Dominique MOÏSI

est conseiller spécial à l’Institut français des relations internationales et professeur de géopolitique européenne au Collège d’Europe à Natolin (Varsovie).

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La nouvelle donne de la mondialisation

Région par région, un panorama des effets de la mondialisation qui bouleversent l’ordre économique et politique antérieur dans un univers de plus en plus complexe où tout se sait dans l’instant...

Sur le plan économique, la mondialisation correspond à l’intégration de l’économie mondiale par le marché. Elle traduit l’apparition d’un marché mondial unique pour le travail, le capital, les biens et les services. Sur le plan géopolitique, la mondialisation est plus difficile à décrire et à analyser. Historiquement, la vague de mondialisation dont nous parlons aujourd’hui est le produit de la rencontre entre deux dates : 1979 et 1989. 1979 correspond à l’ouverture de la Chine à l’Occident. 1989 est bien évidemment dominé par la chute du mur de Berlin.
Le retour de la Chine et la fin de la guerre froide constituent les deux clés de lecture, complémentaires pour les uns, rivales pour les autres, de la mondialisation. En effet, la mondialisation peut apparaître, alternativement, comme le phénomène historique qui accompagne le passage du relais de l’Atlantique vers le Pacifique ou de l’Occident vers l’Orient dans une évolution du centre de gravité du monde, ou comme une étape supplémentaire vers l’américanisation du monde.

La complexité du monde

La mondialisation en termes géopolitiques, cela signifie l’interdépendance, la transparence, la vulnérabilité, mais plus encore la complexité. Nous sommes dans un monde unifié par la révolution de l’information. Ce qui se passe en Corée du Nord influe directement sur la manière dont les Iraniens poursuivent leurs ambitions nucléaires. Avec la transparence nous avons perdu le privilège de l’ignorance. Nous ne pouvons plus faire comme si nous ne savions pas. Tout massacre ethnique se déroule sous nos yeux en quelque sorte. Cette transparence, elle signifie également que non seulement les plus riches savent comment vivent les plus pauvres, mais également l’inverse. Une connaissance qui peut pousser à l’émulation et au rêve, mais aussi à la tentation de détruire ce monde auquel on ne peut prétendre. La vulnérabilité est le produit direct de cette interdépendance et de cette transparence. Sur le plan économique, la mondialisation peut se traduire par la libre circulation des biens, mais en termes géopolitiques, elle peut signifier la libre circulation du mal. Le terrorisme international n’est-il pas la face tragique de la mondialisation ? Ce monde est avant tout complexe et non « plat » comme le prétend l’un des « gourous » de la mondialisation, le journaliste américain Tom Friedman.

La montée en puissance de l'Asie

Le monde de la mondialisation est dominé par la mise en place d’un équilibre international d’un nouveau type, caractérisé par la montée en puissance de l’Asie, le déclin relatif des États- Unis, l’interrogation existentielle de l’Europe sur son avenir et le retour de la Russie comme superpuissance énergétique. Il conviendrait d’ajouter à ces grandes tendances le renforcement de la centralité stratégique, énergétique et émotionnelle du Moyen-Orient, et les hésitations fondamentales sur l’avenir des continents latino-américain et africain.
La montée de l’Asie derrière la Chine puis l’Inde, la constitution d’un ensemble intitulé de plus en plus souvent « Chindia » sont-elles les principales conséquences de la mondialisation ? Les grands gagnants de la mondialisation sont-ils la Chine et l’Inde ? Cette description ne traduit pas simplement un phénomène de mode. C’est l’Histoire avec un grand H qui s’écrit sous nos yeux. C’est de loin le phénomène le plus important actuellement. Cependant, d’un point de vue géopolitique, la distribution des cartes n’est pas équilibrée entre ces deux joueurs. À moyen terme, les atouts de la Chine sont supérieurs, même si, dans le même temps, sa vulnérabilité est plus grande. En effet, la Chine se perçoit historiquement comme une puissance internationale qui, après une période longue de déclin commencée au début du XIXe siècle, retrouve enfin, grâce au choix du capitalisme par ses dirigeants communistes, sa place de premier plan sur la scène internationale. Il faut se souvenir que jusqu’en 1815, la Chine était la première puissance manufacturière au monde. Elle renoue d’autant plus facilement avec son passé qu’elle dispose d’un bon niveau d’éducation, d’infrastructures qui fonctionnent de manière satisfaisante et, avant tout, de l’appétit de consommation, et donc de production, de sa population. En même temps, le régime chinois, en l’absence totale d’un contrôle démocratique ou même d’une culture intégrant la compréhension de ce qu’est l’ « État de droit », demeure extraordinairement fragile. En fait, le problème de la Chine réside en partie dans son rapport au temps. Sur le plan économique, elle est pressée. Elle doit poursuivre sa croissanceélevée, sachant qu’elle a devant elle un problème démographique. À l’inverse, sur le plan géopolitique, elle a le sentiment d’avoir tout son temps, convaincue, comme elle peut l’être, que le temps joue en sa faveur. Sur un plan géographique, elle ne cherche pas le contrôle de terres nouvelles, son empire lui suffit. Certes, son besoin incessant de matières premières la conduit à passer des accords commerciaux. Mais sa politique d’investissements en Afrique ne traduit pas de sentiments agressifs. Le symbole emblématique du pays, sa Grande Muraille, traduit une volonté plus défensive qu’agressive. Même la politique de réarmement de la Chine n’est pas a priori inquiétante de la part d’un pays engagé dans un processus de rattrapage historique, et qui est une puissance satisfaite à l’exception, bien sûr, de la question de Taïwan.
L’Inde, contrairement à la Chine, n’est pas de retour, c’est une puissance qui vient de fêter en 2007 le 60e anniversaire de son accession à l’indépendance. Son regard psychologique sur le monde est donc différent. Son régime politique, même s’il est globalement aussi corrompu que celui de la Chine, est peut-être plus stable. Mais l’Inde souffre de handicaps structurels lourds. Le taux d’illettrisme est encore très élevé et l’insuffisance d’équipements urbains, notamment pour le traitement de l’eau, constitue un réel motif d’inquiétude. À l’inverse, la maîtrise de l’anglais par les classes moyennes apparaît chaque jour comme un atout précieux. D’autant que cette catégorie de la population s’accroît spectaculairement. Il y a dix ans, elle représentait en nombre l’équivalent de la Turquie. Maintenant elle pèse autant que l’Europe à quinze d’hier !

L'Amérique fragilisée

Face à ces deux compétiteurs que sont la Chine et l’Inde, l’Amérique semble à un tournant de son histoire : ou bien elle rebondit après la crise issue du 11 septembre 2001 et la catastrophique aventure irakienne qui l’a suivie, ou bien elle sombre dans un déclin relatif.
Le géant fragilisé possède encore des cartes incontournables ; il reste et de loin la première puissance militaire du monde, la première démocratie, la première économie, la première puissance scientifique. Le XXIe siècle ne sera sans doute pas américain comme le fut le XXe. Mais à l’occasion des élections présidentielles de 2008, l’Amérique peut rebondir. Elle peut passer d’une culture dominée par la peur à une culture animée par l’espoir. Elle peut retrouver le pouvoir de convaincre, de séduire, parce qu’elle peut retrouver confiance en elle-même. Une Amérique à la fois plus modeste et plus confiante en elle-même est un plus pour le monde. Même si l’Amérique de Bush est fréquemment présentée sous les traits du « grand Satan », rien ne serait pire que le danger d’une Amérique néo-isolationniste repliée sur ellemême.
Et l’Europe dans tout cela ? C’est le moment où elle devrait émerger, dans un monde devenu multipolaire et asymétrique. Le « moment unipolaire » américain a pris fin. Les États-Unis vont découvrir qu’en termes d’influence ils ne sont plus seuls et doivent partager la gestion des affaires du monde. Pour autant, l’Europe va-t-elle prendre la place qui devrait être la sienne ? Veut-elle devenir autre chose qu’une grande Venise riche de son passé mais moins de son avenir, ou une grande Suisse, prospère, certes, mais vieillissante ?

Les atouts... insuffisants de l'Europe

L’Europe a tous les atouts nécessaires pour redevenir un acteur de premier plan sur la nouvelle scène internationale, à l’exception d’une dimension essentielle, la volonté politique. Depuis l’élection présidentielle de 2008 en France, il y a incontestablement plus de France en Europe, mais cela se traduit-il par plus d’Europe dans le monde ? La réponse à cette question reste ouverte.
La Russie est de retour, mais de quelle manière ? Autant la Chine – en dépit de graves réserves sur son comportement en matière de droits de l’homme – semble faire de petits pas dans la bonne direction, autant la Russie fait de grands pas dans le mauvais sens. Elle s’apparente davantage à un « petro-state » comme le Venezuela qu’à une grande puissance moderne et imaginative, véritablement créatrice de richesses. Poutine a beau être populaire en Russie, avec lui, le « despotisme oriental » est de retour dans l’ex-Union soviétique. Il s’appuie sur la volonté des citoyens russes d’effacer l’humiliation des années Eltsine.

Les enjeux du Moyen-Orient

Est-ce la mondialisation qui a renforcé la centralité stratégique d’un Moyen-Orient qui va désormais de l’Algérie au Pakistan ? Cette région, qui regorge tout à la fois de ressources énergétiques et d’émotions suicidaires, concentre en son sein et largement pour son malheur des enjeux qui vont bien au-delà d’elle-même, et qui pour la plupart paraissent sans solutions.
Seuls les émirats du Golfe semblent avoir su tirer leurs cartes du jeu, en échappant en quelque sorte à la fatalité de la géographie et en rejoignant économiquement le continent de l’espoir économique, c’est-à-dire l’Asie, derrière la Chine, l’Inde et le Japon. Pour le reste, le conflit Israël-Palestine, l’avenir politique du Liban, le devenir de l’Irak ou de l’Afghanistan, sans parler des ambitions nucléaires de l’Iran… tout cela semble inextricablement lié, dans une complexité qui paraît échapper à la raison et à toute solution. Réduire notre dépendance à l’égard de cette région du monde est en fait une priorité qui a des conséquences sur nos choix énergétiques. Face aux caprices des Ahmadinejad de ce monde, sans parler des Chavez et Poutine, la notion d’énergies propres prend une dimension géopolitique. Est propre une énergie qui permet de diminuer la dépendance des pays démocratiques face à des régimes despotiques.
Reste, dans ce vaste et nécessairement trop rapide tour d’horizon, l’Amérique du Sud et l’Afrique. L’Amérique latine, derrière un Brésil, plein de confiance en lui, s’impose lentement comme un continent qui est en train de profiter de la mondialisation. Certes, le cycle du populisme qui l’emporte au Venezuela et en Bolivie ne va pas dans le sens du progrès, mais l’Argentine et le Chili suivent le modèle plus positif du Brésil de Lula.
Le jugement que l’on peut porter sur le continent africain est plus complexe. L’Afrique a incontestablement été redécouverte par les ambitions des Chinois, des Indiens, des Brésiliens, mais s’agit-il de l’Afrique ou des Africains ?
L’Afrique du Sud demeure, hélas, une exception bien fragile encore.
L’explosion de violence récente intervenue dans un des pays les plus prospères du continent, le Kenya, traduit la vulnérabilité d’une Afrique qui n’a pas su ou pas pu dépasser ses divisions tribales et qui est toujours à la merci du risque de « nettoyage ethnique ».
Une chose est certaine, la mondialisation, même en matière géopolitique, a transformé durablement l’équilibre des forces et les règles du jeu. Elle est là pour durer. S’y opposer n’a pas de sens, l’objectif qui doit être le nôtre est de l’humaniser et de la rendre moins chaotique.
Plus que l’ordre américain ou l’ordre asiatique, le véritable danger de la mondialisation sur le plan de la géopolitique est celui du désordre absolu.

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