est conseiller spécial à l’Institut français des relations internationales et professeur de géopolitique européenne au Collège d’Europe à Natolin (Varsovie).
La nouvelle donne de la mondialisation
Région par région, un panorama des effets de la mondialisation
qui bouleversent l’ordre économique et politique antérieur dans un univers
de plus en plus complexe où tout se sait dans l’instant...
Sur le plan économique, la mondialisation
correspond à l’intégration de l’économie mondiale
par le marché. Elle traduit l’apparition d’un
marché mondial unique pour le travail, le capital,
les biens et les services. Sur le plan géopolitique,
la mondialisation est plus difficile à décrire
et à analyser. Historiquement, la vague de mondialisation
dont nous parlons aujourd’hui est le
produit de la rencontre entre deux dates : 1979
et 1989. 1979 correspond à l’ouverture de la
Chine à l’Occident. 1989 est bien évidemment
dominé par la chute du mur de Berlin.
Le retour de la Chine et la fin de la guerre froide
constituent les deux clés de lecture, complémentaires
pour les uns, rivales pour les autres,
de la mondialisation. En effet, la mondialisation
peut apparaître, alternativement, comme le phénomène
historique qui accompagne le passage
du relais de l’Atlantique vers le Pacifique ou de
l’Occident vers l’Orient dans une évolution du
centre de gravité du monde, ou comme une étape supplémentaire vers l’américanisation
du monde.
La complexité du monde
La mondialisation en termes géopolitiques, cela
signifie l’interdépendance, la transparence, la
vulnérabilité, mais plus encore la complexité.
Nous sommes dans un monde unifié par la
révolution de l’information. Ce qui se passe en
Corée du Nord influe directement sur la manière
dont les Iraniens poursuivent leurs ambitions
nucléaires. Avec la transparence nous avons
perdu le privilège de l’ignorance. Nous ne pouvons
plus faire comme si nous ne savions pas.
Tout massacre ethnique se déroule sous nos
yeux en quelque sorte. Cette transparence, elle
signifie également que non seulement les plus
riches savent comment vivent les plus pauvres,
mais également l’inverse. Une connaissance
qui peut pousser à l’émulation et au rêve, mais
aussi à la tentation de détruire ce monde auquel
on ne peut prétendre. La vulnérabilité est le
produit direct de cette interdépendance et de
cette transparence. Sur le plan économique, la
mondialisation peut se traduire par la libre circulation
des biens, mais en termes géopolitiques,
elle peut signifier la libre circulation du mal. Le
terrorisme international n’est-il pas la face tragique
de la mondialisation ? Ce monde est avant
tout complexe et non « plat » comme le prétend
l’un des « gourous » de la mondialisation, le
journaliste américain Tom Friedman.
La montée en puissance de l'Asie
Le monde de la mondialisation est dominé par
la mise en place d’un équilibre international
d’un nouveau type, caractérisé par la montée
en puissance de l’Asie, le déclin relatif des États-
Unis, l’interrogation existentielle de l’Europe
sur son avenir et le retour de la Russie comme
superpuissance énergétique. Il conviendrait
d’ajouter à ces grandes tendances le renforcement
de la centralité stratégique, énergétique
et émotionnelle du Moyen-Orient, et les hésitations
fondamentales sur l’avenir des continents
latino-américain et africain.
La montée de l’Asie derrière la Chine puis l’Inde,
la constitution d’un ensemble intitulé de plus en
plus souvent « Chindia » sont-elles les principales
conséquences de la mondialisation ? Les
grands gagnants de la mondialisation sont-ils
la Chine et l’Inde ? Cette description ne traduit
pas simplement un phénomène de mode. C’est
l’Histoire avec un grand H qui s’écrit sous nos
yeux. C’est de loin le phénomène le plus important
actuellement. Cependant, d’un point de
vue géopolitique, la distribution des cartes n’est
pas équilibrée entre ces deux joueurs. À moyen
terme, les atouts de la Chine sont supérieurs, même si, dans le même temps, sa vulnérabilité
est plus grande. En effet, la Chine se perçoit
historiquement comme une puissance internationale
qui, après une période longue de
déclin commencée au début du XIXe siècle,
retrouve enfin, grâce au choix du capitalisme
par ses dirigeants communistes, sa place de
premier plan sur la scène internationale. Il faut
se souvenir que jusqu’en 1815, la Chine était la
première puissance manufacturière au monde.
Elle renoue d’autant plus facilement avec son
passé qu’elle dispose d’un bon niveau d’éducation,
d’infrastructures qui fonctionnent de
manière satisfaisante et, avant tout, de l’appétit
de consommation, et donc de production,
de sa population. En même temps, le régime
chinois, en l’absence totale d’un contrôle
démocratique ou même d’une culture intégrant
la compréhension de ce qu’est l’ « État de droit », demeure extraordinairement fragile. En fait,
le problème de la Chine réside en partie dans
son rapport au temps. Sur le plan économique,
elle est pressée. Elle doit poursuivre sa croissanceélevée, sachant qu’elle a devant elle un
problème démographique. À l’inverse, sur le
plan géopolitique, elle a le sentiment d’avoir
tout son temps, convaincue, comme elle peut
l’être, que le temps joue en sa faveur. Sur un
plan géographique, elle ne cherche pas le
contrôle de terres nouvelles, son empire lui
suffit. Certes, son besoin incessant de matières
premières la conduit à passer des accords
commerciaux. Mais sa politique d’investissements
en Afrique ne traduit pas de sentiments
agressifs. Le symbole emblématique du pays,
sa Grande Muraille, traduit une volonté plus
défensive qu’agressive. Même la politique de
réarmement de la Chine n’est pas a priori
inquiétante de la part d’un pays engagé dans
un processus de rattrapage historique, et qui est
une puissance satisfaite à l’exception, bien sûr,
de la question de Taïwan.
L’Inde, contrairement à la Chine, n’est pas de
retour, c’est une puissance qui vient de fêter en
2007 le 60e anniversaire de son accession à l’indépendance.
Son regard psychologique sur le
monde est donc différent. Son régime politique,
même s’il est globalement aussi corrompu que
celui de la Chine, est peut-être plus stable. Mais
l’Inde souffre de handicaps structurels lourds.
Le taux d’illettrisme est encore très élevé et
l’insuffisance d’équipements urbains, notamment
pour le traitement de l’eau, constitue un
réel motif d’inquiétude. À l’inverse, la maîtrise
de l’anglais par les classes moyennes apparaît
chaque jour comme un atout précieux. D’autant
que cette catégorie de la population s’accroît
spectaculairement. Il y a dix ans, elle représentait
en nombre l’équivalent de la Turquie.
Maintenant elle pèse autant que l’Europe à
quinze d’hier !
L'Amérique fragilisée
Face à ces deux compétiteurs que sont la Chine
et l’Inde, l’Amérique semble à un tournant de
son histoire : ou bien elle rebondit après la crise
issue du 11 septembre 2001 et la catastrophique
aventure irakienne qui l’a suivie, ou bien elle
sombre dans un déclin relatif.
Le géant fragilisé possède encore des cartes
incontournables ; il reste et de loin la première
puissance militaire du monde, la première
démocratie, la première économie, la première
puissance scientifique. Le XXIe siècle ne sera
sans doute pas américain comme le fut le XXe.
Mais à l’occasion des élections présidentielles
de 2008, l’Amérique peut rebondir. Elle peut
passer d’une culture dominée par la peur à une
culture animée par l’espoir. Elle peut retrouver
le pouvoir de convaincre, de séduire, parce
qu’elle peut retrouver confiance en elle-même.
Une Amérique à la fois plus modeste et plus
confiante en elle-même est un plus pour le
monde. Même si l’Amérique de Bush est fréquemment
présentée sous les traits du « grand
Satan », rien ne serait pire que le danger d’une
Amérique néo-isolationniste repliée sur ellemême.
Et l’Europe dans tout cela ? C’est le moment où
elle devrait émerger, dans un monde devenu
multipolaire et asymétrique. Le « moment unipolaire » américain a pris fin. Les États-Unis
vont découvrir qu’en termes d’influence ils ne
sont plus seuls et doivent partager la gestion
des affaires du monde. Pour autant, l’Europe
va-t-elle prendre la place qui devrait être la
sienne ? Veut-elle devenir autre chose qu’une
grande Venise riche de son passé mais moins
de son avenir, ou une grande Suisse, prospère,
certes, mais vieillissante ?
Les atouts... insuffisants de l'Europe
L’Europe a tous les atouts nécessaires pour
redevenir un acteur de premier plan sur la
nouvelle scène internationale, à l’exception
d’une dimension essentielle, la volonté politique. Depuis l’élection présidentielle de 2008
en France, il y a incontestablement plus de
France en Europe, mais cela se traduit-il par plus
d’Europe dans le monde ? La réponse à cette
question reste ouverte.
La Russie est de retour, mais de quelle manière ?
Autant la Chine – en dépit de graves réserves
sur son comportement en matière de droits
de l’homme – semble faire de petits pas dans
la bonne direction, autant la Russie fait de
grands pas dans le mauvais sens. Elle s’apparente
davantage à un « petro-state » comme le
Venezuela qu’à une grande puissance moderne
et imaginative, véritablement créatrice de
richesses. Poutine a beau être populaire en
Russie, avec lui, le « despotisme oriental » est
de retour dans l’ex-Union soviétique. Il s’appuie
sur la volonté des citoyens russes d’effacer
l’humiliation des années Eltsine.
Les enjeux du Moyen-Orient
Est-ce la mondialisation qui a renforcé la centralité
stratégique d’un Moyen-Orient qui va désormais
de l’Algérie au Pakistan ? Cette région, qui
regorge tout à la fois de ressources énergétiques
et d’émotions suicidaires, concentre en son
sein et largement pour son malheur des enjeux
qui vont bien au-delà d’elle-même, et qui pour la
plupart paraissent sans solutions.
Seuls les émirats du Golfe semblent avoir su
tirer leurs cartes du jeu, en échappant en quelque
sorte à la fatalité de la géographie et en
rejoignant économiquement le continent de
l’espoir économique, c’est-à-dire l’Asie, derrière
la Chine, l’Inde et le Japon. Pour le reste,
le conflit Israël-Palestine, l’avenir politique du
Liban, le devenir de l’Irak ou de l’Afghanistan,
sans parler des ambitions nucléaires de l’Iran…
tout cela semble inextricablement lié, dans une
complexité qui paraît échapper à la raison et à toute solution. Réduire notre dépendance à l’égard de cette région du monde est en
fait une priorité qui a des conséquences sur
nos choix énergétiques. Face aux caprices des
Ahmadinejad de ce monde, sans parler des
Chavez et Poutine, la notion d’énergies propres
prend une dimension géopolitique. Est propre
une énergie qui permet de diminuer la dépendance
des pays démocratiques face à des
régimes despotiques.
Reste, dans ce vaste et nécessairement trop
rapide tour d’horizon, l’Amérique du Sud et
l’Afrique. L’Amérique latine, derrière un Brésil,
plein de confiance en lui, s’impose lentement
comme un continent qui est en train de profiter
de la mondialisation. Certes, le cycle du populisme
qui l’emporte au Venezuela et en Bolivie
ne va pas dans le sens du progrès, mais l’Argentine
et le Chili suivent le modèle plus positif du
Brésil de Lula.
Le jugement que l’on peut porter sur le continent
africain est plus complexe. L’Afrique a incontestablement été redécouverte par les ambitions
des Chinois, des Indiens, des Brésiliens, mais
s’agit-il de l’Afrique ou des Africains ?
L’Afrique du Sud demeure, hélas, une exception
bien fragile encore.
L’explosion de violence
récente intervenue dans un des pays les plus
prospères du continent, le Kenya, traduit la
vulnérabilité d’une Afrique qui n’a pas su ou
pas pu dépasser ses divisions tribales et qui
est toujours à la merci du risque de « nettoyage
ethnique ».
Une chose est certaine, la mondialisation, même
en matière géopolitique, a transformé durablement
l’équilibre des forces et les règles du jeu.
Elle est là pour durer. S’y opposer n’a pas de
sens, l’objectif qui doit être le nôtre est de l’humaniser
et de la rendre moins chaotique.
Plus que l’ordre américain ou l’ordre asiatique,
le véritable danger de la mondialisation sur le
plan de la géopolitique est celui du désordre
absolu.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-2/la-nouvelle-donne-de-la-mondialisation.html?item_id=2830
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