est professeur à l'université de Paris-Est et chercheur à l'OEP (Organisation et efficacité de la production) et au CEE (Centre d'études de l'emploi).
Qui sont les gagnants de la mondialisation ?
Ils apparaissent à deux niveaux : celui des individus dans la société à laquelle
ils appartiennent, et celui des pays dans la compétition mondiale.
Parmi ces derniers, une distinction fondamentale doit être faite entre les pays à hauts revenus par habitant (pays d’Europe de l’Ouest, Amérique du Nord,
Japon, Corée, Taiwan, Singapour, ainsi que l’Australie et la Nouvelle-Zélande),
et ceux aux revenus moyens et faibles.
Les principaux acteurs de l’expansion du
commerce, des investissements et des mouvements
financiers internationaux sont les firmes
multinationales (FMN) des pays à hauts revenus.
Elles déterminent la spécialisation du travail à l’intérieur des principales économies du
monde. De plus, elles organisent la division des
tâches entre les pays hautement développés et
le reste du monde. Les gagnants de la mondialisation
naissent d’abord de leurs stratégies et de
leur mode de gestion, à présent mondialisés,
ou encore « globalisés ».
La capacité à innover des pays à hauts revenus
Les firmes multinationales globalisées concentrent
leurs activités stratégiques et de conception
dans leur pays d’origine, en liaison directe
avec leur siège social. Ceci inclut naturellement
les activités de recherche et développement
qui conditionnent en grande partie leur capacité
à innover, devenue le facteur fondamental
de leur compétitivité. Les principaux éléments
des fonctions financières et commerciales sont
aussi concentrés dans leur pays d’origine.
Parallèlement, ces FMN ont une organisation
géographique de leurs activités, souvent par
continent, de façon à coller au plus près aux
besoins des marchés des grandes régions du
monde. La firme globale répartit ses activités
dans des pays de niveaux de développement
différents pour bénéficier de marchés en
expansion, dont les perspectives sont favorables,
ou encore d’un rapport entre le coût de
la main-d’oeuvre et son efficacité relativement
faible. Des institutions politiques et sociales
stables sont aussi des conditions nécessaires à
l’investissement direct international (IDE).
Les gagnants dans les pays hautement développés
sont tout d’abord les détenteurs de
capitaux, qu’ils soient personnellement propriétaires
d’entreprises ou actionnaires. En effet,
les investisseurs à l’étranger sont à la recherche
d’une rentabilité supérieure à ce qu’ils peuvent
obtenir dans leur propre pays. Il est clair que
les mouvements de capitaux à long terme vers
l’étranger ne se produisent que si les profits
anticipés sont supérieurs à ceux qui sont anticipés
dans le pays d’origine. Bien sûr, ces prévisions
peuvent, dans certains cas, être prises
en défaut. Mais en moyenne, elles se réalisent.
De plus, le capital étant devenu beaucoup
plus mobile que le travail, surtout s’il est peu
qualifié, il est plus facile de taxer le second que
le premier, ce qui renforce les avantages des
détenteurs de capitaux.
Du côté des salariés, dans les pays hautement
développés, les gagnants de la mondialisation
sont ceux qui travaillent dans les fonctions stratégiques
des FMN. Ils ont fait des études supérieures
de niveau licence, voire master. Ils parlent
anglais, et si possible une seconde langue,
en plus de leur langue maternelle. Cela facilite
leur intégration dans les FMN qui internationalisent
de plus en plus leurs recrutements. Ils ont
une bonne connaissance de l’informatique, et
plus généralement des nouvelles technologies
de l’information et de la communication (NTIC).
Dans les grandes entreprises, ils bénéficient de
l’attribution d’actions à des prix préférentiels,
voire à des distributions de stocks-options, s’ils
accèdent à de hautes responsabilités.
De plus, les gagnants appartiennent souvent aux secteurs dans lesquels les FMN déploient
leurs activités à l’échelle mondiale. Pour la
France il s’agit, par exemple, des secteurs de
l’énergie, de l’aéronautique, et plus récemment
de certains services comme la banque et les
assurances. Néanmoins, les réorganisations permanentes
des FMN, y compris dans les secteurs
les plus dynamiques, rendent la situation des
gagnants peu stable. Une fois au chômage, ils
doivent rapidement retrouver un emploi, sinon
leur qualification risque de devenir obsolète, et
ils rejoignent le camp des perdants.
Des situations inégales dans les pays à moyens revenus
En dehors des pays à hauts revenus, il faut distinguer
un premier groupe de pays dont les revenus
par habitant sont proches de la moyenne
mondiale. C’est pourquoi nous qualifions ce
groupe de pays à revenus moyens. Il inclut la
plupart des pays d’Amérique latine et d’Asie de
l’Est et du Sud-Est (dont la Chine). Un deuxième
groupe comprend les pays à bas revenus, souvent
qualifiés de « pays les moins avancés ».
On y trouve la plupart des pays d’Afrique
subsaharienne.
Parmi les pays à revenus moyens, certains
connaissent une expansion rapide. Il s’agit des
pays dits «émergents». Dans la mesure où les
FMN qui sont implantées dans ces pays utilisent
des technologies et des méthodes de gestion
relativement avancées, elles emploient localement
les personnes les plus qualifiées. À l’intérieur
de ces pays émergents, les personnes
qui travaillent dans ou pour les FMN étrangères
voient leur situation relative s’améliorer par rapport
au reste de la population.
Dans ce cas, les gagnants vivent et travaillent
en ville, ont un niveau de qualification élevé,
acquis dans une université nationale, ou mieux à
l’étranger, dans une université d’un pays à hauts
revenus. Ils travaillent dans une FMN occidentale
ou japonaise, ou dans une entreprise locale
très impliquée dans le commerce international.
Ils ont un style de vie et de travail qui se rapproche
de celui des cadres qualifiés des pays à hauts revenus.
Cette évolution est remarquable, car les spécialistes
de l’économie internationale ont longtemps
pensé que la mondialisation profiterait
aux personnes les plus qualifiées dans les pays à hauts revenus, évolution qui a bien été observée
en pratique. En revanche, ils estimaient que
les pays moins développés, plutôt spécialisés
dans des secteurs ou tâches peu qualifiées,
verraient se développer des emplois du même
type, ce qui provoquerait une forte demande
pour des travailleurs de faible niveau de formation.
En fait, il n’en a rien été. La mondialisation
est étroitement liée au développement des
nouvelles technologies de l’information et de
la communication (NTIC). Elle profite, aussi bien
dans les pays à hauts revenus qu’à moyens
revenus, à la frange de travailleurs les plus
qualifiés.
Quant aux pays les moins avancés, à bas revenus,
ils comptent fort peu de gagnants de la
mondialisation. Les perdants constituent l’immense
majorité de la population. En effet, les
richesses naturelles qui sont exploitées ne profitent
qu’à une infime minorité de propriétaires,
et (ou) à l’État, et à ses dirigeants, qui accaparent
les revenus qui ne sont que peu affectés à des
dépenses ou investissements collectifs.
Les pays qui tirent profit de la mondialisation
Si l’on s’intéresse non plus aux individus et
groupes sociaux, mais à la compétition entre
nations à l’échelle mondiale, les pays à hauts
revenus conservent un rôle moteur dans la
mondialisation. Ils réalisent, au milieu de la
décennie 2000-2010, 75 % des exportations mondiales,
et 80 % des échanges de services. Ils
effectuent plus de 80 % des IDE mondiaux, et
reçoivent également 60 % de ces mêmes investissements1. En d’autres termes, aujourd’hui
comme par le passé, les IDE sont essentiellement
des investissements croisés entre pays à
hauts revenus. En dehors des pays à hauts revenus,
la Chine est le pays qui attire le plus d’IDE :
9 % du total mondial. Cependant, cette part
est très inférieure à sa part dans la population
mondiale (20 % de celle-ci). Quant aux pays à
bas revenus, leur part dans le total mondial est
négligeable (3 % de l’ensemble des investissements
mondiaux).
Identifier les pays gagnants de la mondialisation
est une tâche d’autant plus délicate que
les performances économiques d’une nation dépendent de multiples facteurs. D’une manière
générale, les facteurs internes (qualité des
institutions, système social), ainsi que le progrès
technologique, jouent un rôle au moins
aussi important que l’ouverture au commerce et
aux investissements internationaux. L’ouverture
extérieure est une condition qui n’est pas suffisante
pour atteindre une forte croissance économique.
Certains pays ouverts à la mondialisation,
mais spécialisés uniquement dans la
production et l’exportation de matières premières
sans création de valeur ajoutée sur leur
propre sol, peuvent perdre à la mondialisation
(c’est le cas notamment de la plupart des pays
d’Afrique subsaharienne au cours de la période
1980-2005).
L'Europe moins bien placée
Parmi les pays à hauts revenus, les États-Unis ont
continué à creuser l’écart de leur niveau de vie
(revenu national par habitant) par rapport à la
moyenne mondiale de 1980 à 2005. Quant à l’Europe,
dont la France, son avantage par rapport à la moyenne mondiale a cru de 1980 jusqu’au
milieu des années 90, et s’est légèrement réduit
depuis cette date. Pour l’Union européenne
(UE), la difficulté est de distinguer les effets de
l’intégration elle-même, des liens avec le reste
du monde. Nous avons montré2, que les pays
membres de l’Europe de l’Ouest, ainsi que
ceux d’Europe centrale et orientale (PECO), étaient tous gagnants. En effet, les premiers ont
massivement investi dans les seconds, ce qui
a contribué, à partir du milieu des années 90, à
leur croissance économique et à l’amélioration
de leur niveau de vie. Dans le même temps,
les pays d’Europe de l’Ouest, dont la France,
ont dégagé de très forts excédents commerciaux
avec les PECO (220 milliards d’euros sur
la période 1995-2005). Ceci a indubitablement
stimulé leurs activités et leur emploi.
Par ailleurs, l’Europe prise globalement dégage
de forts excédents commerciaux avec les États-
Unis, mais des déficits équivalents avec les pays
asiatiques et spécialement la Chine. Cependant, à présent que l’UE est constituée de vingt-sept
pays, chacun en moyenne ne fait que 25 % de
son commerce avec le reste du monde. La tendance
est donc à une atténuation de l’impact
de l’extérieur de l’UE sur les économies des
pays membres.
Parmi les pays à moyens revenus, la croissance
des pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est, et en
premier lieu de la Chine, a été forte depuis les
années 80. Ils convergent rapidement vers la
moyenne mondiale que certains ont dépassée
en quelques années.
Il serait exagéré cependant d’attribuer le succès
des dernières décennies de ces gagnants
asiatiques uniquement à la mondialisation. Les « miracles » asiatiques et chinois reposent tout
d’abord sur la décentralisation des mécanismes
de décision internes, et sur les investissements
publics massifs dans l’éducation et la recherche-
développement. Ils reposent aussi sur une
coopération économique étroite entre les pays
les plus avancés de cette zone géographique
(Japon, Corée, Taiwan, Singapour), et les pays
moins avancés tels que la Chine, la Thaïlande
et le Vietnam. Les seconds servent d’ateliers
d’assemblage et de montage pour les produits
conçus par les premiers, et qui sont exportés
partout dans le monde.
Dans nos sociétés à hauts revenus, les perdants
de la mondialisation font fortement entendre
leur voix au niveau national et international. Et
on comprend pourquoi ! Ils ont le sentiment
justifié d’être victimes de forces sur lesquelles
ils n’ont aucune prise : celles qui créent, mais
aussi détruisent de nombreux emplois dans un
mouvement incessant d’expansions et de restructurations
d’entreprises. Les gagnants, quant à eux, sont beaucoup plus discrets. Ils n’ont pas
de revendications à faire valoir.
C’est pourquoi, même si les gains de la mondialisation
sont considérables, comme nous
l’avons montré, ceux-ci passent souvent inaperçus.
Eclaircir ce débat est donc une nécessité
de notre temps. Tâche d’autant plus difficile à
réaliser qu’elle pose la question des dédommagements
des préjudices subis par les uns, à
partir des gains retirés de la mondialisation par
les autres.
- D. Redor, 2007, Les gagnants et les perdants de la mondialisation, Economica, pages 45 à 48.
- D. Redor, 2007, Les gagnants et les perdants de la mondialisation, Economica, pages 94 à 96.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-2/qui-sont-les-gagnants-de-la-mondialisation.html?item_id=2836
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