est directeur du département supervision bancaire et comptable à la Fédération bancaire française.
Principes comptables : premières leçons de la crise
La crise économique permet d’aborder sous un autre angle la problématique
du champ d’application de la juste valeur, débattue depuis longtemps.
En effet, pour la première fois, certaines affirmations qui justifiaient son emploi
ou, au contraire, suggéraient d’écarter sa mise en œuvre, ont été soumises
à l’épreuve des faits.
C’est la première période de retournement
de cycle qui survient alors que des instruments
non négociés sur un marché liquide sont
évalués dans les états financiers des établissements
de crédit selon la modalité de valeur de
marché fixée par l’IASB.
Les précédentes crises majeures qui ont affecté
cette industrie – crise de l’immobilier américain
dans les années 1990, et auparavant crise des
risques pays au début de la décennie 1980 – se
sont déroulées alors que les positions les plus
affectées par la conjoncture économique de
l’époque étaient valorisées au coût historique,
déprécié, le cas échéant, au titre du risque de
contrepartie.
Base conceptuelle
Au plan conceptuel, l’évaluation en valeur de
marché des actifs et des passifs pour faciliter la
prédiction des flux de trésorerie futurs de l’entreprise
est la déclinaison au plan comptable
de l’hypothèse des marchés efficients, formulée
de manière générale par Pareto à la fin du
XIXe siècle sur l’allocation des ressources, et
appliquée, au début des années 1970, aux
marchés financiers en tant que vecteurs de la
diffusion d’informations.
Selon cette thèse, les prix des actifs observés
sur les marchés à n’importe quel moment reflètent
pleinement l’ensemble des informations
disponibles sur ces actifs (et donc la séquence
des flux de trésorerie qu’ils vont générer dans
l’avenir), ainsi que les risques liés à ces actifs
(incertitude et prix du temps).
Dès lors, si l’objectif de la comptabilité est défini comme étant de fournir aux investisseurs
existants et potentiels l’information
relative aux cash-flows futurs de l’entreprise,
aucune autre méthode d’évaluation n’est
supérieure à une valorisation aux prix de
marché : sur un marché efficient au sens informationnel,
le prix d’un actif financier est à
tout instant une estimation non biaisée de sa
valeur intrinsèque.
De surcroît, dans cette approche, bonne gouvernance
et valorisation objective sont intimement
liées. Ce mode d’évaluation favoriserait
également la perception par les investisseurs
du profil de risque de l’entreprise, ce qui,
grâce à la discipline de marché, leur permet
de pouvoir influencer les décisions de gestion
du management.
Les chiffres comptables jouent alors dans ce
contexte un double rôle : ils reflètent les actions
des participants aux marchés et constituent
ainsi une validation externe des décisions
internes à la firme, mais ils servent également
de fondement aux actions futures qui auront
une incidence sur les prix.
Soulignons simplement, à ce stade, que ce
dernier mécanisme est à l’origine d’un effet
circulaire, une boucle de rétroaction endogène
au système financier, où, dès lors que
les marchés sont imparfaits, il n’y a plus coïncidence
absolue entre les fondamentaux de
la valeur d’un actif et son prix observé sur
le marché. Celui-ci ne reflète plus les flux de
trésorerie futurs liés à l’actif, mais la valeur que
les participants attribuent aux flux tels qu’ils
peuvent les percevoir, sur la base d’informations
fragmentaires.
Des thèses invalidées
Depuis l’origine de la crise, à l’été 2007, plusieurs
phénomènes ont pu en effet être observés :
-
Quand les marchés deviennent illiquides, les
évaluations ne font que refléter le pessimisme
ou l’optimisme des rares participants, dont le
comportement ressort alors de phénomènes
de horde, déclenchant de brutales variations
de valeur des actifs, à la hausse comme à la
baisse.
Appliquer les prix observés à l’ensemble
des positions existantes sur cet actif revient
à appliquer un prix marginal à un stock de
transactions, ignorant ainsi la loi de l’offre
et de la demande, qui montre qu’un prix
n’est pas indépendant des quantités offertes
ou demandées, et générant un mouvement
autoentretenu (donc procyclique) à la hausse
comme à la baisse.
-
Les niveaux auxquels s’effectuent les transactions
sur marchés illiquides reflètent la
forte prime que demandent les investisseurs
pour entrer sur de tels marchés. Aux primes
de liquidité, s’ajoutent alors des primes pour
incertitude, qui génèrent un phénomène dit
« de marché du citron ». Lorsque des investisseurs
potentiels examinent des documents
sur lesquels existe, par exemple, une incertitude
sur le niveau de risque de contrepartie,
leur déficit d’information les conduit à estimer
ce risque au niveau le plus élevé, et donc à
intégrer dans leur valorisation l’hypothèse
que tous vont subir des pertes extrêmement
significatives. C’est ainsi que certains titres
hypothécaires de séniorité élevée ont été
valorisés à la clôture 2008 à des niveaux
impliquant des taux de défaut jamais vus,
même lors de la dépréciation de 1929. Cette
contagion de l’aversion au risque entraîne
une hausse mécanique des primes à l’ensemble
des actifs et des dérivés, même si
ces actifs présentent des profils de risque très
diversifiés.
-
Le processus de diminution de l’endettement
global (phénomène dit de deleverage) tend
à déprimer le prix des actifs les moins liquides.
Dès lors que ces actifs sont valorisés en
valeur de marché dans le bilan des institutions
financières, celles-ci constatent des pertes qui
diminuent leurs fonds propres, réduisant ainsi
leurs capacités à distribuer du crédit, ce qui a pour effet d’enclencher un autre cycle de
diminution du prix des actifs.
-
Les marchés sont un exemple de système
dans lequel les composants individuels réagissent
au changement de situation de leur
environnement et où ces réactions rétroagissent
sur les caractéristiques de l’environnement.
Les prix des actifs reflètent, à un
moment donné, les préférences des investisseurs,
mais aussi constituent la base de
décision des investisseurs. Ils peuvent alors
évoluer sous l’effet d’actions de participants
aux marchés résultant de facteurs exogènes
aux actifs dont les prix bougent. Lorsque les
prix fluctuent, les investisseurs ajustent leur
position en conséquence et la valorisation
en valeur de marché conduit à ce que tous
ces ajustements tendent à se produire simultanément,
ce qui amplifie leur incidence sur
les prix.
Ces différentes observations amènent à conclure
que loin d’assurer des décisions optimales
des investisseurs, les mécanismes d’évaluation
en valeur de marché d’instruments négociés sur
des marchés non pleinement efficients génèrent
une volatilité endogène des prix qui les
empêche de jouer un rôle dans l’affectation
efficace des ressources.
Ils donnent de surcroît une fausse vision des
résultats des entreprises. Investir dans la phase
ascendante du cycle devient un jeu où tout le
monde apparemment gagne, mais ces gains
latents sont des « gains sur le papier » et destinés
à disparaître si les investisseurs voulaient les
réaliser par cession effective des instruments
sur le marché.
Faut-il pour autant bannir toute valorisation en
mark to market dans les techniques comptables
d’évaluation ? Non, mais la place de cette
modalité d’évaluation ne peut être définie en
assignant à la comptabilité un objectif de production
d’information sur les cash-flows futurs,
dès lors que l’hypothèse des marchés efficients
n’est pas vérifiée.
Quel rôle pour la comptabilité ?
Le rôle d’une comptabilité fondée sur des
bilans et des comptes de résultats reflétant des
périodes passées ne saurait être défini comme
visant directement à prévoir les flux de trésorerie
futurs de l’entreprise. La comptabilité n’a pas non plus pour objet de donner en lecture
directe la valeur d’une entreprise à la date de la
publication de ses états financiers. Le fait de ne
pas enregistrer comptablement les actifs incorporels
créés en interne génère de toute façon
un large écart entre la valeur d’une entreprise
pour un investisseur et sa valeur comptable,
quelle que soit la définition de celle-ci. Plus
modestement, une comptabilité doit permettre
d’apprécier la performance financière de
l’entreprise sur une période passée, facilitant
la formation d’un jugement sur l’efficacité du
management pendant celle-ci et donc la prévision
de l’avenir.
Ce mode de recouvrement des flux de trésorerie
est étroitement lié au modèle d’entreprise.
Schématiquement, il existe dans le domaine
bancaire deux modèles d’activités :
-
l’un utilise les instruments financiers actifs et
passifs comme des facteurs d’exploitation
(l’équivalent des immobilisations du monde
industriel) pour générer des séquences de
flux de trésorerie futurs positifs et négatifs, le
résultat de l’établissement étant le solde net
de ces deux types de flux ;
-
l’autre est fondé sur la rotation des stocks
d’instruments (l’instrument est alors l’équivalent
d’un produit fini industriel en attente
de commercialisation), le recouvrement des
cash-flows reposant alors sur la cession à un
horizon plus ou moins proche.
Le modèle d’entreprise doit donc être le premier
critère d’évaluation des instruments que
celle-ci utilise. Il est étroitement lié à la liquidité
des marchés et aux caractéristiques des instruments,
autres critères à prendre en considération
pour la détermination d’un mode de valorisation
approprié en différentes circonstances.
Le projet de réforme d’IAS 39
L’IASB a publié en juillet 2009 un projet de réforme
de sa norme 39. Ce texte aborde la problématique
de la valorisation des instruments sous l’angle de la « complexité » des dispositions
actuelles, ce qui ne semble pas être le thème
majeur qui ressort de la période de crise économique
actuelle. Il constitue néanmoins une
inflexion positive de l’orientation des normalisateurs
comptables internationaux, qui se limitait
jusque-là à l’objectif de généraliser la juste
valeur à l’ensemble du bilan des banques. Un
modèle comptable mixte est donc proposé.
Mais pour déterminer dans quelles circonstances
chacun de ces deux modes de valorisation
s’applique, il a été retenu comme critère
prépondérant les caractéristiques de l’instrument
relatives à son mode de rémunération,
reprenant ainsi une distinction conçue lors de
la rédaction de la norme relative aux petites
entreprises.
Seuls les instruments présentant des caractéristiques
d’un prêt basique pourront être évalués
au coût amorti, s’ils sont destinés à être portés
par l’établissement, en principe jusqu’à leur
maturité. Tous les autres instruments devront
être valorisés en valeur de marché, et notamment
toutes les actions, que ces dernières
soient négociables sur un marché ou non. Cette
règle aboutit au paradoxe que tous les instruments
difficiles à évaluer, et donc peu ou pas
du tout négociables, seront valorisés en valeur
de marché (ou, en pratique, en valeur de modèle),
niant ainsi l’un des enseignements majeurs
de la crise, à savoir que toutes les valeurs de
modèle sont discutées, car discutables, en
période de volatilité des marchés, car il n’y pas
un nombre suffisant de transactions pour calibrer
les paramètres avec la précision requise
pour déterminer le résultat. Il découlera de ces
dispositions une volatilité accrue des résultats,
retraçant des flux théoriques qui ne seront
jamais réalisés ou réalisés pour des montants
significativement différents.
Un risque de volatilité artificielle
des résultats
La crise a mis en évidence ce que les banques
françaises soulignaient depuis longtemps, à
savoir que valoriser en valeur de marché des
instruments non activement traités sur des marchés
secondaires conduisait à une volatilité artificielle
des résultats des établissements, avec
pour effet d’accentuer par divers canaux le
cycle économique.
L’incertitude inhérente à ce type d’évaluation
a eu, de surcroît, pour effet de décrédibiliser
toute l’information financière diffusée, contribuant
ainsi au développement de l’aversion
pour le risque, notamment celui porté par les
établissements financiers, jugé impossible
à mesurer, et à la défiance vis-à-vis de leurs
comptes en général. S’agissant de la comptabilisation
des instruments financiers, seul un
modèle mixte, associant coût amorti et valeur
de marché, peut rendre compte de leur réalité
économique. Le mode de valorisation doit être
déterminé d’abord par le modèle d’entreprise,
ensuite par la liquidité des marchés des différents
instruments, enfin par leurs caractéristiques
et notamment le profil de leur rémunération et
l’existence ou non d’un effet de levier adossé à
des paramètres de marché.
Au plan macroéconomique, la valorisation de
positions sur la base de transactions effectuées
par des tiers crée un lien supplémentaire entre
les participants au système financier. Or celuici
est déjà instable par nature, en raison des
phénomènes de horde qui affectent périodiquement
les comportements de ses différents
acteurs. La théorie des systèmes enseigne
qu’en phase d’instabilité il faut, pour restaurer
un équilibre stable, créer des points de rupture
entre les différents éléments qui les composent.
Ce mode de valorisation fait précisément
l’inverse, en jouant le rôle de vecteur de la
contagion. Il ne peut donc que contribuer à
rendre plus difficile l’apparition des équilibres.
Il a également pour effet de distendre
le lien entre les contraintes de liquidité et les
prix d’équilibre en formation. Il contribue en
conséquence à la volatilité des prix autour des
fondamentaux, à la formation des bulles financières
et à leur éclatement. Il faut donc limiter
la valeur de marché aux seuls instruments qui
font véritablement l’objet d’une activité de
transaction.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2009-11/principes-comptables-premieres-lecons-de-la-crise.html?item_id=3003
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