Du management de l’international au management mondialisé
Le management des entreprises mondialisées est en train de s’adapter à des
marchés situés dans de vastes pays émergents assez peu « occidentalisés ».
Il devra aussi tenir compte de nouveaux concurrents issus de ces pays et de
financiers puissants à la recherche d’acquisitions
C’est l’horizon qui caractérise l’entreprise.
Dès ses débuts, Siemens était international et
les trois frères Siemens ont été ennoblis au
XIXe siècle pour récompense de leurs succès,
l’un par l’empereur d’Allemagne, l’autre par la
reine Victoria, le troisième par le tsar de Russie.
Le fonds commun était celui de la technique
allemande (électrique, énergétique, de transport
et de communication). Le management était fondé sur le commercial et la fiabilité des
outils proposés. Mais la gestion n’a été à la hauteur
de la mondialisation qu’après l’intervention
d’un autre Siemens, banquier celui-là.
De même, General Electric, créateur majeur
de techniques grâce aux inventions d’Edison,
de Thomson, de Houston, à qui le banquier
Morgan avait imposé un excellent gestionnaire,
Charles A. Coffin, développa son influence au
travers de l’exploitation de brevets sans cesse
renouvelés, de filiales ou de firmes alliées.
Une filiale par marché
La liste est longue d’entreprises comme Nestlé,
Schneider ou L’Air liquide, qui, dès avant 1914,
avaient tissé un réseau de fabrication et de
vente dans de nombreux pays. Le management
consistait généralement à mettre en place une
filiale par marché couvrant plusieurs activités,
alors que la tendance actuelle est de mondialiser
chaque grande activité.
Le management « internationalisé » évolue vers
le management « mondialisé ». Une remarque
d’importance s’impose cependant. Une bonne
partie des règles classiques du management
moderne ont été émises en partant d’exemples
de firmes américaines bénéficiant d’un grand
marché intérieur. Mondialisation a souvent rimé
avec américanisation. Il en ira autrement quand
le poids économique des « émergents » rejoindra
leur poids démographique.
Nestlé peut être présenté comme un exemple
d’école du passage de l’international au mondial.
Peter Brabeck, qui a dirigé le groupe entre
1997 et 2007, donc en pleine période de mue
mondiale, a mené une politique de portefeuille
d’activités, élaguant ce qui paraissait moins rentable
au profit de produits prometteurs. Nestlé
n’en détient pas moins 8 000 marques dont
beaucoup prospèrent dans un seul pays.
Comment, dans ces conditions, être mondial
sans être dispersé ? Le groupe dispose d’un
système « Globe », qui permet au siège de
savoir en temps réel comment évolue la commercialisation
des produits. Les responsables
de zone, souvent des « régionaux », ont pour
mission d’être proches des clients locaux.
Mais tous les centres de responsabilité sont en
permanence reliés au siège, y compris, bien
entendu, pour la trésorerie et les données
financières. Il y a regroupement des achats.
Ainsi pour le café, dont Nestlé est le plus gros
utilisateur industriel. Mais les prises d’initiatives
sont encouragées, ce qui a été le cas pour
Nespresso, une formidable opération de marketing
qui, en mettant l’espresso à la portée de
tous les bureaux et foyers, permet de renforcer
la qualité et la rentabilité du Nescafé.
Les résultats sont là. Sous le règne de Peter
Brabeck, la croissance du groupe (63 milliards
d’euros de chiffre d’affaires en 2006) a été de
5,8 % en moyenne par an, les ventes ont augmenté
de 43 %, les bénéfices ont été multipliés
par deux.
L’expérience actuelle de Procter & Gamble,
qui fut un autre géant international dès la fin du
XIXe siècle, est assez différente. Il faut dire que
le groupe, dont le siège est à Cincinnati (Ohio)
aux États-Unis, qui a longtemps été le modèle
du marketing proposé aux commerçants du
monde entier, s’était un peu endormi sur ses
succès. Résultat, en 1990, le cours de l’action
chuta lourdement. Un nouveau président, un
de plus en peu de temps, est désigné, Allen G.
Lafley. La situation lui permet de trancher dans
le vif.
Viser les marchés du futur
Procter & Gamble contrôle de nombreuses
marques. Le mot d’ordre est : « Concentrons
nos efforts sur les plus grandes marques ; si
besoin, essayons d’en acquérir (ce qui a été
le cas avec Gillette), mais séparons-nous des
autres. Plutôt que vouloir être présents un peu
mais partout, concentrons nos moyens sur nos
dix plus grands marchés. » Le groupe avait tendance à tout inventer par lui-même. Allen Lafley
demande qu’on ouvre les fenêtres : « Posez des
problèmes par web. Vous recevrez des milliers
de propositions de réponse... » Les bureaux du
siège étaient cloisonnés. On en fait des espaces
ouverts tout en libérant de la surface pour la
consacrer à la formation.
On retrouve là la stratégie mise en oeuvre par
Jack Welch chez General Electric, et renforcée
par Jeffrey Immelt, consistant à être premier
ou deuxième mondial dans des secteurs très
différents – qui vont des centrales d’énergie aux
moteurs d’avions en passant par le crédit aux équipements ou la location-bail de moyens de
transport – et à renoncer à ceux où l’on n’a pas
cette perspective. Jeffrey Immelt ajoute à cette
approche la volonté d’être un acteur majeur du
développement durable.
Chez Nestlé, on vise 500 millions de clients
potentiels au travers des PPP (produits à prix
populaires). La stratégie est claire et de plus
en plus répandue chez Danone comme chez
Unilever, chez Bel comme dans les banques qui
pratiquent le micro-crédit. Cette tendance des
firmes occidentales vient après une période où
elles cherchaient à vendre le moins cher possible
sur leur marché intérieur ou classique, en
essayant de réduire les coûts grâce à des fournisseurs
chinois (pour les produits) ou indiens
(pour les services informatiques) ou des pays
de l’Est européen. Ce courant est loin d’être
asséché mais il n’ouvre pas de perspectives
d’avenir, ne serait-ce que parce que les coûts
salariaux des « qualifiés » augmentent vite et
qu’à vouloir être sans cesse « le moins cher » on
risque d’être vraiment « le moins bon ».
Un exemple inverse : Essilor
Essilor est leader mondial du verre ophtalmologique.
En 2006, son chiffre d’affaires mondial était de 2,690 milliards d’euros. Il a commencé
la conquête du marché asiatique où son chiffre
est de 233 millions d’euros dont 20 en Inde. Ce
n’est pas beaucoup. Mais le marché potentiel
est considérable. 7 % seulement des Indiens
portent des lunettes (60 % en Europe). 30 %
d’entre eux sont presbytes et porteurs potentiels
de verres bifocaux ou progressifs. 80 % du
marché sont encore composés de verres minéraux à l’ancienne. 20 % seulement des « verres »
vendus sont organiques (plastiques).
Après dix ans d’études, le groupe a décidé de
s’implanter dans les villes où le pouvoir d’achat
de la classe moyenne augmente rapidement.
Mais il s’est également décidé à vendre dans
les campagnes et les bidonvilles « sans faire
de la charité », pour reprendre un propos de
Xavier Fontanet, son président.
Des agents Essilor ambulants circulent sur des
minibus spécialisés, reliés par satellite avec
un hôpital. Un deuxième minibus muni d’un
groupe électrogène est équipé pour fabriquer
des verres de correction. On procède à des
tests gratuits. Si des lunettes s’imposent, elles
peuvent être acquises à 5 dollars ou moins. Les
visites se font généralement dans les écoles.
La présentation est en anglais, en hindi, ou en
pictogrammes. Un ophtalmologiste examine
les patients. Le chauffeur du minibus traite les
ordonnances et, à l’arrière du véhicule, vend
des montures simples. Pendant ce temps, un
autre collègue façonne les verres. S’il le faut,
une consultation plus approfondie se fait à
distance. On explique aux patients atteints de
cataracte ce que représente une intervention. Il
est prévu que les minibus repasseront pour des
mesures de contrôle. La rentabilité de ce type
d’opération n’est pas encore assurée. Mais il
s’agit d’un travail sur la durée.
Les constructeurs automobiles savent bien que
les marchés occidentaux sont des marchés de
renouvellement. D’où l’intérêt qu’ils portent
aux marchés émergents. Renault s’efforce de
passer des accords en Inde pour produire des voitures adaptées aux pays émergents et a pris
récemment une participation dans la firme russe
Aviovaz qui produit les Lada. Les dirigeants
d’Aviovaz – qui reste le premier producteur
russe – et ceux de Renault-Nissan espèrent proposer
des modèles performants sur un marché
qui sera sans doute à terme le plus important
d’Europe au sens large du terme.
Plus discrètement, le fromager Bel vend des« Vache qui rit » en Inde, mais à des prix
accessibles aux budgets locaux. Nestlé et
Unilever se livrent là comme ailleurs une bataille
vigoureuse pour la vente des glaces : en Chine,
notamment, les glaces font partie des produits
que les parents peuvent offrir à leurs enfants.
Les firmes qui s’engagent sur les marchés émergents
sont conduites à mener plusieurs stratégies
de front, ce qui suppose un management« d’unité dans la diversité ». L’adaptation aux
différents terrains de production et de vente
renforce la nécessité d’outils de pilotage, de
règles de base communes à toutes les unités
et de contrôles d’autant plus nécessaires que
les décideurs sont loin du siège. C’est vrai aussi
pour des banques mondialisées comme HSBC.
Les présidents des groupes et les responsables
des différentes divisions passent souvent les
deux tiers de leur temps en dehors du siège.
Cela commence à être vrai également pour les
responsables des « nouveaux conquérants »,
autrement dit les groupes comme Arcelor Mittal
et, plus encore, comme Lenovo, le repreneur
chinois des PC d’IBM, Acer le champion taïwanais,
le groupe indien Tata, le groupe téléphonique
mexicain Telmex ou l’une des treize multinationales
brésiliennes dont certaines comme
Marcopolo (troisième fournisseur mondial de
composants pour autobus) réalisent la moitié
de leur chiffre à l’étranger. Encore ne compte-t-
on pas ici les géants du gaz et du pétrole,
arabes, russes et autres.
Le management offensif des nouveaux venus
Notre attention se porte aujourd’hui largement
sur la Chine et l’Inde. Mais il ne faut pas oublier
les Japonais qui ont été les premiers à passer
de l’état « d’émergents » à celui d’économie
majeure, au point d’être encore – mais les classements évoluent vite – la deuxième puissance économique mondiale après les États-Unis (la
troisième si on prend l’Europe comme un tout).
Dans les années 70 et 80 on tirait du Japon des
leçons de stratégie et de management. On
en parle moins, mais elles sont toujours riches,
d’enseignement. Ainsi la réussite de Toyota, le
véritable numéro un de l’automobile mondiale
depuis que General Motors ne cesse de perdre
du terrain ou de l’argent.
Selon Katsuaki Natanabe, le président du groupe1, la méthode Toyota consiste à tout vérifier,
y compris le bruit d’une portière quand on
l’ouvre ou la ferme. La première voiture Toyota
en 1936 était une copie d’une Chrysler. Arrêtée
en 1943, la production a repris après-guerre. En
1957, Toyota tente l’aventure américaine. C’est
un échec. Grâce aux dirigeants de l’époque,
et notamment à l’ingénieur Taïchi Ohno, dont
l’influence a été comparable à celle de Taylor
avant 1914 et d’Alfred Sloan, alors président
de General Motors qui était le modèle industriel à suivre, le retour de Toyota sur le marché
américain est réussi. Toyota mise sur la solidité,
le service après-vente, le contrôle des fournisseurs,
mais aussi sur des méthodes originales
de production (juste à temps, zéro défaut, qualité).
Des usines sont montées aux États-Unis et
progressivement dans d’autres pays, notamment
en Europe. En 1976, G.M. contrôle 40 % du
marché américain, Toyota 2 % ; en 2006, GM a
26 %, Toyota 13 %. Le mouvement s’amplifie.
Mobiliser les équipes
K. Watanabe insiste sur la vision à long terme
de Toyota. La philosophie de la firme c’est le
mûda, c’est-à-dire l’anti-gâchis. Comment entretenir
l’esprit de participation alors que plus de
40 000 personnes non-japonaises ont été embauchées
récemment et que ce mouvement est
appelé à se poursuivre ? Par la mobilisation des
salariés et des cadres de Toyota qui, au lieu de
prendre leur retraite, acceptent d’encadrer, après
formation, les nouvelles recrues. Le processus a été mis en place récemment. Il se pratique
aussi dans d’autres entreprises. Il devient un élément
important du management « mondialisé ».
Encore faut-il que des efforts soient accomplis
dans l’usage des langues et des moyens audiovisuels.
L’anglais s’impose, mais il ne permet pas
de répondre à toutes les exigences de la formation
et du dialogue. La pratique des langues des
marchés que l’on vise et dans les établissements que l’on contrôle est nécessaire.
L’évolution que les grandes firmes japonaises
(Toyota mais aussi Honda, Toshiba, Mitsubishi,
Sony et bien d’autres) ont connu, des firmes
dans les pays émergents vont les connaître et,à leur manière, contribueront à l’adaptation permanente
du management. Le cas Haier, champion
de l’électroménager chinois, peut se comparerà celui de firmes japonaises d’il y a trente
ou quarante ans. Le groupe est dirigé par le fondateur
Zhang Kui Min – membre du comité central
du parti communiste chinois depuis 2002. En
1984, il avait ostensiblement détruit des chaînes
entières de réfrigérateurs défectueux. Il a voulu
asseoir la notoriété du groupe sur la qualité. Il y
a ajouté beaucoup de publicité. Spécialisé dans
l’électroménager, la climatisation, l’électronique
grand public, il réalise 70 % de se production en
Chine, 30 % au Moyen-Orient, aux États-Unis et
en Europe, 60 % de ses ventes sont effectuées
en Chine. Son chiffre d’affaires (près de 14 milliards
de dollars en 2006) croit rapidement. Il a
l’ambition d’en faire 60 % à l’étranger.
Dans un tout autre domaine, l’alimentation, le
brésilien Sadia, troisième producteur mondial
de viande de volaille, exporte la moitié de son
chiffre d’affaires. Il a réussi au Moyen-Orient,
notamment contre le français Doux, en Russie,
au Japon. Il espère franchir les obstacles douaniers
pour s’implanter en Europe.
Un double mouvement
Ainsi un double mouvement s’opère dans le
monde des entreprises et des échanges. Les « Occidentaux » prennent position sur les marchés
émergents en espérant bénéficier de l’enrichissement
attendu de leurs populations. Les « émergents » cherchent à vendre le plus possible
sur les marchés riches pour élargir leurs
marges et se donner les moyens de dominer
leur marché intérieur.
Toutes les firmes qui aspirent à la mondialisation
pratiquent plus ou moins les méthodes que
Michel Rollier applique chez Michelin : « Nous
travaillons à la standardisation de nos méthodes
afin de les rendre aisément transposables
dans tout le groupe. C’est la raison d’être
du Michelin Manufacturing Way qui diffuse les
meilleures pratiques2. » Incidemment, il précise
les seuils de rémunération qui continuent
de justifier les délocalisations : « Si la maind’oeuvre
représente 40 % des coûts de
production, la délocalisation est inévitable. Si
elle n’en représente que 15 %, le maintien sur
place est concevable à condition de prendre
en compte les coûts et la complexité des transports
si on veut exporter. »
Enfin, il est un cas de figure – et non des moindres – qui est en train de modifier les structures
du capitalisme mondial : les prises de participations
de fonds puissants, notamment ceux des
pays pétroliers et gaziers, mais aussi des États
ou de leurs dépendances comme en Chine,
dans les entreprises – voire les banques et les
marchés financiers – « occidentaux ».
Le management n’en est pas, pour l’heure, fortement
affecté. Mais la base du pouvoir en
entreprise étant et restant la propriété du capital,
il sera forcément influencé par l’actionnariat.
Il est vrai que les « pétroliers » comme les « Chinois », les « Indiens » et les « Brésiliens », le
plus souvent, apprennent le management auxÉtats-Unis.
La longue marche de Lafarge
Le 10 décembre dernier, Bruno Lafont, le PDG de
Lafarge, annonçait que son groupe avait acheté
l’égyptien Orascon Cement et que de ce fait
il renforçait sa présence dans plusieurs pays émergents, notamment au Moyen-Orient. En
contrepartie, la famille Saviris qui possédait 60 %
d’Orascom détiendra 11,4 % des actions de Lafarge
avec deux administrateurs au conseil, devenant ainsi,
derrière le groupe Bruxelles Lambert (16,9 % des
actions), le deuxième actionnaire de Lafarge.
Plusieurs leçons sont à tirer de cet exemple. D’abord,
Lafarge a commencé dès les années 50 à sortir des
frontières et à se lancer dans l’aventure américaine.
Le groupe a toujours mené de front une croissance
interne et une croissance externe. Il a l’habitude
des fusions et aussi des ventes d’actifs. Sa direction
générale – qui ne change pas tous les six mois – est
marquée par une culture forte et l’expérience du
monde. Enfin, le groupe, partant d’une base solide
en France, a toujours misé sur de nouveaux marchés
porteurs.
|
- Harvard Business Review, juillet-août 2007.
- L’Expansion, septembre 2007.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-2/du-management-de-l-international-au-management-mondialise.html?item_id=2847
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