est économiste au sein de Bruegel, centre de réflexion et de débat sur les politiques économiques en Europe.
Les normes comptables dans la tourmente
La comptabilité, discipline généralement considérée comme plutôt terne, n'a cessé de défrayer la chronique depuis le début de la crise financière, les normes IFRS donnant lieu à deux controverses interdépendantes. Celles-ci trouvent leur origine bien avant la crise, mais ont été exacerbées par elle au point de mettre l'avenir même des IFRS en question.
La première controverse porte sur le principe comptable dit de la « juste valeur » (fair value), selon lequel les instruments financiers sont comptabilisés à hauteur de leur valeur financière dans les conditions du moment, par une valeur de marché si celle-ci est observable, ou, à défaut, grâce à un modèle d'évaluation financière. La juste valeur s'oppose au principe du coût historique amorti, selon lequel les instruments financiers sont comptabilisés à leur prix d'achat initial (même si la transaction correspondante est ancienne), déprécié en cas de perte permanente de valeur, par exemple si un débiteur fait défaut.
La « juste valeur » en question
Par rapport aux normes comptables nationales qu'elles ont remplacées dans l'Union européenne en 2005, les IFRS ont élargi le champ d'application de la juste valeur, qui, toutefois, ne s'étend pas à la totalité des instruments financiers, ni même, en général, à la majorité d'entre eux. Les détracteurs de la juste valeur, qui incluent la plupart des banques et des autorités de surveillance prudentielle (y compris le Comité de Bâle sur le contôle bancaire), rejointes à certains moments par la Commission européenne, l'accusent d'un effet procyclique déstabilisant : les banques affectées par des moins-values latentes du fait des mauvaises conditions de marché sont obligées de vendre des actifs pour maintenir leurs capitaux propres, ce qui accentue la spirale baissière. Les défenseurs de la juste valeur, qui incluent la plupart des investisseurs et des autorités de régulation boursière, notent que des spirales baissières et des crises systémiques ont eu lieu dans des pays où le principe de juste valeur n'était pas appliqué (comme le Japon des années 1990), et surtout que l'effet procyclique est avant tout dû aux règles de maintien des capitaux réglementaires, qui, dans leurs objectifs et leurs modalités, forment un ensemble distinct des normes comptables. Dans cette vision, les IFRS sont là pour apporter aux investisseurs une transparence sur la situation des banques cotées dans les conditions de marché du moment (avec des exceptions dans le cas de marchés devenus illiquides), et la responsabilité de mettre en place les « filtres prudentiels » et autres correctifs contracycliques revient au Comité de Bâle, aux directives européennes sur les fonds propres et aux superviseurs nationaux.
Une gouvernance contestée
La seconde controverse porte, non pas sur le contenu des normes IFRS, mais sur la gouvernance du normalisateur, l'International Accounting Standards Board (IASB), situé à Londres. Ce comité de 16 membres (dont deux Français1) est intégré dans une fondation privée, elle-même gouvernée par 22 administrateurs ou trustees venant du monde entier. Jusqu'à cette année, les trustees avaient tout pouvoir sur le fonctionnement de la fondation, ce qui donnait corps à la critique selon laquelle il s'agit d'un groupe autoproclamé sans aucun caractère représentatif. Pour contrer cet argument, les trustees ont accepté de se soumettre à un « conseil de surveillance » (monitoring board) doté d'un pouvoir de veto sur leurs futures nominations, et qui devient de ce fait l'instance supérieure de toute l'organisation de normalisation internationale. Ce comité, réuni pour la première fois en avril 2009, inclut en principe deux représentants de l'Organisation internationale des commissions de valeurs (OICV, qui rassemble l'AMF française et ses homologues des autres pays, dont la puissante SEC américaine), le commissaire européen chargé des marchés intérieurs et des services, le chef de l'agence des services financiers du Japon, le président de la SEC, ainsi qu'un observateur représentant le Comité de Bâle.
Toutefois, cette réforme préparée à la hâte fin 2007 n'a pas suffi à apaiser les récriminations selon lesquelles l'IASB serait une tour d'ivoire dénuée de sens de ses responsabilités, et en fin de compte profondément illégitime, souvent portées (entre autres) par les autorités gouvernementales françaises. À l'inverse, la majorité de la communauté des investisseurs ainsi que certains gouvernements, dont les États-Unis et le Royaume-Uni, expriment leur attachement à l'indépendance de l'IASB et leur crainte que sa capture par des interventions politiques nuise à la qualité des normes IFRS. Pour autant, à peu près personne n'est pleinement satisfait par le schéma de gouvernance actuel, même après l'introduction du monitoring board.
Les deux controverses sont indirectement liées. La gouvernance de l'IASB n'intéresserait pas grand monde si ses normes n'avaient pas d'impact. Et les désaccords sur la juste valeur sont en partie le reflet du caractère unique de l'IASB comme acteur doté d'un pouvoir de politique économique à l'échelle mondiale (ou du moins internationale - certains pays, dont les États-Unis et le Japon, n'ayant pas encore décidé d'adopter les IFRS) sans passer par la médiation des États.
Que faire ?
Que penser de ce brouhaha d'arguments ? De fait, la juste valeur fonctionne mal en période de crise, mais cela ne suffit pas à la disqualifier, car dans l'ensemble, les autres solutions sont encore pires. Aucune norme comptable ne peut être satisfaisante dans des conditions de marché aussi extrêmes que celles de l'année écoulée.
Les rares travaux approfondis disponibles concluent généralement à la nécessité de maintenir, voire d'étendre, la comptabilité en juste valeur, tout en reconnaissant que certains aspects des normes existantes peuvent être améliorés. C'est le cas notamment du rapport de la SEC, publié en décembre 2008, sur ce thème, du rapport publié en mai 2009 par le Committee on Capital Markets Regulation, un groupe d'experts respectés, et de celui publié en juillet 2009 par le Financial Crisis Advisory Group, constitué à l'initiative de l'IASB et rassemblant des personnalités de haut niveau de la communauté financière internationale, dont le Français Michel Prada.
Les avantages de la transparence financière apportés par la juste valeur sont illustrés par l'expérience. Dans les crises bancaires systémiques du passé, soit les banques ont été forcées de reconnaître leurs pertes en temps réel et la tourmente a été de courte durée (comme en Suède en 1992-1993, et peut-être - l'avenir le dira - aux États-Unis en 2008-2009), soit au contraire les autorités leur ont permis de retarder l'annonce des mauvaises nouvelles et l'effet de la crise a été amplifié (comme aux États-Unis avec les savings and loan associations dans les années 1980, et au Japon dans les années 1990). De ce fait, la charge de la preuve, c'est-à-dire du caractère nuisible des normes comptables en tant que telles (par opposition à la réglementation des fonds propres bancaires, qui a clairement manqué ses objectifs dans cette crise), devrait logiquement revenir aux détracteurs de la juste valeur.
Pour autant, en raison de l'entremêlement des enjeux de gouvernance, intrinsèquement politiques, et des aspects plus techniques portant sur le contenu des normes, il est peu probable que l'issue de ces débats soit uniquement ou même principalement déterminée par des arguments analytiques. Dans le même temps, par son incapacité à reconnaître les enjeux sociétaux des normes IFRS, l'IASB s'est placé en position de faiblesse. Les prochains mois seront cruciaux pour déterminer l'avenir des IFRS comme projet mondial d'harmonisation comptable, qui apparaît aujourd'hui bien moins assuré qu'avant la chute de Lehman Brothers.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2009-11/les-normes-comptables-dans-la-tourmente.html?item_id=2996
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