est politologue, consultant auprès d'organisations internationales, ancien recteur de l'Institut catholique de Paris et directeur du Centre de recherche sur la paix. Il est membre de la Commission de rédaction du livre blanc de la politique étrangère française
Des menaces multidimensionnelles
La guerre n’a pas disparu avec la mondialisation : son champ s’est modifié.
Les menaces pour la sécurité restent nombreuses ; s’y adjoignent,
parmi d’autres, des risques écologiques et le spectre des pandémies.
Les transformations qui affectent le monde
contemporain ne peuvent se comprendre uniquement
en termes économiques. Si l’accélération
des échanges, la densification des flux
financiers en même temps que leur volatilité,
la dérégulation des marchés et les évolutions
spectaculaires des technologies de l’information
et de l’informatique marquent sans conteste
la mondialisation en cours et l’interdépendance
des économies, les changements qui touchent à la géopolitique n’en sont pas moins significatifs
de la recomposition du monde.
De fait, depuis la chute du mur de Berlin, les
grandes données qui ont régi le monde des
relations internationales ont changé. Exit le
monde bipolaire, et avec lui la rivalité tendue,
parfois dramatique, des superpuissances. Exit
donc la guerre ? On a pu le penser. Toutefois,
l’enthousiasme qui a pu un moment prévaloir
quant à une ère de paix qui se profilerait après
des années marquées par la guerre froide et
la menace nucléaire est vite retombé. La fin
des idéologies prophétisée par les uns, la fin
de l’histoire entrevue par d’autres, tels Francis
Fukuyama, le déclin de l’État-nation, et partant
celui des espaces nationaux de souveraineté,
annoncé par les plus libéraux, se sont révélés
moins décisifs qu’escomptés.
Un champ conflictuel nouveau
La guerre elle-même, dont certains prévoyaient
l’obsolescence et la disparition en s’appuyant
sur l’analyse du philosophe Kant selon laquelle
les républiques (les démocraties dans notre
langage) ne se font pas la guerre, a résisté
plus et mieux que prévu. Bref, si un monde,
certes différent, a émergé du démantèlement
du cadre géopolitique et idéologique ancien,
surmontant des dangers réels de confrontation
globale, ses contours ne sont pas encore suffisamment
avérés pour accréditer un passage à
une nouvelle ère mondiale plus sûre. Nous nous
trouvons aujourd’hui condamnés à vivre dans
un monde de transition, où la puissance est disséminée
et sera de plus en plus répartie entre
plusieurs États. L’hyperpuissance américaine a
montré en Irak les limites de l’usage de la force.
L’idée d’imposer le dessein messianique d’une
universelle démocratisation a fait long feu. La
Russie de Vladimir Poutine se redresse et se
construit. Et déjà pointent sur un horizon qui
n’est pas si éloigné, ces puissances de demain
que seront la Chine, l’Inde et, il faut l’espérer,
une Union européenne qui soit un véritable
pôle politique.
De nouvelles menaces
Pour le moment, et en attendant que se mettent
en place les nouveaux rapports de force qui se
dessinent, il faut constater que c’est la nature
de la conflictualité qui a changé. De nouvelles
menaces ont surgi qui ont remplacé les anciennes
causes de friction et d’hostilité. Trois grands
types de menaces sont venus élargir le cadre
de la déstabilisation et de la violence dans le
monde.
Le premier type de menace à l’ordre du monde
ne relève plus tant de la guerre entre États que
des violences qui s’engendrent au sein même
de certains États et contribuent à leur éclatement.
Les États que la littérature spécialisée
appelle « États faibles » ou encore « États faillis »
(failed states) sont devenus de façon spectaculaire
les premiers pourvoyeurs de violence
au cours des années de l’après-guerre froide.
Les guerres qui ont ensanglanté le territoire de
l’ex-Yougoslavie et ont conduit à l’éclatement
de ce pays en sont un exemple spectaculaire.
De même que la guerre civile rwandaise en
1994 et ses massacres en sont un autre. Là, en
près de quatre semaines, 800 000 personnes
ont péri dans de véritables menées punitives
de haine identitaire destinées à éradiquer des
populations. Le génocide rwandais restera une
tache honteuse pour la communauté internationale.
Non seulement cette dernière n’a pas
vu venir, ni a fortiori su prévenir, des massacres
d’une ampleur effrayante, mais au moment où
ces massacres se déroulaient, elle n’a pas pu les
empêcher et stopper net les génocidaires. Du
point de vue de la nature de leur crise, les cas
de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda ne sont que
de tristes illustrations de situations où le « vouloir
vivre » en commun ne parvient plus à s’accommoder
de la diversité ethnique, religieuse
ou linguistique et à imaginer des solutions de
participation au pouvoir ou de répartition des
charges et des fonctions politiques entre les
communautés et les groupes.
À cet égard, nombre de pays, pour des raisons
diverses et variées, se retrouvent ou se sont
retrouvés dans cette situation. Chypre, le Liban,
la Côte d’Ivoire, mais aussi la République démocratique
du Congo, le Liberia et la Somalie, et
tout récemment le Kenya, restent porteurs de
ces mêmes risques de déstabilisation interne
qui souvent donnent lieu à des ingérences
régionales. Les « guerres civiles régionalisées »
sont la résultante d’une violence qui déborde
de son aire d’origine et entraîne dans la spirale
de la conflictualité les pays avoisinants. C’est
ainsi qu’un danger existe – qui ira sans doute
croissant – que des pays faibles, peu structurés
et travaillés par des divisions communautaires,
ethniques ou tribales ne deviennent véritablement
des menaces pour eux-mêmes et pour
leur environnement. On se retrouve dès lors
dans des cas de figure que n’avaient pas imaginés
les rédacteurs de la Charte des Nations
unies en 1945. Ce ne sont plus en effet les rivalités
entre États, supposés forts et hégémoniques,
qui menacent la paix et la sécurité mondiales,
mais les États faibles qui, par leur instabilité et
parfois du fait de leur « implosion », deviennent
des sources potentielles de désordre.
Des conflits souvent anciens
Une question peut légitimement dès lors être
posée à ce stade : ces conflits propres aux États « faibles » ont-ils partie liée à la mondialisation
ou sont-ils simplement concomitants à une
mondialisation qui leur donnerait une visibilité
accrue ? La réponse est ici nuancée. Dans la
plupart des cas, les conflits dits « nouveaux »
sont des conflits anciens. La plupart des pays
en proie à la guerre, notamment en Afrique,
sont des pays qui dès le départ connaissaient
une faiblesse structurelle tant du point de vue
de leur architecture politique que des tensions
communautaires, ethniques ou religieuses qui
les travaillaient. La fin de la guerre froide n’aurait
fait en sorte que « libérer » ces tensions du carcan
idéologique qui les enserrait à l’époque
de la rivalité des deux Grands. Cependant,
quelle que soit l’interprétation que l’on a des « nouveaux conflits », force est de relever un
paradoxe criant en mondialisation. En effet, au
moment où des pays en Europe ainsi que dans
de nombreux autres endroits de la planète
(Amériques, Asie...) se regroupent en unions
politiques ou en vastes marchés de libre échange
et d’ouverture des frontières, voilà que
d’autres, au contraire, se délitent, éclatent et se
décomposent.
Cette hétérogénéité dans le destin des nations
est inquiétante. Elle signale comme une fracture
dans l’ordre du monde entre, par endroits,
un passage ou une transition de l’État classique
vers des structures supra-étatiques d’intégration
régionale voire continentale, économique
et/ou politique, et une involution ou une
régression, ailleurs, vers des formes sociétales
pré-étatiques avec les violences qui lui sont
attachées.
Les dangers du terrorisme international
Une autre grande cause d’instabilité est la
menace que fait peser le terrorisme dans nombre
de lieux et de régions de la planète. Sans être un phénomène autonome puisqu’il prend
source dans des situations conflictuelles localisées,
le terrorisme a néanmoins acquis une
puissance de propagation dans le monde du
fait de la constitution de réseaux internationaux
qui le portent et l’exportent. Tout se passe
comme si la mondialisation, qui contribue,
comme on l’a signalé, à la visibilité accrue des
conflits, facilitait également la dissémination de
leurs effets. Après les attentats du 11 septembre
2001, d’autres attentats sont venus frapper des
capitales politiques ou économiques comme
Londres, Madrid ou Casablanca.
Régulièrement mis en accusation, l’islamisme
militant du mouvement al-Qaida créé par
Oussama Ben Laden, apparaît comme le redoutable
responsable d’une violence tentaculaire capable de s’implanter et de se projeter dans
différents endroits du monde. S’il est tentant
de se représenter l’action terroriste perpétrée
par al-Qaida, ou par tout autre groupe, commeétant impulsée par un centre capable, de par
ses antennes et sa logistique, de commanditer
des attentats aux quatre coins de la planète,
les conflits bloqués, tel celui de la Palestine, les
terreaux favorables à l’agitation islamiste tels
l’Irak, l’Afghanistan, l’Algérie ou le Pakistan, ou
encore la protestation sociale contre la misère
dans nombre de pays sont capables de susciter
des identifications belliqueuses et d’entretenir
des identités de frustration.
Difficile politique, dès lors, que celle qui consisteà combattre le terrorisme. La seule répression,
du type la « guerre contre le terrorisme »
menée par l’administration du président Bush,
contre un ennemi capable par ailleurs de se
dissimuler, comme le montre la traque inaboutie
d’Oussama Ben Laden en Afghanistan, avère
ses limites. Plus graves, en matière de lutte
contre le terrorisme, sont toutefois les dérives
sécuritaires et les débordements de la puissance
qui conduisent aisément à des situations
extrêmes comme celles qui prévalent dans la
prison de Guantanamo ou celles qui ont fait la
sinistre notoriété de la prison d’Abou Ghraïb en
Irak. La mise en place de panoplies juridiques
restrictives des droits des personnes, indiquentégalement à quelles extrémités inexcusables
peut mener un combat, certes nécessaire et
de tous les instants contre la terreur, mais dont
le sens peut être dénaturé quand il se laisse
aller à la violence et aux méthodes qu’il combat.
Le véritable danger auquel font face les
démocraties dans la lutte antiterroriste est de
succomber à cette tentation et, sous prétexte
d’efficacité, de perdre leur âme en cédant à une
répression oublieuse ou peu respectueuse des
droits de l‘homme et des libertés, socles de la
démocratie.
Des risques pour la santé humaine
Enfin, une troisième source d’instabilité pourrait être repérée au niveau de menaces qui,
sans être d’ordre militaire ou sécuritaire, n’en
constituent pas moins une cause structurelle de
déstabilisation. Au rang de ces fléaux modernes,
les ravages causés par les pandémies
comme le sida en Afrique, la grippe aviaire ou
les maladies qui touchent le cheptel. S’ajoutent à ces menaces les risques écologiques comme
le réchauffement climatique et ses conséquences
désastreuses en termes d’inondations ou
de sécheresse, l’épuisement des ressources
naturelles de la planète à la suite d’une exploitation éhontée et d’un pillage sans précédent
des réserves hydrauliques, halieutiques, fossiles
ou forestières. Les conséquences de telles
politiques industrielles et de développement
irresponsables sont dramatiques. Car la guerre
menée ici à la nature est aussi une guerre menée
contre l’homme. La destruction de l’habitat naturel
et de l’environnement est grosse de bouleversements
humains subséquents. Comment
ne pas percevoir que toutes les crises dites
naturelles ou les catastrophes dites humanitaires
ou sociales sont liées, et qu’elles sapent les
fondements de la stabilité sociale, accroissent
la misère et la pauvreté dans les pays en développement,
menacent la croissance et le développement
durable et font peser sur l’humanité
de demain de vrais dangers de raréfaction des
ressources ?
Une approche globale de la sécurité
C’est cette approche globale qui devrait caractériser
la recherche de la sécurité à l’âge de la
mondialisation. Les menaces sont désormais
multidimensionnelles. Elles ne touchent plus
seulement aux questions stratégiques classiques
qui mettent en jeu la sécurité des nations,
comme avec le contentieux sur le dispositif
anti-missiles que le président Bush entend installer
en Europe orientale et qui lui vaut l’ire de
Vladimir Poutine. Elles ne portent pas sur les risques
de la prolifération nucléaire comme avec
la Corée du Nord ou aujourd’hui avec l’Iran.
La menace résulterait bien plutôt de ce mélange
explosif qui mêle la faiblesse du développement économique pour les pays les plus
pauvres, l’absence de sécurité dans un monde
où les armes de destruction massive, également
chimiques et biologiques, sont à la portée
d’un grand nombre d’acteurs, y compris des
groupes terroristes, et la violation des droits de
l’homme génératrice du rejet de l’autre et de
politiques d’autoritarisme et d’exclusion.
Le grand défi de la sécurité au XXIe siècle tiendra à la capacité des hommes à inventer les
cadres d’un multilatéralisme efficace et inclusif
où les problèmes communs seront discutés et
résolus ensemble.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-2/des-menaces-multidimensionnelles.html?item_id=2842
© Constructif
Imprimer
Envoyer par mail
Réagir à l'article