est membre du Conseil d'analyse économique et directeur des études économiques à l'IFRI (Institut français des relations internationales).
De l'internationalisation à la globalisation : quels succès, quels défis?
La « globalisation » est un concept à la mode : être « pour » ou « contre » est
le sujet le plus communément débattu, mais ce n’est pas la bonne question.
La vraie question, celle à laquelle répondra le XIe siècle, c’est de savoir si le
processus dans lequel nous sommes entrés depuis une quinzaine d’années
apparaîtra, a posteriori, comme une forme de développement durable.
La globalisation est à l’oeuvre depuis quinze
ans et il est frappant de constater que les défis
qu’elle fait naître progressent parallèlement à
ses succès : le monde est devenu plus riche,
c’est évident, mais c’est aussi un monde plus
inégalitaire, confronté à la rareté des ressources
et finalement plus instable. La globalisation
suscite de vives réactions sociales et politiques,
elle donne naissance à une rhétorique
populiste formulée en termes de « sécurité
nationale », de « patriotisme économique »
ou « d’alter-mondialisme ». Cette évolution est
dangereuse, parce qu’elle répand l’illusion que
les restrictions aux échanges, qui conduisent au
repliement, pourraient constituer un remède
miracle aux difficultés du temps. Au-delà de
chocs sociaux auxquels on doit donner des
réponses appropriées, il faut donc se demander à quelles conditions les forces économiques et
géopolitiques à l’oeuvre seront en mesure d’organiser
le développement futur des échanges
pour favoriser de nouvelles avancées.
Une leçon d'histoire
L’histoire économique nous apprend une chose
essentielle au sujet de la globalisation : elle
n’est ni inévitable ni irréversible. Ce que nous
vivons aujourd’hui est la seconde grande expérience
moderne en la matière. La première
avait commencé dans les années 1870, elle
brilla de tous ses feux pendant la Belle Époque
et s’acheva dans le désastre de la première
guerre mondiale. Alors commença, sur le plan économique, un demi-siècle marqué par le
désordre des flux internationaux de marchandises
et de capitaux, un désordre d’origine économique mais dont les implications sociales
et politiques ont, comme le montrent les historiens,
largement contribué au déclenchement
du second conflit mondial.
La seconde moitié du XXe siècle a vu renaître
l’économie internationale sur cet amas de
ruines, dans un contexte dominé par le poids
prépondérant des États-Unis et par le rétablissement
de l’économie et de la démocratie
en Europe et au Japon. Le terme en vogue à
l’époque, « internationalisation », résumait le
développement accéléré du commerce et des
investissements directs, principalement entre
pays industrialisés, sous l’impulsion des firmes
multinationales, d’abord américaines puis européennes
et japonaises. Prenant une vue géopolitique
plus large, c’est aussi l’époque de
la guerre froide, celle de la décolonisation,
la naissance de l’OPEP et l’émergence des « nouveaux pays industriels » comme la Corée
ou Taïwan. Au final, ce n’est que dans la décennie 80 que l’on a retrouvé un degré « d’internationalisation » aussi élevé qu’au début du
siècle. Autant dire que cela remonte à la nuit des
temps, car nous sommes depuis entrés dans
l’ère de la globalisation.
Des produits « made in monde »
L’illustration peut-être la plus spectaculaire de
ce nouvel état du monde, c’est la réussite fulgurante
des multinationales des pays émergents
qui ont régulièrement défrayé la chronique en
2007. Le dynamisme et le poids économique de
la Chine ou de l’Inde ne se mesurent plus seulement en termes statistiques, ils sont visibles
dans les succès de grandes entreprises qui ont
nom Tata, Infosys, Lenovo ou Petrochina pour
ne citer que quelques exemples. Les rachats de
firmes occidentales auxquels les sociétés des
grands pays émergents ont procédé en 2007 se
chiffrent déjà en dizaines de milliards de dollars,
et nous n’en sommes qu’aux débuts, car sur la
planète financière se déploie désormais la force
de frappe des nouveaux « fonds souverains ».
Le trait fondamental de cette économie globalisée,
c’est que les économies émergentes sont
désormais capables de combiner leur avantage
traditionnel, de bas coûts de main-d’oeuvre,
avec l’acquisition rapide de compétences
techniques avancées (les Chinois ont envoyé un
homme dans l’espace), avec une énergie entrepreneuriale
sans limite (voyez messieurs Mittal
père et fils) et finalement avec un accès aisé à
une ressource financière abondante. Les barrières
au commerce et à l’innovation s’effondrent
les unes après les autres. Suivant la formule à
succès d’un chroniqueur du New York Times,
Tom Friedmann, le monde serait devenu « plat »,
comprenons par là que la circulation des informations
et des marchandises est devenue tellement
aisée qu’il est possible de décomposerà l’infini les activités de production (matérielles
et immatérielles) et de recomposer sans cesse,
en fonction des signaux de prix, les chaînes de
valeur. Fini le produit distingué par son lieu de
production dans une sorte de géographie économique
réputée immuable, une situation que
résumait le célèbre label « made in Germany » :
l’heure est désormais, comme le proclame le
titre de l’ouvrage récent de Suzanne Berger, au
produit « made in monde »1.
Les pays riches pris à revers ?
Malgré l’ardeur de certaines critiques militantes,
la décennie 90 a ainsi vu le triomphe de beaucoup
d’espoirs associés aux progrès de l’économie.
La chute du mur de Berlin, le succès de
la démocratie et l’entrée dans l’économie de
marché de vastes pays émergents annonçaient
un monde plus prospère : on ne s’en rend pas
assez compte en Europe – où l’économie est
restée atone, en particulier en France – mais
la décennie que nous venons de vivre figure,
pour l’économie mondiale dans son ensemble,
parmi les plus brillantes de l’histoire et cela
malgré l’éclatement de la bulle Internet, les attaques
terroristes et le prix du pétrole !
Expérience faite, des doutes se sont toutefois
fait jour. Les questions d’emploi, les délocalisations
ont suscité partout des réactions dont
les économistes jugent couramment qu’elles
révèlent l’ignorance ou le mépris de lois
dont ils sont les gardiens auto-proclamés : si
nous n’acceptons pas les t-shirts, les téléviseurs
et demain les voitures chinoises, inutile
d’espérer vendre à ce pays des Airbus, des
centrales nucléaires ou même du cognac.
C’est vrai. Mais il faut examiner la question
plus à fond et identifier avec précision la différence
majeure entre « internationalisation »
et « globalisation ».
La tentation du nationalisme économique
La vraie nouveauté en matière de commerce
mondial en ce début de XXIe siècle, c’est que
tous les types d’emplois peuvent être délocalisés,
notamment dans le tertiaire, notamment
dans le manufacturier haut de gamme, toutes
activités jusque-là jugées « naturellement » protégées.
Ce phénomène remet en cause le paradigme
en vigueur à l’ère de l’internationalisation,
fondé sur l’idée que la perte des emplois
industriels serait compensée et au-delà par des
créations d’emplois à salaires élevés dans des
activités à forte valeur ajoutée. Si cette partie
du cercle vertueux des échanges se bloque,
alors la classe moyenne dans son ensemble
se trouve menacée – et plus seulement les travailleurs
manuels les moins qualifiés auxquels
dans le passé on pouvait laisser espérer l’accès,
fût-ce à terme, fût-ce pour leurs enfants, à de
meilleurs emplois. La méfiance à l’égard de la
globalisation se répand, et ce serait se leurrer
que de mésestimer cette réalité où germent les
vives réactions sociales et politiques observées
aussi bien aux États-Unis que dans beaucoup de
pays européens. La globalisation pourrait-elle
se révéler plus fragile que ses propagandistes
ne le croient ?
Sous des noms et des formes variés, le nationalisme économique est en effet de retour
et ce n’est pas une bonne nouvelle. Ce que
l’on qualifie parfois de « fatigue » vis-à-vis de
la globalisation est d’autant plus préoccupant que les succès mêmes de la globalisation nous
ont fait entrer dans un monde de ressources
rares, source potentielle, malgré l’optimisme
traditionnel des économistes, de frictions internationales
accrues. L’échec de la globalisation
serait un scénario dangereux, car il signifierait
la priorité accordée partout à un intérêt national à courte vue au détriment des politiques de
coopération.
La globalisation n’est pas qu’une intensification
des échanges, elle porte à l’échelle planétaire
une multitude de sujets de première importance
et à propos desquels il faudra de plus en
plus souvent choisir entre des solutions coopératives
et des rivalités croissantes : répondre
aux besoins en matières premières, faire face à des menaces de toutes sortes – le terrorisme,
les pandémies… –, lutter contre le commerce
de la drogue, faire respecter le droit de propriété
intellectuelle, discipliner les États voyous,
sans oublier, bien sûr, la lutte contre le réchauffement
climatique. Tout cela fait partie du domaine
que les économistes appellent « les biens
publics globaux », dont l’offre est aujourd’hui
insuffisante ou inadéquate.
À la recherche de solutions coopératives
Pour répondre à ces défis, pour rechercher des
solutions coopératives, encore faut-il que les
acteurs aient des intérêts partagés : est-ce le
cas ? La réponse courte est positive : les intérêts
vitaux des grands ensembles mondiaux ne
semblent en effet, en ce début de XXIe siècle,
et contrairement aux précédents historiques
cités plus haut, pas en contradiction ; ils sont
même souvent concordants. L’interdépendance
entre la Chine et les États-Unis en est une illustration
spectaculaire. Certes, l’ampleur du déficit
américain et des excédents asiatiques n’est pas
perpétuellement soutenable ; mais les intérêts économiques en jeu sont tellement importants
qu’on n’imagine pas l’un des partenaires rompant
brutalement avec des règles du jeu qui ont été si profitables. Et il n’y a pas non plus entre
eux de rivalité stratégique majeure et proche.
Tout cela donne de l’espace pour trouver des
compromis sur nombre de questions économiques
délicates comme l’accès au pétrole, le
respect de la propriété intellectuelle, la sécurité
du consommateur ou le transfert de technologies
sensibles.
Les défis du multilatéralisme
La globalisation a désormais besoin, non pas
d’idéologues célébrant ses vertus, mais d’actions
capables de concilier ses conséquences
souvent dérangeantes, parfois brutales, avec
les aspirations des peuples, un peu comme
ce fut le cas, dans le monde occidental pendant
la phase antérieure d’internationalisation :
aujourd’hui comme hier, nous avons besoin de
régulations, de disciplines, voire de sanctions
qui favorisent la recherche multilatérale des
solutions appropriées. Par rapport à la seconde
moitié du XXe siècle, nous faisons néanmoins
face, ici, à une difficulté nouvelle.
Le monde dans lequel se déploient les forces
de la globalisation n’est en effet pas le monde
unipolaire dont ont rêvé les néoconservateurs
de Washington. L’Amérique reste la seule
hyperpuissance, mais elle n’est plus en mesure
d’imposer ses choix et c’est une situation lourde
d’incertitudes, car l’alternative au leadership
américain, ce n’est pas le concert des nations,
ce serait plus probablement le chaos. La globalisation,
au stade qu’elle a atteint, a besoin
d’institutions plus fortes que celles que nous a
léguées le XXe siècle. Les institutions internationales
existantes doivent rester le coeur du
système, mais leur réforme impose des remises
en ordre de grande ampleur qui dépassent le
cadre des responsabilités techniques sectorielles,
même sur les sujets qui attirent le plus
l’attention comme le réchauffement climatique.
La fin de la guerre froide et la montée en puissance
des économies émergentes interdisent
de concevoir l’avenir de la planète comme un
prolongement de l’après-guerre : un ordre économique
global et soutenable, c’est d’abord un état du monde où chacun est reconnu à sa juste
place. C’est précisément ce que les articles réunis
dans ce numéro vont illustrer.
- Suzanne Berger, Made in monde : les nouvelles frontières de l’économie, Seuil, 2006
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-2/de-l-internationalisation-a-la-globalisation-quels-succes-quels-defis.html?item_id=2829
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