est membre du Conseil d'analyse économique et directeur des études économiques à l'IFRI (Institut français des relations internationales).
Il faudra bien discipliner l'IASB !
Les propositions formulées par l'IASB sont loin du compte. Sous couvert de simplification, elles auraient au contraire comme principal effet d'augmenter la volatilité du compte de résultat des entreprises et donc d'amplifier les effets négatifs d'une éventuelle baisse des marchés financiers.
Depuis 1993, le système comptable en vigueur aux États-Unis a adopté le principe de la fair market value, qui consiste à évaluer les instruments financiers aux valeurs de marché. À son tour, l'Union européenne avait confié à des experts, réunis au sein de l'International Accounting Standards Board (IASB), le soin de définir ses propres normes. Les orientations initiales ont été unanimement approuvées : remplacer l'antique référence au coût historique, rendre les mêmes normes applicables dans toute l'Europe, en confier la préparation à un organisme privé indépendant, en négocier l'utilisation ultérieure à l'échelle de la planète. Chemin faisant, bien des objections ont été soulevées ; elles ont été écartées avec mépris par des normalisateurs comptables de plus en plus imperméables à tout argument extérieur à leur axiomatique. Depuis le déclenchement de la crise, ces interrogations se sont multipliées. Conformément aux craintes exprimées il y a déjà plusieurs années, l'adoption généralisée de ces principes, à quelques exceptions près, dues en particulier à la résistance bien inspirée des banques françaises, a joué un rôle très significatif dans la récente crise. Pourtant, l'IASB reste sourd aux appels à plus de pragmatisme et continue à procéder de manière étroitement dogmatique.
Une influence procyclique avérée
Pendant la période d'euphorie, les actifs détenus par les institutions financières ont été continûment réévalués du fait de la hausse des marchés financiers, générant des profits très importants (que l'on aurait dans le passé qualifiés plus modestement de « plus-values latentes ») ; ces profits, une fois reconnus, ont été (prématurément) dépensés en bonus de toutes sortes, en dividendes ou transformés en fonds propres (comptables) supplémentaires. Rendre ainsi compte de l'activité de l'entreprise, c'est de toute évidence pousser à des comportements imprudents, qui ont nourri l'emballement du crédit.
Après que les marchés se sont retournés, tout change et la baisse nourrit la baisse : la réduction du montant des « plus-values latentes » que l'on aurait constatée dans le passé est devenue une perte sèche qui, le cas échéant, affecte directement les fonds propres. Le credit crunch qui en résulte (en incluant naturellement d'autres influences) est l'exact symétrique de la liquidité trop généreusement accordée à la période précédente.
Beaucoup trop d'efforts ont été déployés depuis août 2007 pour nier ces évidences. Cette mauvaise foi apparaît en pleine lumière à la lecture de nombreux articles prenant la défense de l'IASB, par exemple dans une tribune du Financial Times : « La comptabilité - est-il dit post festum - est faite pour révéler toute l'ampleur des pertes et des risques futurs. » C'est vrai, mais cet argument est d'une mauvaise foi évidente. Quel crédit accorder en effet à une comptabilité qui accepte d'enregistrer, comme ce fut le cas dans la phase ascendante de la bulle, plus que la réalité des profits dégagés, donnant ainsi une vision trompeuse de la performance passée ? Rigueur asymétrique qui voile le péché commis pendant la période d'euphorie et se borne à condamner l'intervention des gouvernements lorsque l'édifice s'effondre sous ses propres contradictions.
La « juste valeur de marché » n'est pas au-dessus de tout soupçon
Personne ne pouvait être hostile à l'idée de substituer à la valeur historique une évaluation plus judicieuse. Mais le ver s'est introduit dans le fruit dès l'origine, lorsque l'IASB a posé comme principe indiscutable que la seule mesure juste (fair value) était la valeur de marché (market value). L'expression résumée, fair market value, est une sorte de coup de force intellectuel imposant l'idée qu'il ne peut y avoir d'autre évaluation que celle du marché. Et si ce marché n'existe pas, il faut lui trouver un substitut. Or c'est là un cas fréquent, bien antérieur à la crise, pour une masse d'éléments de bilans exotiques qui n'ont jamais donné lieu à un échange sur un marché. Cette situation absurde a été mise en pleine lumière depuis deux ans, la disparition de tout échange sur certains marchés manifestant l'impossibilité absolue de valoriser les instruments supposés s'y échanger.
Mais la difficulté est, d'un point de vue théorique, plus profonde. La référence au prix de marché tire sa dignité du modèle de concurrence. Or, comme l'a montré la théorie économique moderne, la valeur d'un actif financier présente une différence de nature avec le prix d'une tonne d'acier, d'une automobile ou d'un billet d'avion.
Mais les normalisateurs comptables sont aveuglés par l'idéologie inverse : ils refusent de reconnaître qu'en matière financière la formation des prix obéit à une logique toute différente. Les marchés financiers établissent un pont entre la réalité d'aujourd'hui et celle de demain ; l'élément déterminant ici n'est pas la rareté, ce sont les anticipations. Quand le prix de l'acier augmente, on en fait partout un usage plus économe, la demande baisse, c'est un facteur d'équilibre ; mais quand un titre de la nouvelle économie monte, les anticipations s'emballent, la demande, paradoxalement, augmente. Quand on reconnaît ainsi l'importance des anticipations, on s'écarte de l'équilibre concurrentiel de base, avec son prix unique, et l'on découvre un univers moins confortable, marqué par la possibilité d'équilibres multiples. La « valeur » d'un actif financier n'a pas la vertueuse simplicité du prix de l'acier : c'est ce qu'ont bien illustré les bulles financières et immobilières des quinze dernières années.
La valeur à la casse de l'entreprise, une représentation biaisée
Depuis quinze ans, on a vu en effet à l'œuvre des forces de marché qui valident après coup les croyances ou les paris initiaux... avant de sanctionner brutalement leur fragilité. Tous ceux qui ont acheté entre 1996 et 2000, ou entre 2002 et 2006, ont accompagné un mouvement de hausse qui n'avait d'autre justification que les espoirs d'investisseurs de plus en plus audacieux et croyant le mouvement de hausse perpétuel... jusqu'à ce que la bulle éclate. Ce que la théorie moderne a démontré de manière frappante, c'est que ces comportements sont parfaitement rationnels. Et cela correspond d'ailleurs à l'expérience concrète des marchés : tous les traders qui, par prudence, se seraient abstenus d'investir agressivement en période d'euphorie en ont fait les frais. En bref, la performance des marchés financiers est réglée par les croyances et il y a beaucoup de naïveté à considérer leur prix de marché comme une évaluation dépourvue d'ambiguïté.
Placés sous cet éclairage, les concepts de l'IASB conservent leurs justifications, mais perdent de leur majesté ; ils ne donnent qu'une sorte d'évaluation très particulière. Passant toute la réalité économique au rabot uniforme du prix de marché instantané, ce que révèlent les normes IFRS, c'est la valeur à la casse de l'entreprise. Et cette évaluation n'a qu'un utilisateur véritable, les banques d'investissement. Ce faisant, la façon dont l'organe normalisateur remplit sa mission trahit l'objectif poursuivi, souvent résumé par l'expression « donner une représentation fidèle de la réalité de l'entreprise ». En fait, cette réalité de l'entreprise est complexe, sa représentation ne peut procéder d'une axiomatique aussi abstraite. Et cela, d'autant moins que cette représentation doit être utile à l'ensemble de ceux qu'intéresse la valeur de l'entreprise, ses résultats, sa situation financière et ses perspectives d'avenir. Regardant au-delà des banques d'investissement, on recense les actionnaires, qui peuvent avoir des stratégies de long terme, les banquiers, les clients, les administrations, les salariés, les superviseurs, les donneurs d'ordre, etc. Pour aucun d'eux l'information pertinente ne se résume à la valeur à la casse.
Des propositions « loin du compte »
En tout cas, la crise a mis en évidence les limites des normes comptables IFRS. Personne ne songe à en suspendre la mise en œuvre, mais le besoin de corriger leurs imperfections est devenu manifeste. Les critiques, fort justement exprimées, se sont multipliées, on les trouve en France dans le rapport de Jacques de Larosière ou aux États-Unis dans celui du Groupe des Trente présidé par Paul Volcker. Dans ce nouveau contexte, le G20 s'est lui aussi saisi du problème, demandant en particulier, en avril 2008, une amélioration et une simplification de la norme de comptabilisation des instruments financiers (IAS 39), la norme actuelle qui oblige les entreprises à déprécier leurs actifs financiers aux valeurs de marché du moment. Ce qui est en jeu dans ce cas précis, c'est de définir des méthodes d'évaluation adaptées à l'horizon de gestion de long terme (par exemple, dans l e cas de l'assurance-vie) ou dans le cas d'actifs illiquides. Cette intervention des pouvoirs publics est parfaitement logique, pour une raison qu'a exprimée de manière limpide la ministre française des Finances, Christine Lagarde : puisque les gouvernements sont, en dernier recours, responsables de la stabilité financière et peuvent être amenés à intervenir comme prêteurs, ils ont le devoir de veiller à ce que les changements nécessaires soient apportés aux standards comptables pour en corriger les effets pervers manifestes.
On pourrait s'attendre à ce que l'IASB bouge en prenant en compte la situation nouvelle créée par la crise. Eh bien, non ! Après cinq mois de travaux, les propositions formulées par l'IASB sont loin du compte. Sous couvert de simplification, elles auraient au contraire comme principal effet d'augmenter la volatilité du compte de résultat des entreprises et donc d'amplifier les effets négatifs d'une éventuelle baisse complémentaire des marchés financiers. En effet, dans la norme actuelle, une entreprise qui gère des actifs financiers sur le long terme peut enregistrer les variations de leur valeur de marché directement au bilan. Avec cette nouvelle proposition de l'IASB, ces variations seraient immédiatement constatées dans le compte de résultat, même s'il n'est pas dans l'intention de l'entreprise de vendre les titres.
L'IASB s'entête ainsi dans l'un de ses dogmes aux effets les plus pervers et refuse le pragmatisme avec lequel a réagi son homologue américain, le FASB, lequel a choisi de publier, dès avril dernier, un texte (déjà en application) pour résoudre le problème considéré comme le plus aigu à l'époque. Ce texte limite la provision des titres de dette aux seules pertes durables, déterminées en fonction de l'horizon de gestion des titres considérés. La même demande formulée par les institutions financières comparables en Europe est, à ce jour, écartée par l'IASB. Si les propositions formulées par l'IASB étaient mises en application en l'état, il en résulterait de surcroît une distorsion de concurrence au détriment des acteurs européens. Triste bilan à l'actif de l'IASB, dont la gouvernance ne mérite qu'une chose, être revue au plus vite en préservant, comme il se doit, l'indépendance qu'il faut accorder à un corps technique, mais en le disciplinant pour être au service de l'ensemble de ses utilisateurs ; qu'on ne s'offusque pas, le mot anglais pour discipline, ici, ce serait accountability. Cet équilibre, on sait le définir dans des domaines très sensibles, par exemple la sûreté des installations nucléaires ; on voit mal pourquoi il serait inatteignable en matière comptable.
Bibliographie :
- Banque de France, Valorisation et stabilité financière, numéro spécial de la Revue de stabilité financière, octobre 2008.
- Jacques de Larosière, The High-level Group on Financial Supervision in the EU, rapport, Bruxelles, février 2009, [trad. française en ligne], http://ec.europa.eu/internal_market/finances/docs/de_larosiere_report_fr.pdf
- Jacques Mistral (en coll.), Les Normes comptables dans le monde post-Enron, rapport du Conseil d'analyse économique, La Documentation française, 2003.
- André Orléan, « Le poids des croyances », Sciences humaines, hors-série n° 22, L'économie repensée : théories, enjeux, politiques, septembre-octobre 1998.
- David Bourghelle, Olivier Brandouy, Roland Gillet, André Orléan (dir.), Croyances, représentations collectives et conventions en finance, Economica, 2005.
- Paul Volcker, Financial Reform : A Framework for Financial Stability, Group of Thirty, 2009, [en ligne] http://group30.org/publications.htm
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2009-11/il-faudra-bien-discipliner-l-iasb.html?item_id=2999
© Constructif
Imprimer
Envoyer par mail
Réagir à l'article