Une cohabition dans la religion chrétienne ?
Sans pouvoir, l’Église se serait dispersée dans les conflits de l’histoire.
Sans contre-pouvoir, elle se serait identifiée au pouvoir séculier.
Elle n’a pas évité les dérives, mais l’équilibre des deux forces, si précaire fût-il,
l’a préservée de la ruine, estime Albert Longchamp, dans cette brève analyse
historique.
Au commencement, il y a deux millénaires,
le christianisme était une pure aberration. Que
signifiait cette communauté composée, contre
toute logique, de juifs et de païens adorant un
Dieu fait homme, ou même pire : un homme
de chair dont ses proches ont fait un Dieu audessus
de tous les dieux ! Le nom même de « chrétiens » n’était à l’origine qu’un sobriquet
insultant.
Mais les disciples d’un certain Jésus – un nom
très tendance à l’époque dans le monde juif –
ne l’entendirent pas de cette oreille. Ils croyaient
fermement que Jésus de Nazareth, dont la prédication
avait bouleversé leur compréhension
de la loi de Moïse avant qu’il soit condamné à
mort, était « ressuscité, oui, vraiment ressuscité »,
comme chante aujourd’hui encore la liturgie
pascale.
En somme, une histoire à dormir debout, qui
a finalement réussi à devenir une authentique
puissance spirituelle et politique, aujourd’hui
forte de plus de 2 milliards de croyants. Un quart
d’entre eux vivent en Europe, et un demi-milliard
en Amérique latine. Par contre, le christianisme
est en voie de disparition sur la terre qui lui a
donné naissance, et il est très minoritaire en
Asie. Moins de 3 % de la population indienne,
par exemple, tandis que la Chine compterait
de 30 à 60 millions de protestants et environ
12 millions de catholiques, qui restent sous
haute surveillance de la très gouvernementale
Association des catholiques patriotiques.
Un jeu d'équilibre permanent
Le pouvoir repose davantage sur la puissance
de conviction que sur les forces de contrainte
ou de répression. Tous les empires s’écroulent.
Jésus est typiquement un contre-pouvoir.
Même s’il en éprouve la tentation, il rejette catégoriquement
le pouvoir que lui assignerait son
ascendant sur les disciples. Il ne veut rien changer à la loi juive, mais se réserve un droit d’interprétation,
sans cacher ses critiques à l’égard de
l’autorité religieuse. Scribes, pharisiens et autres
docteurs de la Loi sont loin d’être épargnés. Il lui
en coûtera la vie. En revanche, Jésus a constitué
le pouvoir de l’apôtre Pierre. Selon une parole
célèbre attestée depuis les Évangiles, « tu es
Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église »
(Évangile selon Saint-Matthieu 17,18).
L’Église, ou les Églises : le mot, quasi inconnu
de Jésus, revient en revanche très souvent dans
les Actes des Apôtres ou sous la plume de Paul
dans ses lettres aux « églises » de Corinthe, Éphèse ou Rome. Jésus a prêché le royaume
de Dieu, Paul a donné aux assemblées leurs
structures et leur théologie qui, dans les grandes
lignes, furent écrites avant le tournant du
premier siècle de l’ère chrétienne et restent
encore actuelles.
Paul, d’abord persécuteur acharné des premiers
chrétiens puis ennemi juré de ses compatriotes
juifs (une quarantaine d’entre eux avaient
même juré de ne plus manger sans l’avoir éliminé), fut, lui aussi, un contre-pouvoir, à côté
du pouvoir de Pierre, qu’il supporte mal ; il ira
jusqu’à le contester formellement sur certains
points rituels. Ce jeu d’équilibre entre pouvoir
et contre-pouvoir va s’incarner tellement dans
l’Église qu’il lui permettra de tracer la voie étroite entre les excès de l’un ou de l’autre.
Sans pouvoir, l’Église se serait dispersée dans
les conflits de l’histoire. Sans contre-pouvoir,
elle se serait identifiée au pouvoir séculier. Elle
n’a pas évité les dérives, mais l’équilibre des
deux forces, si précaire fût-il, l’a préservée de la
ruine. Pourtant, les tentations n’ont pas manqué.
L'histoire n'est pas un long fleuve tranquille
Pour ne prendre que le seul point de vue du
christianisme, l’histoire n’a jamais été un long
fleuve tranquille. Cette religion « a réussi »
parce qu’elle a pu s’ancrer sur le pouvoir séculier à Rome et Byzance à partir de l’empereur
Constantin (IVe siècle). En fait, les papes ont
presque aussitôt cherché à placer leur autorité
au-dessus des puissances temporelles, afin de
mieux les contrôler.
L’Église latine, en développant une hiérarchie
(évêques et prêtres) qui symbolisait dans toute
la chrétienté la prééminence papale, en est
venue à se comprendre elle-même comme
une puissance. « La papauté fut conçue comme
un pouvoir à côté des autres pouvoirs… Une
catholicité verticale surclassa celle d’une catholicité
horizontale de tout le peuple chrétien,
clercs et laïcs 1 ».
En apparence, le christianisme, abrité derrière le
pouvoir temporel et structuré par une papauté
au prestige grandissant, reflétait l’image d’une
structure solide, unifiée, voire conquérante. Dans
la réalité, des siècles de gouvernement autoritaire à Rome et de jalousie en Orient, où Byzance était devenue Constantinople, débouchèrent sur
la rupture entre les deux branches, romaine et
orthodoxe, en 1054. Rome en fut tenue pour
largement responsable en raison de son intransigeance.
Et cela d’autant plus qu’autour des
dérives monarchiques dont elle était désormais
affligée, l’Église romaine s’enfonçait dans la
répression de tout contre-pouvoir.
Renouveau et décadence
Au début du XIIIe siècle, l’évêque de Rome,
de « vicaire de Pierre » qu’il était, devint « vicaire du Christ ». Autrement dit, le seul homme
après Dieu ! Une prétention largement contestée
au sein de l’Église comme en dehors de
ses murs. L’Église médiévale, en Occident, a
donné naissance aux ordres monastiques de
saint François d’Assise (1181-1226) et de saint
Dominique (1170-1221). Les deux hommes, le
premier venu de l’Ombrie, le second de la
Vieille-Castille, deviendront les symboles d’une
chrétienté lancée dans une vaste « révision de
vie ». François choisit la pauvreté pour fer de
lance de l’évangélisation. Dominique a fait des « frères prêcheurs » des hommes voués à la
prédication, bien sûr, mais aussi, avec Thomas
d’Aquin, destinés à la recherche philosophique
et théologique. Les Constitutions dominicaines
prévoient que le devoir des Prêcheurs est « d’apporter au Magistère (ndlr : le pape) leur
concours avec un particulier dévouement, dans
l’exercice de ses charges doctrinales 2. »
Cependant, le charisme initial d’aider l’Église à
se faire la porteuse d’une doctrine solide et le
témoin d’une espérance pour les hommes, va
rapidement se détériorer. François est dépassé
par le succès : les Franciscains s’organisent en
ordre puissant, qui va bientôt se scinder en plusieurs
branches et faire preuve d’un véritable
exercice du pouvoir sur Jérusalem et toute la
Terre sainte. Leur fondateur mourra en grand
mystique, mais déconnecté de sa base, qui ne
le suit plus. Quant à saint Dominique, il part en
guerre contre les hérésies fleurissant aux franges
d’une Église qui perd le contrôle de ses
troupes. Le « contre-pouvoir » d’esprit évangélique,
la « contestation interne », qui devaient
renouveler le christianisme de l’intérieur, s’épuisent
bientôt dans la sinistre création de la Sainte
Inquisition.
Une page sombre de l'histoire
L’Inquisition, tribunal d’exception, est une institution
de pure répression, sous couvert de
pureté de la foi. Elle sera l’arme d’un pouvoir
absolu mais aux abois. Car, face aux revendications
cathares du Languedoc ou vaudoises
du Piémont, la suprême autorité de l’Église
perçoit une dissidence « qui porte en elle la dissolution
du système féodal », relève l’historien
Jean-Louis Biget dans un ouvrage tout récent :
Hérésie et Inquisition dans le midi de la
France (éd. Picard, 2007)3.
L’Inquisition est sans doute, avec les croisades,
l’une des pages les plus énigmatiques de l’histoire
de la chrétienté. Non contente de pourchasser
les hérétiques, elle flaire le délit dans
la moindre remise en cause des conceptions et des connaissances scientifiques de son époque.
Durant trois siècles (XIIIe - XVIe), l’Inquisition fera
régner la terreur jusque dans les consciences
et les sciences. Si Galilée (1564-1642) échappa
au bûcher en renonçant à propager les thèses
héliocentriques de Copernic, Giordano
Bruno n’eut pas cette chance, en étant brûlé le
17 février 1600 pour avoir soutenu que chaqueétoile est un soleil autour duquel gravitent
d’autres planètes.
La querelle entre l’Inquisition et la science ouvrait
un débat métaphysique qui allait, au coeur du
XVIe siècle, produire à nouveau l’une des ruptures
les plus graves de l’histoire de l’Occident :
la Réforme luthérienne, puis celles de Calvin,
de Zwingli, ou de l’Angleterre, autrement dit
l’explosion d’un contre-pouvoir radical.
Alors vinrent les Jésuites
Le même siècle verra la fondation de l’ordre
des Jésuites par Ignace de Loyola, un Basque
rude, rompu aux conquêtes féminines, aux jeux
d’argent et aux défis de l’épée, converti au
terme d’un combat sans gloire sur les murs
de Pampelune ! Que va-t-il faire, avec ses
compagnons recrutés sur les bancs de l’université
de Paris ? Ignace le sait à peine. Mais il est
fort d’une conviction : plutôt que de dénigrer
l’Église, on la soutiendra non en pourchassant
l’hérétique ou les thèses novatrices, mais en
essayant de changer l’Église tout en se convertissant
soi-même. La Compagnie de Jésus, formellement
reconnue comme ordre religieux
dès 1540, a connu un destin singulier. Elle a été conçue pour être le soutien indéfectible
du « Souverain Vicaire du Christ ». Les prêtres « profès » de cette Compagnie font voeu non
seulement de pauvreté, de chasteté et d’obéissance,
mais aussi d’obédience à toute mission
voulue par le pape. Cette disposition relève
d’une stratégie très stricte, valable jusqu’à nos
jours : il s’agit, affirment les Constitutions de
l’ordre des Jésuites, « d’être envoyé parmi les
fidèles ou les infidèles, partout où il jugerait (le
pape) que ce serait utile pour une plus grande
gloire divine et un plus grand bien des âmes.
La Compagnie de Jésus n’est pas faite pour un
lieu déterminé, mais pour être répandue à travers
le monde. »
Le système a parfaitement fonctionné pendant
un temps. À la mort du fondateur, en 1556, les
Jésuites sont 3 000, en Italie, en Allemagne, bientôt
dans toute l’Europe et déjà en Inde ou au
Brésil. Ils ont tissé un impressionnant réseau de
collèges, fondent de nouvelles missions, et mettent
les Indiens du Paraguay à l’abri des colons
portugais et espagnols, au sein des fameuses « Réductions » où les religieux sont les seuls à
être tolérés. Les cours d’Europe en prennent
ombrage : le « pouvoir » jésuite, voué initialement
au service de l’Église « et des âmes »,
s’est transformé en « contre-pouvoir » politique !
En 1773, les Bourbons obtiennent du pape la
suppression pure et simple de l’ordre des
Jésuites, qui renaîtra cependant après la chute de
Napoléon et compte environ 20 000 membres à
l’heure actuelle.
Quand le pouvoir se dilue
Le pouvoir se dilue aujourd’hui dans un certain
flou que les uns trouvent trop « protestant »
et les autres, trop « autoritaire », froid et
obsolète. Sachant qu’est autoritaire une personne
dépourvue d’autorité mais qui abuse de
son pouvoir, Rome n’est pas à l’aise dans
ce contexte nouveau, malgré les efforts du
concile de Vatican II (1962-1965), une assemblée
novatrice. Aujourd’hui, la contestation relève la
tête, soit dans les rangs conservateurs qui se
sentent en phase avec le pape Benoît XVI, soit
dans les troupes « rebelles » qui se rapprochent
des mentalités réformées et évangéliques.
Dans la conception réformée, l’Église locale
est dotée d’une vraie autorité, donc d’un réel
pouvoir (y compris de révocation d’un pasteur).
Un conseil synodal (ou une structure équivalente) ou des assemblées régionales
veillent à préserver une certaine union entre les Églises locales. Mais aucun « centre » ne décide
de tout.
Cependant, même si un réformé évoque une
certaine pudeur à parler de pouvoir, « ne pas
exercer de pouvoir, c’est se condamner à l’impuissance », affirme Marcel Manoël, président
de l’Église réformée de France4.
Les religions ont besoin du pouvoir pour exercer
l’autorité et préserver l’unité. Les croyants
doivent représenter le contre-pouvoir, afin
d’exprimer leur liberté et de préserver leur responsabilité
et leur dignité.
- « Pour la conversion des Églises », Groupe des Dombes, éd. du Centurion, 1991., p. 48. Le « Groupe des Dombes » est un groupe de travail de théologiens catholiques et protestants. Il existe depuis plus de cinquante ans et se renouvelle constamment.
- Cité par Guy Bedouelle et Alain Quilici, Les frères prêcheurs, autrement dits dominicains », Le Sarment-Fayard, 1997, p. 106.
- Cité dans Les Cahiers de Science et Vie, n° 102 (décembre 2007-janvier 2008), p. 51. La totalité de cet excellent numéro est consacrée au « Vatican – Un pouvoir à l’épreuve du temps ».
- Cf. Cahiers de la réconciliation n° 1, 2005, p. 25.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-2/une-cohabition-dans-la-religion-chretienne.html?item_id=2838
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