Michel DRANCOURT

est économiste.

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Du management de l’international au management mondialisé

Le management des entreprises mondialisées est en train de s’adapter à des marchés situés dans de vastes pays émergents assez peu « occidentalisés ». Il devra aussi tenir compte de nouveaux concurrents issus de ces pays et de financiers puissants à la recherche d’acquisitions

C’est l’horizon qui caractérise l’entreprise. Dès ses débuts, Siemens était international et les trois frères Siemens ont été ennoblis au XIXe siècle pour récompense de leurs succès, l’un par l’empereur d’Allemagne, l’autre par la reine Victoria, le troisième par le tsar de Russie. Le fonds commun était celui de la technique allemande (électrique, énergétique, de transport et de communication). Le management était fondé sur le commercial et la fiabilité des outils proposés. Mais la gestion n’a été à la hauteur de la mondialisation qu’après l’intervention d’un autre Siemens, banquier celui-là.
De même, General Electric, créateur majeur de techniques grâce aux inventions d’Edison, de Thomson, de Houston, à qui le banquier Morgan avait imposé un excellent gestionnaire, Charles A. Coffin, développa son influence au travers de l’exploitation de brevets sans cesse renouvelés, de filiales ou de firmes alliées.

Une filiale par marché

La liste est longue d’entreprises comme Nestlé, Schneider ou L’Air liquide, qui, dès avant 1914, avaient tissé un réseau de fabrication et de vente dans de nombreux pays. Le management consistait généralement à mettre en place une filiale par marché couvrant plusieurs activités, alors que la tendance actuelle est de mondialiser chaque grande activité.
Le management « internationalisé » évolue vers le management « mondialisé ». Une remarque d’importance s’impose cependant. Une bonne partie des règles classiques du management moderne ont été émises en partant d’exemples de firmes américaines bénéficiant d’un grand marché intérieur. Mondialisation a souvent rimé avec américanisation. Il en ira autrement quand le poids économique des « émergents » rejoindra leur poids démographique.
Nestlé peut être présenté comme un exemple d’école du passage de l’international au mondial. Peter Brabeck, qui a dirigé le groupe entre 1997 et 2007, donc en pleine période de mue mondiale, a mené une politique de portefeuille d’activités, élaguant ce qui paraissait moins rentable au profit de produits prometteurs. Nestlé n’en détient pas moins 8 000 marques dont beaucoup prospèrent dans un seul pays.
Comment, dans ces conditions, être mondial sans être dispersé ? Le groupe dispose d’un système « Globe », qui permet au siège de savoir en temps réel comment évolue la commercialisation des produits. Les responsables de zone, souvent des « régionaux », ont pour mission d’être proches des clients locaux.
Mais tous les centres de responsabilité sont en permanence reliés au siège, y compris, bien entendu, pour la trésorerie et les données financières. Il y a regroupement des achats. Ainsi pour le café, dont Nestlé est le plus gros utilisateur industriel. Mais les prises d’initiatives sont encouragées, ce qui a été le cas pour Nespresso, une formidable opération de marketing qui, en mettant l’espresso à la portée de tous les bureaux et foyers, permet de renforcer la qualité et la rentabilité du Nescafé.
Les résultats sont là. Sous le règne de Peter Brabeck, la croissance du groupe (63 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2006) a été de 5,8 % en moyenne par an, les ventes ont augmenté de 43 %, les bénéfices ont été multipliés par deux.
L’expérience actuelle de Procter & Gamble, qui fut un autre géant international dès la fin du XIXe siècle, est assez différente. Il faut dire que le groupe, dont le siège est à Cincinnati (Ohio) aux États-Unis, qui a longtemps été le modèle du marketing proposé aux commerçants du monde entier, s’était un peu endormi sur ses succès. Résultat, en 1990, le cours de l’action chuta lourdement. Un nouveau président, un de plus en peu de temps, est désigné, Allen G. Lafley. La situation lui permet de trancher dans le vif.

Viser les marchés du futur

Procter & Gamble contrôle de nombreuses marques. Le mot d’ordre est : « Concentrons nos efforts sur les plus grandes marques ; si besoin, essayons d’en acquérir (ce qui a été le cas avec Gillette), mais séparons-nous des autres. Plutôt que vouloir être présents un peu mais partout, concentrons nos moyens sur nos dix plus grands marchés. » Le groupe avait tendance à tout inventer par lui-même. Allen Lafley demande qu’on ouvre les fenêtres : « Posez des problèmes par web. Vous recevrez des milliers de propositions de réponse... » Les bureaux du siège étaient cloisonnés. On en fait des espaces ouverts tout en libérant de la surface pour la consacrer à la formation.
On retrouve là la stratégie mise en oeuvre par Jack Welch chez General Electric, et renforcée par Jeffrey Immelt, consistant à être premier ou deuxième mondial dans des secteurs très différents – qui vont des centrales d’énergie aux moteurs d’avions en passant par le crédit aux équipements ou la location-bail de moyens de transport – et à renoncer à ceux où l’on n’a pas cette perspective. Jeffrey Immelt ajoute à cette approche la volonté d’être un acteur majeur du développement durable.
Chez Nestlé, on vise 500 millions de clients potentiels au travers des PPP (produits à prix populaires). La stratégie est claire et de plus en plus répandue chez Danone comme chez Unilever, chez Bel comme dans les banques qui pratiquent le micro-crédit. Cette tendance des firmes occidentales vient après une période où elles cherchaient à vendre le moins cher possible sur leur marché intérieur ou classique, en essayant de réduire les coûts grâce à des fournisseurs chinois (pour les produits) ou indiens (pour les services informatiques) ou des pays de l’Est européen. Ce courant est loin d’être asséché mais il n’ouvre pas de perspectives d’avenir, ne serait-ce que parce que les coûts salariaux des « qualifiés » augmentent vite et qu’à vouloir être sans cesse « le moins cher » on risque d’être vraiment « le moins bon ».

Un exemple inverse : Essilor

Essilor est leader mondial du verre ophtalmologique. En 2006, son chiffre d’affaires mondial était de 2,690 milliards d’euros. Il a commencé la conquête du marché asiatique où son chiffre est de 233 millions d’euros dont 20 en Inde. Ce n’est pas beaucoup. Mais le marché potentiel est considérable. 7 % seulement des Indiens portent des lunettes (60 % en Europe). 30 % d’entre eux sont presbytes et porteurs potentiels de verres bifocaux ou progressifs. 80 % du marché sont encore composés de verres minéraux à l’ancienne. 20 % seulement des « verres » vendus sont organiques (plastiques).
Après dix ans d’études, le groupe a décidé de s’implanter dans les villes où le pouvoir d’achat de la classe moyenne augmente rapidement. Mais il s’est également décidé à vendre dans les campagnes et les bidonvilles « sans faire de la charité », pour reprendre un propos de Xavier Fontanet, son président.
Des agents Essilor ambulants circulent sur des minibus spécialisés, reliés par satellite avec un hôpital. Un deuxième minibus muni d’un groupe électrogène est équipé pour fabriquer des verres de correction. On procède à des tests gratuits. Si des lunettes s’imposent, elles peuvent être acquises à 5 dollars ou moins. Les visites se font généralement dans les écoles. La présentation est en anglais, en hindi, ou en pictogrammes. Un ophtalmologiste examine les patients. Le chauffeur du minibus traite les ordonnances et, à l’arrière du véhicule, vend des montures simples. Pendant ce temps, un autre collègue façonne les verres. S’il le faut, une consultation plus approfondie se fait à distance. On explique aux patients atteints de cataracte ce que représente une intervention. Il est prévu que les minibus repasseront pour des mesures de contrôle. La rentabilité de ce type d’opération n’est pas encore assurée. Mais il s’agit d’un travail sur la durée.
Les constructeurs automobiles savent bien que les marchés occidentaux sont des marchés de renouvellement. D’où l’intérêt qu’ils portent aux marchés émergents. Renault s’efforce de passer des accords en Inde pour produire des voitures adaptées aux pays émergents et a pris récemment une participation dans la firme russe Aviovaz qui produit les Lada. Les dirigeants d’Aviovaz – qui reste le premier producteur russe – et ceux de Renault-Nissan espèrent proposer des modèles performants sur un marché qui sera sans doute à terme le plus important d’Europe au sens large du terme.
Plus discrètement, le fromager Bel vend des« Vache qui rit » en Inde, mais à des prix accessibles aux budgets locaux. Nestlé et Unilever se livrent là comme ailleurs une bataille vigoureuse pour la vente des glaces : en Chine, notamment, les glaces font partie des produits que les parents peuvent offrir à leurs enfants.
Les firmes qui s’engagent sur les marchés émergents sont conduites à mener plusieurs stratégies de front, ce qui suppose un management« d’unité dans la diversité ». L’adaptation aux différents terrains de production et de vente renforce la nécessité d’outils de pilotage, de règles de base communes à toutes les unités et de contrôles d’autant plus nécessaires que les décideurs sont loin du siège. C’est vrai aussi pour des banques mondialisées comme HSBC. Les présidents des groupes et les responsables des différentes divisions passent souvent les deux tiers de leur temps en dehors du siège. Cela commence à être vrai également pour les responsables des « nouveaux conquérants », autrement dit les groupes comme Arcelor Mittal et, plus encore, comme Lenovo, le repreneur chinois des PC d’IBM, Acer le champion taïwanais, le groupe indien Tata, le groupe téléphonique mexicain Telmex ou l’une des treize multinationales brésiliennes dont certaines comme Marcopolo (troisième fournisseur mondial de composants pour autobus) réalisent la moitié de leur chiffre à l’étranger. Encore ne compte-t- on pas ici les géants du gaz et du pétrole, arabes, russes et autres.

Le management offensif des nouveaux venus

Notre attention se porte aujourd’hui largement sur la Chine et l’Inde. Mais il ne faut pas oublier les Japonais qui ont été les premiers à passer de l’état « d’émergents » à celui d’économie majeure, au point d’être encore – mais les classements évoluent vite – la deuxième puissance économique mondiale après les États-Unis (la troisième si on prend l’Europe comme un tout). Dans les années 70 et 80 on tirait du Japon des leçons de stratégie et de management. On en parle moins, mais elles sont toujours riches, d’enseignement. Ainsi la réussite de Toyota, le véritable numéro un de l’automobile mondiale depuis que General Motors ne cesse de perdre du terrain ou de l’argent.
Selon Katsuaki Natanabe, le président du groupe1, la méthode Toyota consiste à tout vérifier, y compris le bruit d’une portière quand on l’ouvre ou la ferme. La première voiture Toyota en 1936 était une copie d’une Chrysler. Arrêtée en 1943, la production a repris après-guerre. En 1957, Toyota tente l’aventure américaine. C’est un échec. Grâce aux dirigeants de l’époque, et notamment à l’ingénieur Taïchi Ohno, dont l’influence a été comparable à celle de Taylor avant 1914 et d’Alfred Sloan, alors président de General Motors qui était le modèle industriel à suivre, le retour de Toyota sur le marché américain est réussi. Toyota mise sur la solidité, le service après-vente, le contrôle des fournisseurs, mais aussi sur des méthodes originales de production (juste à temps, zéro défaut, qualité). Des usines sont montées aux États-Unis et progressivement dans d’autres pays, notamment en Europe. En 1976, G.M. contrôle 40 % du marché américain, Toyota 2 % ; en 2006, GM a 26 %, Toyota 13 %. Le mouvement s’amplifie.

Mobiliser les équipes

K. Watanabe insiste sur la vision à long terme de Toyota. La philosophie de la firme c’est le mûda, c’est-à-dire l’anti-gâchis. Comment entretenir l’esprit de participation alors que plus de 40 000 personnes non-japonaises ont été embauchées récemment et que ce mouvement est appelé à se poursuivre ? Par la mobilisation des salariés et des cadres de Toyota qui, au lieu de prendre leur retraite, acceptent d’encadrer, après formation, les nouvelles recrues. Le processus a été mis en place récemment. Il se pratique aussi dans d’autres entreprises. Il devient un élément important du management « mondialisé ». Encore faut-il que des efforts soient accomplis dans l’usage des langues et des moyens audiovisuels. L’anglais s’impose, mais il ne permet pas de répondre à toutes les exigences de la formation et du dialogue. La pratique des langues des marchés que l’on vise et dans les établissements que l’on contrôle est nécessaire.
L’évolution que les grandes firmes japonaises (Toyota mais aussi Honda, Toshiba, Mitsubishi, Sony et bien d’autres) ont connu, des firmes dans les pays émergents vont les connaître et,à leur manière, contribueront à l’adaptation permanente du management. Le cas Haier, champion de l’électroménager chinois, peut se comparerà celui de firmes japonaises d’il y a trente ou quarante ans. Le groupe est dirigé par le fondateur Zhang Kui Min – membre du comité central du parti communiste chinois depuis 2002. En 1984, il avait ostensiblement détruit des chaînes entières de réfrigérateurs défectueux. Il a voulu asseoir la notoriété du groupe sur la qualité. Il y a ajouté beaucoup de publicité. Spécialisé dans l’électroménager, la climatisation, l’électronique grand public, il réalise 70 % de se production en Chine, 30 % au Moyen-Orient, aux États-Unis et en Europe, 60 % de ses ventes sont effectuées en Chine. Son chiffre d’affaires (près de 14 milliards de dollars en 2006) croit rapidement. Il a l’ambition d’en faire 60 % à l’étranger.
Dans un tout autre domaine, l’alimentation, le brésilien Sadia, troisième producteur mondial de viande de volaille, exporte la moitié de son chiffre d’affaires. Il a réussi au Moyen-Orient, notamment contre le français Doux, en Russie, au Japon. Il espère franchir les obstacles douaniers pour s’implanter en Europe.

Un double mouvement

Ainsi un double mouvement s’opère dans le monde des entreprises et des échanges. Les « Occidentaux » prennent position sur les marchés émergents en espérant bénéficier de l’enrichissement attendu de leurs populations. Les « émergents » cherchent à vendre le plus possible sur les marchés riches pour élargir leurs marges et se donner les moyens de dominer leur marché intérieur.
Toutes les firmes qui aspirent à la mondialisation pratiquent plus ou moins les méthodes que Michel Rollier applique chez Michelin : « Nous travaillons à la standardisation de nos méthodes afin de les rendre aisément transposables dans tout le groupe. C’est la raison d’être du Michelin Manufacturing Way qui diffuse les meilleures pratiques2. » Incidemment, il précise les seuils de rémunération qui continuent de justifier les délocalisations : « Si la maind’oeuvre représente 40 % des coûts de production, la délocalisation est inévitable. Si elle n’en représente que 15 %, le maintien sur place est concevable à condition de prendre en compte les coûts et la complexité des transports si on veut exporter. »
Enfin, il est un cas de figure – et non des moindres – qui est en train de modifier les structures du capitalisme mondial : les prises de participations de fonds puissants, notamment ceux des pays pétroliers et gaziers, mais aussi des États ou de leurs dépendances comme en Chine, dans les entreprises – voire les banques et les marchés financiers – « occidentaux ».
Le management n’en est pas, pour l’heure, fortement affecté. Mais la base du pouvoir en entreprise étant et restant la propriété du capital, il sera forcément influencé par l’actionnariat. Il est vrai que les « pétroliers » comme les « Chinois », les « Indiens » et les « Brésiliens », le plus souvent, apprennent le management auxÉtats-Unis.


La longue marche de Lafarge

Le 10 décembre dernier, Bruno Lafont, le PDG de Lafarge, annonçait que son groupe avait acheté l’égyptien Orascon Cement et que de ce fait il renforçait sa présence dans plusieurs pays émergents, notamment au Moyen-Orient. En contrepartie, la famille Saviris qui possédait 60 % d’Orascom détiendra 11,4 % des actions de Lafarge avec deux administrateurs au conseil, devenant ainsi, derrière le groupe Bruxelles Lambert (16,9 % des actions), le deuxième actionnaire de Lafarge.
Plusieurs leçons sont à tirer de cet exemple. D’abord, Lafarge a commencé dès les années 50 à sortir des frontières et à se lancer dans l’aventure américaine. Le groupe a toujours mené de front une croissance interne et une croissance externe. Il a l’habitude des fusions et aussi des ventes d’actifs. Sa direction générale – qui ne change pas tous les six mois – est marquée par une culture forte et l’expérience du monde. Enfin, le groupe, partant d’une base solide en France, a toujours misé sur de nouveaux marchés porteurs.

  1. Harvard Business Review, juillet-août 2007.
  2. L’Expansion, septembre 2007.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-2/du-management-de-l-international-au-management-mondialise.html?item_id=2847
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