Joseph MAÏLA

est politologue, consultant auprès d'organisations internationales, ancien recteur de l'Institut catholique de Paris et directeur du Centre de recherche sur la paix. Il est membre de la Commission de rédaction du livre blanc de la politique étrangère française

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Des menaces multidimensionnelles

La guerre n’a pas disparu avec la mondialisation : son champ s’est modifié.
Les menaces pour la sécurité restent nombreuses ; s’y adjoignent, parmi d’autres, des risques écologiques et le spectre des pandémies.

Les transformations qui affectent le monde contemporain ne peuvent se comprendre uniquement en termes économiques. Si l’accélération des échanges, la densification des flux financiers en même temps que leur volatilité, la dérégulation des marchés et les évolutions spectaculaires des technologies de l’information et de l’informatique marquent sans conteste la mondialisation en cours et l’interdépendance des économies, les changements qui touchent à la géopolitique n’en sont pas moins significatifs de la recomposition du monde.
De fait, depuis la chute du mur de Berlin, les grandes données qui ont régi le monde des relations internationales ont changé. Exit le monde bipolaire, et avec lui la rivalité tendue, parfois dramatique, des superpuissances. Exit donc la guerre ? On a pu le penser. Toutefois, l’enthousiasme qui a pu un moment prévaloir quant à une ère de paix qui se profilerait après des années marquées par la guerre froide et la menace nucléaire est vite retombé. La fin des idéologies prophétisée par les uns, la fin de l’histoire entrevue par d’autres, tels Francis Fukuyama, le déclin de l’État-nation, et partant celui des espaces nationaux de souveraineté, annoncé par les plus libéraux, se sont révélés moins décisifs qu’escomptés.

Un champ conflictuel nouveau

La guerre elle-même, dont certains prévoyaient l’obsolescence et la disparition en s’appuyant sur l’analyse du philosophe Kant selon laquelle les républiques (les démocraties dans notre langage) ne se font pas la guerre, a résisté plus et mieux que prévu. Bref, si un monde, certes différent, a émergé du démantèlement du cadre géopolitique et idéologique ancien, surmontant des dangers réels de confrontation globale, ses contours ne sont pas encore suffisamment avérés pour accréditer un passage à une nouvelle ère mondiale plus sûre. Nous nous trouvons aujourd’hui condamnés à vivre dans un monde de transition, où la puissance est disséminée et sera de plus en plus répartie entre plusieurs États. L’hyperpuissance américaine a montré en Irak les limites de l’usage de la force. L’idée d’imposer le dessein messianique d’une universelle démocratisation a fait long feu. La Russie de Vladimir Poutine se redresse et se construit. Et déjà pointent sur un horizon qui n’est pas si éloigné, ces puissances de demain que seront la Chine, l’Inde et, il faut l’espérer, une Union européenne qui soit un véritable pôle politique.

De nouvelles menaces

Pour le moment, et en attendant que se mettent en place les nouveaux rapports de force qui se dessinent, il faut constater que c’est la nature de la conflictualité qui a changé. De nouvelles menaces ont surgi qui ont remplacé les anciennes causes de friction et d’hostilité. Trois grands types de menaces sont venus élargir le cadre de la déstabilisation et de la violence dans le monde.
Le premier type de menace à l’ordre du monde ne relève plus tant de la guerre entre États que des violences qui s’engendrent au sein même de certains États et contribuent à leur éclatement. Les États que la littérature spécialisée appelle « États faibles » ou encore « États faillis » (failed states) sont devenus de façon spectaculaire les premiers pourvoyeurs de violence au cours des années de l’après-guerre froide. Les guerres qui ont ensanglanté le territoire de l’ex-Yougoslavie et ont conduit à l’éclatement de ce pays en sont un exemple spectaculaire. De même que la guerre civile rwandaise en 1994 et ses massacres en sont un autre. Là, en près de quatre semaines, 800 000 personnes ont péri dans de véritables menées punitives de haine identitaire destinées à éradiquer des populations. Le génocide rwandais restera une tache honteuse pour la communauté internationale. Non seulement cette dernière n’a pas vu venir, ni a fortiori su prévenir, des massacres d’une ampleur effrayante, mais au moment où ces massacres se déroulaient, elle n’a pas pu les empêcher et stopper net les génocidaires. Du point de vue de la nature de leur crise, les cas de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda ne sont que de tristes illustrations de situations où le « vouloir vivre » en commun ne parvient plus à s’accommoder de la diversité ethnique, religieuse ou linguistique et à imaginer des solutions de participation au pouvoir ou de répartition des charges et des fonctions politiques entre les communautés et les groupes.
À cet égard, nombre de pays, pour des raisons diverses et variées, se retrouvent ou se sont retrouvés dans cette situation. Chypre, le Liban, la Côte d’Ivoire, mais aussi la République démocratique du Congo, le Liberia et la Somalie, et tout récemment le Kenya, restent porteurs de ces mêmes risques de déstabilisation interne qui souvent donnent lieu à des ingérences régionales. Les « guerres civiles régionalisées » sont la résultante d’une violence qui déborde de son aire d’origine et entraîne dans la spirale de la conflictualité les pays avoisinants. C’est ainsi qu’un danger existe – qui ira sans doute croissant – que des pays faibles, peu structurés et travaillés par des divisions communautaires, ethniques ou tribales ne deviennent véritablement des menaces pour eux-mêmes et pour leur environnement. On se retrouve dès lors dans des cas de figure que n’avaient pas imaginés les rédacteurs de la Charte des Nations unies en 1945. Ce ne sont plus en effet les rivalités entre États, supposés forts et hégémoniques, qui menacent la paix et la sécurité mondiales, mais les États faibles qui, par leur instabilité et parfois du fait de leur « implosion », deviennent des sources potentielles de désordre.

Des conflits souvent anciens

Une question peut légitimement dès lors être posée à ce stade : ces conflits propres aux États « faibles » ont-ils partie liée à la mondialisation ou sont-ils simplement concomitants à une mondialisation qui leur donnerait une visibilité accrue ? La réponse est ici nuancée. Dans la plupart des cas, les conflits dits « nouveaux » sont des conflits anciens. La plupart des pays en proie à la guerre, notamment en Afrique, sont des pays qui dès le départ connaissaient une faiblesse structurelle tant du point de vue de leur architecture politique que des tensions communautaires, ethniques ou religieuses qui les travaillaient. La fin de la guerre froide n’aurait fait en sorte que « libérer » ces tensions du carcan idéologique qui les enserrait à l’époque de la rivalité des deux Grands. Cependant, quelle que soit l’interprétation que l’on a des « nouveaux conflits », force est de relever un paradoxe criant en mondialisation. En effet, au moment où des pays en Europe ainsi que dans de nombreux autres endroits de la planète (Amériques, Asie...) se regroupent en unions politiques ou en vastes marchés de libre échange et d’ouverture des frontières, voilà que d’autres, au contraire, se délitent, éclatent et se décomposent.
Cette hétérogénéité dans le destin des nations est inquiétante. Elle signale comme une fracture dans l’ordre du monde entre, par endroits, un passage ou une transition de l’État classique vers des structures supra-étatiques d’intégration régionale voire continentale, économique et/ou politique, et une involution ou une régression, ailleurs, vers des formes sociétales pré-étatiques avec les violences qui lui sont attachées.

Les dangers du terrorisme international

Une autre grande cause d’instabilité est la menace que fait peser le terrorisme dans nombre de lieux et de régions de la planète. Sans être un phénomène autonome puisqu’il prend source dans des situations conflictuelles localisées, le terrorisme a néanmoins acquis une puissance de propagation dans le monde du fait de la constitution de réseaux internationaux qui le portent et l’exportent. Tout se passe comme si la mondialisation, qui contribue, comme on l’a signalé, à la visibilité accrue des conflits, facilitait également la dissémination de leurs effets. Après les attentats du 11 septembre 2001, d’autres attentats sont venus frapper des capitales politiques ou économiques comme Londres, Madrid ou Casablanca.
Régulièrement mis en accusation, l’islamisme militant du mouvement al-Qaida créé par Oussama Ben Laden, apparaît comme le redoutable responsable d’une violence tentaculaire capable de s’implanter et de se projeter dans différents endroits du monde. S’il est tentant de se représenter l’action terroriste perpétrée par al-Qaida, ou par tout autre groupe, commeétant impulsée par un centre capable, de par ses antennes et sa logistique, de commanditer des attentats aux quatre coins de la planète, les conflits bloqués, tel celui de la Palestine, les terreaux favorables à l’agitation islamiste tels l’Irak, l’Afghanistan, l’Algérie ou le Pakistan, ou encore la protestation sociale contre la misère dans nombre de pays sont capables de susciter des identifications belliqueuses et d’entretenir des identités de frustration.
Difficile politique, dès lors, que celle qui consisteà combattre le terrorisme. La seule répression, du type la « guerre contre le terrorisme » menée par l’administration du président Bush, contre un ennemi capable par ailleurs de se dissimuler, comme le montre la traque inaboutie d’Oussama Ben Laden en Afghanistan, avère ses limites. Plus graves, en matière de lutte contre le terrorisme, sont toutefois les dérives sécuritaires et les débordements de la puissance qui conduisent aisément à des situations extrêmes comme celles qui prévalent dans la prison de Guantanamo ou celles qui ont fait la sinistre notoriété de la prison d’Abou Ghraïb en Irak. La mise en place de panoplies juridiques restrictives des droits des personnes, indiquentégalement à quelles extrémités inexcusables peut mener un combat, certes nécessaire et de tous les instants contre la terreur, mais dont le sens peut être dénaturé quand il se laisse aller à la violence et aux méthodes qu’il combat. Le véritable danger auquel font face les démocraties dans la lutte antiterroriste est de succomber à cette tentation et, sous prétexte d’efficacité, de perdre leur âme en cédant à une répression oublieuse ou peu respectueuse des droits de l‘homme et des libertés, socles de la démocratie.

Des risques pour la santé humaine

Enfin, une troisième source d’instabilité pourrait être repérée au niveau de menaces qui, sans être d’ordre militaire ou sécuritaire, n’en constituent pas moins une cause structurelle de déstabilisation. Au rang de ces fléaux modernes, les ravages causés par les pandémies comme le sida en Afrique, la grippe aviaire ou les maladies qui touchent le cheptel. S’ajoutent à ces menaces les risques écologiques comme le réchauffement climatique et ses conséquences désastreuses en termes d’inondations ou de sécheresse, l’épuisement des ressources naturelles de la planète à la suite d’une exploitation éhontée et d’un pillage sans précédent des réserves hydrauliques, halieutiques, fossiles ou forestières. Les conséquences de telles politiques industrielles et de développement irresponsables sont dramatiques. Car la guerre menée ici à la nature est aussi une guerre menée contre l’homme. La destruction de l’habitat naturel et de l’environnement est grosse de bouleversements humains subséquents. Comment ne pas percevoir que toutes les crises dites naturelles ou les catastrophes dites humanitaires ou sociales sont liées, et qu’elles sapent les fondements de la stabilité sociale, accroissent la misère et la pauvreté dans les pays en développement, menacent la croissance et le développement durable et font peser sur l’humanité de demain de vrais dangers de raréfaction des ressources ?

Une approche globale de la sécurité

C’est cette approche globale qui devrait caractériser la recherche de la sécurité à l’âge de la mondialisation. Les menaces sont désormais multidimensionnelles. Elles ne touchent plus seulement aux questions stratégiques classiques qui mettent en jeu la sécurité des nations, comme avec le contentieux sur le dispositif anti-missiles que le président Bush entend installer en Europe orientale et qui lui vaut l’ire de Vladimir Poutine. Elles ne portent pas sur les risques de la prolifération nucléaire comme avec la Corée du Nord ou aujourd’hui avec l’Iran.
La menace résulterait bien plutôt de ce mélange explosif qui mêle la faiblesse du développement économique pour les pays les plus pauvres, l’absence de sécurité dans un monde où les armes de destruction massive, également chimiques et biologiques, sont à la portée d’un grand nombre d’acteurs, y compris des groupes terroristes, et la violation des droits de l’homme génératrice du rejet de l’autre et de politiques d’autoritarisme et d’exclusion.
Le grand défi de la sécurité au XXIe siècle tiendra à la capacité des hommes à inventer les cadres d’un multilatéralisme efficace et inclusif où les problèmes communs seront discutés et résolus ensemble.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-2/des-menaces-multidimensionnelles.html?item_id=2842
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