La France aux prises avec la mondialisation
Problème brûlant de l’intégration des étrangers, défiance tétanisée envers
l’Europe politique, fascination discrète pour les stars rouges ou vertes de l’altermondialisme : la France entretient une relation un peu difficile avec le reste du monde. Qui risque de la laisser au bord du rivage...
Que l’on parle de mondialisation ou de
globalisation, c’est le plus souvent de façon
négative, les deux mots étant toujours porteurs
de menaces, d’injustices ou de drames annoncés.
Ce pourrait être un nouveau symptôme
de l’hémiplégie chronique d’un pays dont la
pensée politique a beaucoup de mal à sortir
des jugements binaires qui ont tranché une fois
pour toutes entre le bien et le mal. Mais, s’agissant
de la mondialisation, le clivage entre une
minorité de « pour » et la majorité des « anti »
ne semble pas suivre les lignes de partage
habituelles de nos comportements politiques.
Ce phénomène peut donc justifier une analyse
et des explications qui se dégagent, au moins
en partie, de la coupure traditionnelle entre la
droite et la gauche.
Une grande peur
Les discours altermondialistes à succès réunissent
une collection étonnante de fantasmes.
On peut évoquer, parmi bien d’autres, la dissolution
inéluctable de nos valeurs et de nos
cultures dans le tout-puissant dollar, les prophéties
crypto-marxistes sur l’explosion attendue
d’un capitalisme apatride, erratique et sauvage,
ou encore le brouet bien-pensant sur les « pauvres » et les « nantis », bref, autant de pseudoidées
qui font recette parce qu’elles font peur
ou qu’elles véhiculent un moralisme infantile et
douceâtre, facile à vendre en prime time. Bâties
avec un cynisme intéressé par des politiciens
réactionnaires ou érigées en défense devant un
futur incertain, ce patchwork contradictoire est
davantage l’expression d’une inquiétude que
d’une analyse.
Se pose alors la question de savoir pourquoi ce
phénomène irrationnel et défensif est si francofrançais,
quand la plupart des autres nations
voient dans la mondialisation un aspect inéluctable
et une évolution du monde, non sans
questions ni dangers, certes, mais également
riche de promesses et d’opportunités.
Sans doute l’irruption de la mondialisation dans
nos vies touche-t-elle à nos fameuses « spécificités
françaises » là où ça fait mal ! Elle remet
d’abord en question la place structurante de
la frontière, cette ligne arbitraire et symbolique
qui sépare les « nôtres » des « autres » et instaure
deux mondes définitivement « étrangers »
l’un à l’autre. L’étranger (extra neus, né ailleurs,
pour les Latins) n’en finit pas de paraître « étrange » et ce qui est étrange est souvent
aussi ce qui dérange ou inquiète. L’autre, le différent,
est d’abord un danger. Le voleur de poules
est toujours un basané, un venu d’ailleurs !
Instituant une binarité rassurante, la frontière
protège donc de l’autre et de l’étrange. D’où
l’inquiétude de la voir franchie (au sens étymologique, « transgressée ») par des hordes
d’immigrés et l’angoisse symétrique de la voir
gommée jusqu’à la disparition sous le ressac
corrosif de la mondialisation.
Cette crainte est d’autant plus forte que la vision
culturelle française de la frontière est plus proche
de la Ligne Maginot (« On ne passe pas ! »)
que du « Go West » américain. Quand les
Anglo-Saxons voient dans la frontière une limite à franchir pour conquérir un ailleurs (le Far West
ou la lune, peu importe), nous bétonnons des
exceptions françaises aussi utiles que les fameuses
fortifications en 1939… Et, pendant que
nous consommons temps, énergie et intelligence à fortifier ces positions intenables (systèmes
de retraites ou de santé en faillite, coût
du travail, « 35 heures », systèmes d’éducation
et de recherche obsolètes, fiscalité dissuasive, acceptation d’une dette explosive…), les autres
acteurs de la mondialisation se déplacent avec
souplesse, s’installent dans le nouveau monde
et nous laissent loin derrière. Guerre de tranchées
contre guerre de mouvement, à laisser les
autres avancer, on finit par se retrouver seul !
Les limites du modèle français
Intervient alors une autre de nos spécificités
intellectuelles. Non seulement le fait de penser
et d’agir à l’inverse des autres communautés
nationales ne soulève pas la moindre question
mais, a contrario, il nous renforce dans la
légitimité illusoire de positions marginales !
Ainsi affirmons-nous avec conviction que « nous
avons la meilleure administration et le meilleur
système éducatif du monde… », fanfaronnades
depuis longtemps démenties par le plus élémentaire des benchmarks. Quant aux comparaisons
scientifiques qui soulignent la chute
vertigineuse de nos résultats, elles ne semblent
inquiéter personne, ni les acteurs de droite qui
crient au « défaitisme », ni ceux de gauche qui
réclament une nouvelle fois « davantage de
moyens »… Les uns et les autres restent accrochés
à ce fameux « modèle français » qui réunit
dans des systèmes archaïques un coût maximum
et des résultats minimum ! Nous revendiquons
haut et fort le droit totalement irrationnel à une « exception française », aveugles aux
conséquences calamiteuses que souligne le
reste du monde. Ce mélange d’égocentrisme,
d’arrogance et, plus encore, d’ignorance reste
totalement incompréhensible, « exotique », en
dehors de l’Hexagone et « so frenchy »….
Quel héritage empoisonné traînons-nous qui
nous fasse refuser les comparaisons et les compétitions
? Comment, nouvel avatar du « poète
maudit » ou du « génie méconnu », peut-on imaginer
avoir raison uniquement parce qu’on est
seul sur des positions ? Roi-Soleil ou siècle des
lumières, peu importe, la France aime donner
des leçons au monde entier et l’éclairer de sa
pensée. Mais sous les coups brutaux du réel, la
lumière est moins vive. D’autres phares ont pris
le relais. L’orgueil, historiquement légitime, tourne à la vanité, vire à l’aigreur, parfois au ridicule.
Il faut se faire une raison : le monde ne tourne
plus autour de la France. Dans le nouveau système
(solaire) de la mondialisation notre étoile
s’éteint doucement. Il y avait autrefois la France
et le reste du monde. Il y a aujourd’hui le monde
et ce qui reste de la France ! Nos astronomes
seraient-ils aveugles ?
En attendant la révolution... copernicienne !
La terre, semble-t-il, n’évolue pas comme nous
le voudrions, « et pourtant, elle tourne… » Les
Galilée politiques ne parlent ni assez haut, ni
assez clair pour faire entendre à nos concitoyens
ce message de bon sens. Peut-être
sont-ils effrayés par les bouleversements socioéconomiques
qui accompagnent cette gigantesque
redistribution des cartes géopolitiques.
Car il n’y a sans doute pas d’autre choix que
d’abandonner nos anciens paradigmes et de
reconstruire des systèmes politiques, économiques
et sociaux mieux adaptés à ce monde étrange. Démarche iconoclaste et sacrilège qui
ne va pas de soi : on touche à l’héritage, aux
modèles, aux « acquis », donc aux bijoux (philosophiques)
de famille ! Le premier pas vers
cette révolution indispensable serait de nous
extraire d’un cartésianisme caricatural qui s’est
dégradé en une vision binaire du monde qui
permet de diaboliser ce qu’on ne comprend
pas. Tout s’analyse en termes d’opposition :
français contre étranger, culturel contre marchand,
patronal contre syndical, gauche contre
droite, intégriste contre athée, bref, Bien contre
Mal ! Et pourtant, avec la globalisation, nous
sommes entrés dans la complexité et l’étrange.
Les analyses modernes exigent de la nuance,
du peut-être, du flou, de l’incertain et du droit à l’erreur. Nos fonctionnements réflexes et nos
outils intellectuels sont bien trop rustiques pour être utiles, mais ils offrent à nos peurs la myopie
rassurante des grandes certitudes.
Sans doute devrions-nous tenter de sortir rapidement
de cet état de perpétuelle adolescence,
intellectuelle et politique, mélange si français
de nombrilisme complaisant, de romantisme
aux émotions faciles, de vision fantasmée du
monde et de refus du réel. Malheureusement,
notre système éducatif formate les cerveaux
dans une vision archaïque et théorique des
rapports économiques, politiques et sociaux.
L’université théorise ensuite cette axiomatique
du monde pour des étudiants sans diplômes
ni projets qui encombrent jusqu’à quarante ans
des filières qui ne mènent nulle part ! Quant aux
médias, ils réécrivent trop souvent le réel dans
des interprétations moralisatrices qui opposent
avec un simplisme enfantin les « bons »
(de préférence losers et pauvres…) aux « méchants » (structurellement winners, people
et riches et, si possible, chefs d’entreprise ou
capitalistes…). Les toxines judéo-chrétiennes
dopées au crypto-marxisme empoisonnent nos
regards et nos analyses d’une culpabilité déformante.
Elles sont aussi le fonds de commerce
inépuisable d’un capitalisme médiatique des
plus cyniques. Le détournement intéressé de
Robin des Bois fait toujours recette aux heures
de grande écoute !
La précaution poussée à l'extrême
Notre pays, adolescent prolongé, « Tanguy »
des relations internationales, s’est inventé une
autre façon de se démarquer des évolutions du
monde : la sacralisation, jusqu’à la paralysie, du
principe de précaution, réservoir de toutes les
peurs et faux-nez de toutes les paresses. Or, y
a-t-il une vie sans risque ? Y a-t-il un progrès sans
danger ? La précaution dévoyée substitue la
peur à l’analyse et diabolise la nécessaire prise
de risque. La France a fait rimer précaution avec
régression. À vouloir se préserver de tout, on
finit par tout perdre ! La sortie d’adolescence
se mesure à l’abandon serein des illusions d’enfance.
Nous en sommes encore loin !
Autre handicap qui bloque nos progrès et nous
fait souvent moquer en dehors de l’Hexagone,
cette « certaine idée de la France », héritée
du gaullisme le plus cocardier et que nous
sommes un peu seuls à partager. Ce mélange
archaïque de grandeur supposée et de suffisance
constatée empoisonne nos relations
avec le reste du monde. Pour les héritiers de
cette image nationale obsolète, le seul nom
de la France devrait ouvrir toutes les portes et
attirer les suffrages empressés des pays étrangers,
naturellement avides des bienfaits assurés
de la francophilie. Mais l’échec de la candidature
olympique de Paris illustre parfaitement le
décrochage de notre image dans la cour des
grands. La marque France ne suffit plus. Les
nouveaux entrants, cette première génération
des pays de la mondialisation, symboliquement
réunis à Singapour, sont restés insensibles aux
caresses présidentielles, mélange dépassé de
pratiques impériales et d’anglais approximatif.
Aussi douteuses qu’elles puissent paraître a
posteriori, les pratiques modernes de Tony
Blair, cet artiste et activiste de la mondialisation,
ont raflé la mise et envoyé hors jeu nos méthodes
franchouillardes. Pour jouer à nouveau dans
la cour des grands, ouverte maintenant à de « nouveaux grands », il faut en avoir les muscles,
les compétences et les résultats. Le passé, aussi
prestigieux fût-il, ne garantit plus rien pour notre
présent. Dont acte ! Reste à voir si la nouvelle
donne politique française, issue des dernières
présidentielles, permettra d’adapter notre pays,
lui fera quitter la rente de situation menteuse
des « avantages acquis » et lui donnera l’envie
de se mesurer, enfin, au reste du monde. C’est
une simple question de vie ou de mort.
« La mondialisation, disait un jeune tycoon de
Shanghai au dernier Forum de Davos, c’est
une énorme vague qui se rapproche de vos
côtes. Vous, les Français, vous êtes sur la plage,
bras croisés, les pectoraux gonflés de certitudes
arrogantes et de leçons pour tous. Vous
croyez encore pouvoir arrêter le tsunami… La
plupart des vieux pays ont appris à nager. Ils se
fatigueront vite mais résisteront quand même
plus longtemps que vous. Nous, dans les pays
nouveaux, nous avons tout de suite choisi le surf
et nous sommes déjà sur la vague. »
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-2/la-france-aux-prises-avec-la-mondialisation.html?item_id=2846
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