est directeur de la rédaction de l'hebdomadaire Politis
Les peurs françaises ne sont pas toujours infondées
Si la mondialisation suscite la crainte en France plus qu’ailleurs, c’est qu’elle
est apparue comme une fatalité dans un pays où la tradition du volontarisme
politique est fortement ancrée.
Les Français ont-il peur de la mondialisation
? En tout cas, l’accusation vient fréquemment
sous la plume d’économistes néolibéraux
avec un évident sous-entendu critique, voire un
zeste de raillerie. La peur n’est jamais glorieuse,
surtout lorsque les mêmes polémistes passent
de la peur de la mondialisation à celle de l’avenir.
Ce Français d’en bas, frileux et craintif, arcbouté
face à la modernité, fait alors penser à la
sorcière d’une légende germanique qui tentait
d’endiguer les flots de l’océan avec un balai. Sa
peur paraît aussi grotesque que sa résistance
est vaine. Est-elle pour autant infondée ?
Avant de répondre à cette question, il n’est pas
inutile de définir la « mondialisation ». La bataille
des mots n’est jamais anodine. Comme si les
transcripteurs avaient eu d’emblée le pressentiment
qu’il y aurait en France une bataille particulière à mener et une opinion indocile à apprivoiser,
le mot « mondialisation » est davantage
chargé de valeurs positives que son équivalent
anglo-américain « globalisation », plus neutre.
Imaginons un instant que l’on ait traduit « globalisation » par « uniformisation » et le même
phénomène aurait sans doute eu mauvaise
presse. À certains égards, c’est pourtant de cela
qu’il s’agit : un nivellement de nos sociétés par
la globalisation du commerce. Les digues et les
frontières qui naguère entretenaient chaque
pays ou chaque bloc de pays dans sa propre
histoire économique et sociale ont aujourd’hui
cédé. Les Européens sont soudain confrontés à
la concurrence directe de puissances émergentes,
et en premier lieu des Chinois.
Une grande partie de nos produits de consommation
vient de Chine. Avec ses 11 % de croissance
en rythme annuel, la Chine peut diffuser à peu près partout dans le monde ses produits
ou ses services à forte valeur ajoutée. Chez
nous, le consommateur s’y retrouve en termes
de pouvoir d’achat. Mais le producteur, lui, ne
peut résister à la concurrence : d’où délocalisations,
pertes d’emplois et remise en cause
généralisée des structures sociales édifiées en
cent cinquante ans d’histoire politique. La peur
est donc moins ridicule, et surtout moins infondée,
qu’il y paraît.
Des conditions de production différentes
À l’origine de ce déséquilibre, il y a évidemment
les coûts et les conditions de production.
En Chine, les cadences ne connaissent guère
d’entraves, ni du fait d’une réglementation
sociale quasi inexistante, ni par une quelconque
résistance que le régime politique bannit.
Au-delà d’une simple transformation des conditions
de la concurrence, les répercussions sont
multiples dans les pays occidentaux. La globalisation
n’affecte pas seulement les entreprises
qui sont directement confrontées à la concurrence
chinoise, elle bouleverse au plus profond
nos modes de vie. Non seulement nos règles
sociales qui faisaient la fierté de notre société
sont soudain décriées comme des « entraves »,
mais nos préoccupations éthiques et environnementales
apparaissent décalées. C’est toute
une philosophie qui vacille. Le citoyen ne tire
avantage de cette situation nouvelle que dans
sa seule condition restrictive de consommateur.
Il cesse d’être l’animal politique d’Aristote pour
n’être plus qu’un acheteur en quête des prix les
plus bas, sommé de fermer les yeux sur tout le
reste. Soit, mais cela n’explique pas pourquoi la
France vit cette situation de façon plus conflictuelle
que la Grande-Bretagne, les États-Unis ou
même l’Allemagne.
Il faut sans aucun doute chercher la raison principale
de cette singularité dans une tradition
politique plus protectrice. C’est la France, républicaine
et jacobine, qui a été le plus loin dans
la construction d’une architecture sociale intimement liée à l’État, ces notions de service public
et d’État-Providence que Tocqueville critiquait
déjà quand il s’en prenait aux Ateliers nationaux
nés de la révolution de février 1848.
Une tradition antilibérale
Cette philosophie politique a largement transcendé
dans notre pays le clivage droite-gauche.
La droite a longtemps été aussi antilibérale
que la gauche. Qui plus est, cette mondialisation-
globalisation, apparue au tout début des
années 80 dans l’Amérique de Reagan et dans la
Grande-Bretagne de Thatcher, fait suite à ce que
Jean Fourastié a appelé les « trente glorieuses »
(1945-1975). Une période faste au cours de
laquelle, par une sorte de pacte républicain à peine tacite, gaullistes et communistes ont
contribué à faire tourner la « machine économique
et sociale » à plein régime. Pouvoirs
et contre-pouvoirs trouvant également leur
compte dans le centralisme et les monopoles
d’État issus des nationalisations. Le heurt entre
ces deux époques n’en a été chez nous que
culturellement plus violent. Mais n’oublions pas
tout de même que ce qu’on appelle – non sans
une arrière-pensée laudative – « l’adaptation à
la globalisation » a été d’une extrême violence
sociale dans les pays anglo-saxons. Le licenciement
de tout un corps de métier (11 000 personnes) – les aiguilleurs du ciel – par Reagan en 1981
et la répression contre les mineurs (20 000 suppressions
d’emplois après un an de grève en
1985) en Grande-Bretagne ont ouvert la voie à la
déréglementation et à un vaste mouvement de
privatisations dans ces pays. Mais ce qui, là-bas,
s’est traduit en affrontements sociaux massifs,
s’est manifesté en France dans l’ambivalence
d’un double discours.
Les ambivalences de la gauche
Au moment même où Reagan et Thatcher privatisaient à tour de bras, la gauche française, victorieuse
en 1981, menait le mouvement inverse,
nationalisant trente-neuf banques et cinq grandes
sociétés industrielles. Cependant, ce qu’on
n’appelait pas encore « mondialisation », mais
pudiquement « contrainte extérieure », n’a pas
tardé à faire céder le gouvernement socialiste.
Sans jamais que l’aggiornamento soit énoncé,
le revirement s’est présenté sous les augures
provisoires d’une « parenthèse » ouverte au
cours de l’été 1983 et jamais refermée depuis.
Sans affronter leur propre mutation idéologique,
les différents gouvernements socialistes ont, à
partir de cette époque, instrumentalisé l’Europe
dans un rapport ambigu, accusant « Bruxelles »
d’être responsable d’un glissement vers une
politique de plus en plus libérale, tout en chargeant
l’Europe en tant que telle de valeurs
positives, c’est-à-dire conformes à l’idéologie
de la gauche : abolition des frontières, antinationalisme,
pacifisme… L’Union européenne
est ainsi devenue l’instrument inavouable de
l’adaptation de la société française à la globalisation.
Mais, dans le même temps, l’intrusion
du néolibéralisme dans la culture politique française
a pu se parer de vertus morales consubstantiellement
liées à lui. Les deux affrontements
référendaires sur le traité de Maastricht, en 1992,
et sur le traité constitutionnel, en 2005, ont fait en
quelque sorte éclater cette ambiguïté.
La nature même de l'économie a changé
Mais il nous faut aller plus loin. Car si l’on vient
de rappeler quelles sont les raisons historiques
qui ont placé la France dans une situation
particulière par rapport à la mondialisation,
on a en même temps cédé à une généralisation
sur laquelle il faut maintenant revenir. La
France n’est pas « les Français » ; et les Français
n’ont pas tous vécu ces bouleversements de la
même façon. Tous n’ont pas de bonnes raisons
de se méfier de la mondialisation. Certains en
ont même tiré des profits rapides et massifs.
Car la mondialisation n’a pas seulement été
un mouvement de libéralisation du commerce
international. Elle a aussi profondément transformé
la nature même de l’économie. Si le commerce
des biens de consommation a facilité la
concurrence d’économies qui n’ont ni la même
histoire, ni les mêmes critères éthiques, il est un
autre commerce qui est apparu au début des
années 80 avec l’abolition des barrières réglementaires
: c’est celui des crédits et des fonds
d’investissements.
La globalisation s’est accompagnée de ce
que les économistes désignent par un vilain
néologisme : la « financiarisation » de l’économie.
La libéralisation/déréglementation du
tout début de la décennie 80 a mis fin au
contrôle des mouvements de capitaux. En
France, comme ailleurs, le marché des titres
publics s’est ouvert à l’extérieur, et la Bourse
aux entreprises étrangères. Pour ne citer ici
qu’un chiffre qui donne la mesure planétaire de cette mutation, le volume des transactions
financières internationales représentait fin 2005 plus de 6 000 milliards de dollars, soit près de
15 % du produit intérieur brut mondial. Elles
ont été multipliées par sept en 25 ans1. Si ces
chiffres n’ont qu’une force d’évocation et peuvent
nous sembler abstraits, en voici un autre
qui nous ramène directement à notre sujet : en
25 ans, la part du salaire (salaire plus cotisations)
dans le produit intérieur brut (PIB) a chuté en
France de 11 %.
Un nouveau partage des richesses
Ce sont cette année quelque 200 milliards
d’euros qui ont rémunéré le capital2. On comprend
pourquoi l’augmentation du cours boursier
et des produits financiers intéresse davantage
le dirigeant-actionnaire que la croissance de
l’entreprise et l’emploi, et a fortiori les salaires
des employés. Il a résulté de la globalisation
financière un rapide décrochage de la valeur
financière avec l’économie réelle, et un nouveau
partage des richesses favorable à l’actionnaire
aux dépens du salarié. En France, comme
dans les pays qui lui sont comparables, la mondialisation
a eu pour effet l’apparition d’un rapport
social de plus en plus inégalitaire. Le salarié
français a donc de bonnes raisons d’avoir « peur » de cette mondialisation qui le condamne « à travailler plus » sans gagner nécessairement
plus, alors qu’il apprend que les sociétés
du CAC 40 ont versé en 2006 quelque 39 milliards
d’euros à leurs actionnaires.
Le géographe Michel Foucher n’a donc pas
tort quand il dit que « la mondialisation n’abolit
pas les frontières, mais les fabrique3 ». Ce sont
de nouvelles frontières nationales qui apparaissent
sous la pression de la mondialisation à l’intérieur de pays où les régions riches refusent
de financer les plus pauvres. On pense évidemment à l’éclatement de la Yougoslavie.
Mais aussi, en France même, à l’apparition de
frontières sociales encore métaphoriques entre
banlieues et centres urbains, ou autour de quartiers
privilégiés hérissés de protections pour se
garder de la délinquance environnante.
La conclusion que l’on peut tirer de tout cela
est qu’il faut se méfier des généralisations.
Les moyennes statistiques peuvent rendre
compte de l’enrichissement d’une économie émergente ; elles ne disent rien du sort de
certaines catégories sociales. Cela est vrai en
Chine comme en Inde. Ces vérités en trompel’oeil
valent aussi pour la France. La mondialisation
a considérablement contribué à accroître
les inégalités. Il s’y ajoute en France un facteur
culturel que nous avons essayé de décrire et
qui tient à notre histoire politique. La France
a longtemps été la place forte d’un puissant
secteur public et de fortes valeurs sociales, qui
pouvaient se traduire par des charges et des
impôts élevés. Dans la phase actuelle, plutôt
sauvage, de la globalisation, il est de bon ton
de présenter cette culture politique comme
désuète et rétrograde. Mais qu’on y regarde à
deux fois !
La globalisation est aussi synonyme de transfert
du pouvoir de la sphère politique vers des
sphères privées. Symboliquement, l’attitude
par rapport à l’impôt est à cet égard caractéristique.
Par définition, le contribuable est hostile à l’impôt. Mais à d’autres moments de la vie, le
citoyen est heureux de pouvoir bénéficier de
services financés par cet impôt devant lequel
il regimbe. L’histoire a placé la France au centre
de ces contradictions. Leur résolution n’est pas
possible sur le long terme sans de véritables
débats de société.
Le plus grand vice de la globalisation est d’être
un mouvement empirique qui se donne les
apparences d’une fatalité de l’histoire. Ce qui
suscite la peur, et particulièrement dans un pays à fortes traditions politiques comme la France,
c’est ce sentiment de n’avoir plus prise sur la
réalité, cette impression de voir le destin nous échapper. On ne la surmontera qu’en recréant à
une échelle pertinente, c’est-à-dire européenne,
les instruments de la démocratie politique. La
difficulté provient du fait que nous sommes
dans ce moment intermédiaire où l’espace
national dans lequel s’exerce historiquement
la démocratie ne correspond plus aux nécessités.
L’Europe est assurément le remède à nos
craintes. À condition qu’elle ne reproduise pas
elle-même le sentiment d’extériorité et d’opacité
que l’on éprouve à l’égard de la mondialisation.
Et cela n’est pas acquis !
- Chiffres du McKinsey Global Institute cités par Christian Chavagneux dans Alternatives économiques, hors-série n° 75.
- Chiffres cités par Pierre Larrouturou, Le Livre noir du libéralisme, éditions du Rocher, 2007
- Michel Foucher, L’Obsession des frontières, Perrin, 2007.
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