Miser sur l'intelligence émotionnelle
Pour Myriam Maestroni, les dirigeants d'entreprise devraient faire appel à leur « intelligence des émotions » et redonner ainsi envie aux employés de mieux faire et aux clients de faire confiance, au-delà des engagements contractuels. Ce seront en effet les liens créés avec leurs clients et leurs salariés qui permettront aux entreprises de prendre une longueur d'avance sur leurs concurrents.
Quelles sont les évolutions de votre marché qui ont conduit Primagaz à modifier sa stratégie commerciale et marketing ?
Myriam Maestroni. Nous étions une entreprise industrielle, caractérisée par l'excellence de sa qualité de service, d'expertise réglementaire et technique. Notre secteur, le GPL, connaissait une évolution marquante tous les trente ans à peu près : en 1930, la bouteille de gaz (qui ne représente plus que 20 % de nos ventes aujourd'hui) ; dans les années 1960, le système des citernes aériennes, puis, en 1980, les citernes enterrées.
Je travaille dans l'énergie depuis le début de ma carrière et le périmètre de mon secteur professionnel a changé d'un coup. En juillet 2000, quand le gouvernement a donné la possibilité de travailler le gaz en réseau, nous nous sommes positionnés sur ce marché et, en mars 2003, nous avons été la première société privée autorisée à distribuer du gaz en réseau. Aujourd'hui, 70 % de nos nouveaux clients sont créés dans ce cadre.
Que s'est- il passé ? Nous avons pris conscience que l'expertise technique et le savoir-faire qui fondaient la réussite de notre société depuis cent cinquante ans étaient toujours des conditions nécessaires, mais plus suffisantes. Le monde changeait, et, dans nos pays, qui sont des économies de renouvellement, le client ne cherchait plus une énergie au plus bas coût, mais souhaitait obtenir des réponses à d'autres besoins, exprimés moins clairement.
Il s'agit d'un passage à une économie plus intangible. Nous assistons à un changement de paradigme en matière de choix énergétique par le particulier. Notre politique marketing doit donc refléter l'évolution radicale du secteur de l'énergie.
Comment cela se traduit-il ?
M.M. Concrètement, si nous devons répondre à une recherche rationnelle d'énergie, nous devons également « parler » aux émotions associées non seulement au budget alloué à celle-ci, mais aussi à la protection de l'environnement. Honnêtement, il est désormais difficile de dissocier ces deux motivations. Aujourd'hui, plus personne ne choisirait une énergie sans se positionner en fonction de sa vision du futur de la planète ; il s'agit d'un phénomène de société. On oublie trop vite que l'évolution vers un développement durable n'est plus un débat d'experts, mais relève d'une appropriation collective de ce sujet.
Nous savons donc que nous devons nous adresser à la raison de nos clients qui ont un besoin de confort énergétique, mais aussi satisfaire la dimension émotionnelle de leur demande, en un mot, réconcilier la tête et le cœur dans ce choix de l'énergie. C'est la pierre angulaire de la stratégie marketing de demain. Elle est transposable à d'autres secteurs.
Comment vous êtes-vous forgé cette conviction du nécessaire appel à l'intelligence émotionnelle ?
M.M. Dès les années 1990, je me suis intéressée aux travaux de la Harvard Business School, qui m'ont aidée à comprendre pourquoi certaines entreprises réussissent mieux que d'autres : il n'y a pas que la raison qui explique leur succès, mais aussi une dimension d'intelligence émotionnelle. Les dirigeants doivent avoir le courage d'analyser en profondeur leur environnement économique et concurrentiel, mais aussi les comportements et les besoins des hommes, et d'en tirer des conclusions.
En 2003, quand j'ai lancé les « conseils en énergie », j'ai dû moi-même faire ce travail. À l'époque, on avait encore une approche dichotomique entre les méchantes énergies fossiles et les gentilles énergies renouvelables. Or ma propre expérience est particulière ; j'ai des diplômes en finance, mais je m'intéresse aussi aux médecines alternatives. Je crois que l'être humain a un intérêt qui va au-delà du possible fait d'être client de Primagaz. Mon ambition est de réconcilier mon travail dans le secteur de l'énergie et l'amélioration de la vie des gens. Nous avons donc décidé d'aider nos clients à consommer moins. C'est la raison d'être de nos conseils en énergie qui sont devenus depuis des conseils en énergie, « au naturel ». Notre approche, qui était à l'origine défensive, s'est développée comme une véritable politique marketing, vecteur d'un repositionnement stratégique nous permettant de passer de l'ère du producteur industriel à celle du concepteur de solutions énergétiques durables.
Cela a-t-il été difficile à « faire passer » en interne ?
M.M. Oui, cela n'allait pas de soi. En interne, tout le monde savait que nous perdions des clients, donc qu'il fallait faire quelque chose. Mais nos salariés ont eu du mal à comprendre que notre stratégie puisse inclure la vente de moins de gaz.
Je crois pourtant qu'il vaut mieux avoir des clients qui consomment moins, mais qui sont satisfaits et nous restent fidèles plus longtemps. Pour faire avancer mes idées dans un contexte plus léger, je n'ai donc pas hésité, en 2004, à créer une citerne rose (pour faciliter la compréhension au passage au « conseil en énergie ») ou une Barbie plombier Primagaz. En 2006, le lancement des certificats d'énergie nous a donné un nouveau souffle et a créé une nouvelle confiance en interne, car cela confirmait que nous avions bien anticipé.
Est-ce qu'appartenir à un groupe néerlandais a facilité votre approche ?
M.M. Nos actionnaires ont compris la dynamique particulière de la France. Ce qui nous a aidés, c'est notre gestion décentralisée en France, où nous avions une position spécifique du fait de la « surprésence » d'une électricité nucléaire, moins chère que dans d'autres pays d'Europe. Nous avons pu gérer les changements de paradigmes, qui s'achèveront après 2010, et ainsi prendre de l'avance sur le reste de l'Europe.
Quelles conditions avez-vous réunies pour mener à bien votre repositionnement stratégique ?
M.M. Quand votre entreprise a 150 ans, vous savez qu'elle dure tant que la confiance reste nourrie. Nous devons veiller à la cohérence de nos discours et à la capacité d'apprentissage de nos équipes, nous resituer en fonction d'une stratégie marketing reposant sur une logique qui donne du sens à notre vision prospective de l'entreprise, pour nos clients comme pour nos employés.
Nous avons donc mené une très importante politique de formation : pendant cinq ans, nous y avons consacré plus de cinq fois l'obligation légale, afin que nos collaborateurs aient tous les moyens de comprendre la stratégie de l'entreprise et de la mettre en œuvre.
Nous sommes également une des premières sociétés à avoir publié, dès 2005, un rapport du développement durable, afin de montrer que nous veillons à mettre en cohérence nos actions et nos discours. La sincérité est pour moi une des valeurs essentielles du développement durable car, sans elle, on ne peut pas s'inscrire dans la durée.
Quels sont les résultats obtenus ?
M.M. Depuis 2004, nous augmentons notre portefeuille de clients. Avec sept familles de partenaires réunies dans Primalliance - pas seulement des installateurs, mais aussi des architectes ou des promoteurs -, nous avons pu nous apporter mutuellement du chiffre d'affaires. Nous avons également conclu des accords de branche avec les organisations professionnelles.
Ne prenez-vous pas des risques ?
M.M. Le corollaire du risque, c'est le courage. Il n'y a pas de leadership sans courage. Sans avoir raison trop tôt, on ne crée pas d'innovation. Or, une innovation est durable si elle n'arrive pas « comme un cheveu sur la soupe » et si elle donne du sens. En lançant dès 2003 les conseils en énergie, nous arrivions trop tôt. Mais en 2006, l'évolution du contexte réglementaire nous a donné un relais de légitimité. Je crois profondément que nous devons être ouverts à l'imagination et à la créativité, et j'invite les salariés à faire des propositions...
Vous menez également une politique d'innovation technologique...
M.M. Oui. Nous recherchons en permanence des solutions de mise en œuvre efficaces : nous avons lancé Primasoleil, qui associe gaz et énergie solaire, mais aussi Primawatt, qui combine gaz et solaire photovoltaïque, et, tout récemment, Nepteo, un système de récupération de l'eau de pluie, c'est-à-dire ce que nous appelons des « solutions énergie modulo-durables ». Nous sommes les premiers à avoir la capacité de faire un diagnostic énergie, afin que le client ait des éléments de choix en fonction de l'ensemble des solutions existantes, et à proposer une base énergétique stockable - le gaz propane - combinée à une ethnoénergie non stockable, le solaire. C'est aussi notre façon de parler à l'émotion, car le solaire est la meilleure énergie de l'univers !
En concluant un partenariat avec Max Havelaar pour le commerce équitable, n'allez-vous pas un peu loin dans la recherche du « politiquement correct » ?
M.M. Ce que l'on fait par mode et non par conviction ne dure pas. Nous avons noué ce partenariat en 2005 et nous en tirons une grande fierté en interne, car il s'agit de gens formidables. Nous réfléchissons à ce qui fabrique la durée et le capital confiance se développe petit à petit. C'est la sincérité qui fait la différence.
Comment évoluent vos modes de management ?
M.M. Je pense que l'on ne peut plus avoir des modes de management 100 % rationnels, mais qu'il faut conserver une compréhension intuitive. Pour contribuer au changement des mentalités, je n'ai pas hésité à envoyer à tous les salariés un tee-shirt avec une citerne rose bonbon barrée d'une croix, ce qui a occasionné un véritable électrochoc dans la société ! Un jour, on a organisé l'enterrement de la citerne. Aux salariés sortis de formation, nous avons donné une poupée Barbie plombier...
J'ai osé faire tout cela parce que j'ai maintenant la quarantaine. Il est illusoire de penser qu'une stratégie marketing peut évoluer indépendamment de ce que sont les dirigeants et la stratégie globale de l'entreprise. Le leadership fait partie intégrante du management, même dans une PME qui compte 1 000 collaborateurs comme la nôtre.
Nous avons également choisi de favoriser une grande transversalité et de développer les carrières de nos collaborateurs. Je suis très fière de cela : un contrôleur financier a développé notre activité de produits Confort et Loisirs (barbecue, chauffage d'appoint...) ; un ingénieur est devenu responsable de l'efficacité énergétique au sein du marketing, un architecte a la charge des partenariats dans la rénovation...
Comment voyez-vous l'entreprise de demain ?
M.M. Les sociétés du futur seront customer centered [« centrées sur le client »] : actionnaires, employés et clients seront « propriétaires » de leur évolution et s'en sentiront les ambassadeurs. Nous devons donc créer les conditions d'échange, d'écoute et d'ouverture d'esprit indispensables à cette évolution. En France, on a besoin, plus qu'ailleurs, de développer ces logiques-là, car on vit trop souvent avec des concepts archaïques, y compris l'idée qu'il faut profiter au maximum du client. J'ai l'espoir que l'on va réhabiliter une entreprise un peu différente et que les gens auront plaisir à venir y travailler.
Est-ce que c'est possible en temps de crise ?
M.M. Les médecines holistiques sont plus efficaces en prévention. Eh bien, je crois que plus tôt on travaille sur ce que sera l'entreprise de demain, plus on aura les moyens de le faire. Dans une crise comme celle que nous connaissons aujourd'hui, on doit rester en éveil et chercher des stratégies innovantes. Si les dirigeants sont stressés, comment trouveront-ils des solutions ? Le manager a, là aussi, le devoir d'être le plus serein possible, afin de gérer le présent, d'organiser le changement et de construire l'avenir.
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