâce à un mélange de nationalisme,
d’anticapitalisme, d’écologie, de défense
des démocraties nationales, de xénophobie et
de fondamentalisme religieux.
À long terme, pourtant, il pourrait se créer une
coalition encore plus paradoxale entre les « perdants » de la globalisation (les syndicats, les écologistes,
les démocrates) et les « vainqueurs »
(les grandes entreprises, les marchés financiers,
les organismes régulateurs mondiaux), qui aboutirait à un renouvellement de la chose politique –
si tant est que les deux parties sachent reconnaître
leur intérêt et comprennent que le cosmopolitisme
sera le mieux à même de les servir. Alors
les défenseurs des travailleurs, les écologistes et
les partisans de la démocratie soutiendront un
système législatif cosmopolite, et les entreprises
multinationales le feront aussi car, au bout du
compte, elles ne peuvent prospérer que dans un
cadre qui leur garantit, à elles et aux autres, une
sécurité légale, politique et sociale.
La seule manière de rendre cette vision du cosmopolitisme
possible, comme Emmanuel Kant
nous l’a appris voilà bientôt deux siècles, est de
continuer à agir « comme si » elle était possible.
Permettez-moi de conclure par une citation de
George Bernard Shaw : « L’homme raisonnable
s’adapte au monde ; l’homme déraisonnable
s’obstine à essayer d’adapter le monde à luimême.
Tout progrès dépend donc des hommes
déraisonnables. »
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