Denis SIEFFERT

est directeur de la rédaction de l'hebdomadaire Politis

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Les peurs françaises ne sont pas toujours infondées

Si la mondialisation suscite la crainte en France plus qu’ailleurs, c’est qu’elle est apparue comme une fatalité dans un pays où la tradition du volontarisme politique est fortement ancrée.

Les Français ont-il peur de la mondialisation ? En tout cas, l’accusation vient fréquemment sous la plume d’économistes néolibéraux avec un évident sous-entendu critique, voire un zeste de raillerie. La peur n’est jamais glorieuse, surtout lorsque les mêmes polémistes passent de la peur de la mondialisation à celle de l’avenir. Ce Français d’en bas, frileux et craintif, arcbouté face à la modernité, fait alors penser à la sorcière d’une légende germanique qui tentait d’endiguer les flots de l’océan avec un balai. Sa peur paraît aussi grotesque que sa résistance est vaine. Est-elle pour autant infondée ?
Avant de répondre à cette question, il n’est pas inutile de définir la « mondialisation ». La bataille des mots n’est jamais anodine. Comme si les transcripteurs avaient eu d’emblée le pressentiment qu’il y aurait en France une bataille particulière à mener et une opinion indocile à apprivoiser, le mot « mondialisation » est davantage chargé de valeurs positives que son équivalent anglo-américain « globalisation », plus neutre. Imaginons un instant que l’on ait traduit « globalisation » par « uniformisation » et le même phénomène aurait sans doute eu mauvaise presse. À certains égards, c’est pourtant de cela qu’il s’agit : un nivellement de nos sociétés par la globalisation du commerce. Les digues et les frontières qui naguère entretenaient chaque pays ou chaque bloc de pays dans sa propre histoire économique et sociale ont aujourd’hui cédé. Les Européens sont soudain confrontés à la concurrence directe de puissances émergentes, et en premier lieu des Chinois.
Une grande partie de nos produits de consommation vient de Chine. Avec ses 11 % de croissance en rythme annuel, la Chine peut diffuser à peu près partout dans le monde ses produits ou ses services à forte valeur ajoutée. Chez nous, le consommateur s’y retrouve en termes de pouvoir d’achat. Mais le producteur, lui, ne peut résister à la concurrence : d’où délocalisations, pertes d’emplois et remise en cause généralisée des structures sociales édifiées en cent cinquante ans d’histoire politique. La peur est donc moins ridicule, et surtout moins infondée, qu’il y paraît.

Des conditions de production différentes

À l’origine de ce déséquilibre, il y a évidemment les coûts et les conditions de production.
En Chine, les cadences ne connaissent guère d’entraves, ni du fait d’une réglementation sociale quasi inexistante, ni par une quelconque résistance que le régime politique bannit. Au-delà d’une simple transformation des conditions de la concurrence, les répercussions sont multiples dans les pays occidentaux. La globalisation n’affecte pas seulement les entreprises qui sont directement confrontées à la concurrence chinoise, elle bouleverse au plus profond nos modes de vie. Non seulement nos règles sociales qui faisaient la fierté de notre société sont soudain décriées comme des « entraves », mais nos préoccupations éthiques et environnementales apparaissent décalées. C’est toute une philosophie qui vacille. Le citoyen ne tire avantage de cette situation nouvelle que dans sa seule condition restrictive de consommateur. Il cesse d’être l’animal politique d’Aristote pour n’être plus qu’un acheteur en quête des prix les plus bas, sommé de fermer les yeux sur tout le reste. Soit, mais cela n’explique pas pourquoi la France vit cette situation de façon plus conflictuelle que la Grande-Bretagne, les États-Unis ou même l’Allemagne.
Il faut sans aucun doute chercher la raison principale de cette singularité dans une tradition politique plus protectrice. C’est la France, républicaine et jacobine, qui a été le plus loin dans la construction d’une architecture sociale intimement liée à l’État, ces notions de service public et d’État-Providence que Tocqueville critiquait déjà quand il s’en prenait aux Ateliers nationaux nés de la révolution de février 1848.

Une tradition antilibérale

Cette philosophie politique a largement transcendé dans notre pays le clivage droite-gauche. La droite a longtemps été aussi antilibérale que la gauche. Qui plus est, cette mondialisation- globalisation, apparue au tout début des années 80 dans l’Amérique de Reagan et dans la Grande-Bretagne de Thatcher, fait suite à ce que Jean Fourastié a appelé les « trente glorieuses » (1945-1975). Une période faste au cours de laquelle, par une sorte de pacte républicain à peine tacite, gaullistes et communistes ont contribué à faire tourner la « machine économique et sociale » à plein régime. Pouvoirs et contre-pouvoirs trouvant également leur compte dans le centralisme et les monopoles d’État issus des nationalisations. Le heurt entre ces deux époques n’en a été chez nous que culturellement plus violent. Mais n’oublions pas tout de même que ce qu’on appelle – non sans une arrière-pensée laudative – « l’adaptation à la globalisation » a été d’une extrême violence sociale dans les pays anglo-saxons. Le licenciement de tout un corps de métier (11 000 personnes) – les aiguilleurs du ciel – par Reagan en 1981 et la répression contre les mineurs (20 000 suppressions d’emplois après un an de grève en 1985) en Grande-Bretagne ont ouvert la voie à la déréglementation et à un vaste mouvement de privatisations dans ces pays. Mais ce qui, là-bas, s’est traduit en affrontements sociaux massifs, s’est manifesté en France dans l’ambivalence d’un double discours.

Les ambivalences de la gauche

Au moment même où Reagan et Thatcher privatisaient à tour de bras, la gauche française, victorieuse en 1981, menait le mouvement inverse, nationalisant trente-neuf banques et cinq grandes sociétés industrielles. Cependant, ce qu’on n’appelait pas encore « mondialisation », mais pudiquement « contrainte extérieure », n’a pas tardé à faire céder le gouvernement socialiste. Sans jamais que l’aggiornamento soit énoncé, le revirement s’est présenté sous les augures provisoires d’une « parenthèse » ouverte au cours de l’été 1983 et jamais refermée depuis. Sans affronter leur propre mutation idéologique, les différents gouvernements socialistes ont, à partir de cette époque, instrumentalisé l’Europe dans un rapport ambigu, accusant « Bruxelles » d’être responsable d’un glissement vers une politique de plus en plus libérale, tout en chargeant l’Europe en tant que telle de valeurs positives, c’est-à-dire conformes à l’idéologie de la gauche : abolition des frontières, antinationalisme, pacifisme… L’Union européenne est ainsi devenue l’instrument inavouable de l’adaptation de la société française à la globalisation. Mais, dans le même temps, l’intrusion du néolibéralisme dans la culture politique française a pu se parer de vertus morales consubstantiellement liées à lui. Les deux affrontements référendaires sur le traité de Maastricht, en 1992, et sur le traité constitutionnel, en 2005, ont fait en quelque sorte éclater cette ambiguïté.

La nature même de l'économie a changé

Mais il nous faut aller plus loin. Car si l’on vient de rappeler quelles sont les raisons historiques qui ont placé la France dans une situation particulière par rapport à la mondialisation, on a en même temps cédé à une généralisation sur laquelle il faut maintenant revenir. La France n’est pas « les Français » ; et les Français n’ont pas tous vécu ces bouleversements de la même façon. Tous n’ont pas de bonnes raisons de se méfier de la mondialisation. Certains en ont même tiré des profits rapides et massifs. Car la mondialisation n’a pas seulement été un mouvement de libéralisation du commerce international. Elle a aussi profondément transformé la nature même de l’économie. Si le commerce des biens de consommation a facilité la concurrence d’économies qui n’ont ni la même histoire, ni les mêmes critères éthiques, il est un autre commerce qui est apparu au début des années 80 avec l’abolition des barrières réglementaires : c’est celui des crédits et des fonds d’investissements.
La globalisation s’est accompagnée de ce que les économistes désignent par un vilain néologisme : la « financiarisation » de l’économie. La libéralisation/déréglementation du tout début de la décennie 80 a mis fin au contrôle des mouvements de capitaux. En France, comme ailleurs, le marché des titres publics s’est ouvert à l’extérieur, et la Bourse aux entreprises étrangères. Pour ne citer ici qu’un chiffre qui donne la mesure planétaire de cette mutation, le volume des transactions financières internationales représentait fin 2005 plus de 6 000 milliards de dollars, soit près de 15 % du produit intérieur brut mondial. Elles ont été multipliées par sept en 25 ans1. Si ces chiffres n’ont qu’une force d’évocation et peuvent nous sembler abstraits, en voici un autre qui nous ramène directement à notre sujet : en 25 ans, la part du salaire (salaire plus cotisations) dans le produit intérieur brut (PIB) a chuté en France de 11 %.

Un nouveau partage des richesses

Ce sont cette année quelque 200 milliards d’euros qui ont rémunéré le capital2. On comprend pourquoi l’augmentation du cours boursier et des produits financiers intéresse davantage le dirigeant-actionnaire que la croissance de l’entreprise et l’emploi, et a fortiori les salaires des employés. Il a résulté de la globalisation financière un rapide décrochage de la valeur financière avec l’économie réelle, et un nouveau partage des richesses favorable à l’actionnaire aux dépens du salarié. En France, comme dans les pays qui lui sont comparables, la mondialisation a eu pour effet l’apparition d’un rapport social de plus en plus inégalitaire. Le salarié français a donc de bonnes raisons d’avoir « peur » de cette mondialisation qui le condamne « à travailler plus » sans gagner nécessairement plus, alors qu’il apprend que les sociétés du CAC 40 ont versé en 2006 quelque 39 milliards d’euros à leurs actionnaires.
Le géographe Michel Foucher n’a donc pas tort quand il dit que « la mondialisation n’abolit pas les frontières, mais les fabrique3 ». Ce sont de nouvelles frontières nationales qui apparaissent sous la pression de la mondialisation à l’intérieur de pays où les régions riches refusent de financer les plus pauvres. On pense évidemment à l’éclatement de la Yougoslavie. Mais aussi, en France même, à l’apparition de frontières sociales encore métaphoriques entre banlieues et centres urbains, ou autour de quartiers privilégiés hérissés de protections pour se garder de la délinquance environnante.
La conclusion que l’on peut tirer de tout cela est qu’il faut se méfier des généralisations.
Les moyennes statistiques peuvent rendre compte de l’enrichissement d’une économie émergente ; elles ne disent rien du sort de certaines catégories sociales. Cela est vrai en Chine comme en Inde. Ces vérités en trompel’oeil valent aussi pour la France. La mondialisation a considérablement contribué à accroître les inégalités. Il s’y ajoute en France un facteur culturel que nous avons essayé de décrire et qui tient à notre histoire politique. La France a longtemps été la place forte d’un puissant secteur public et de fortes valeurs sociales, qui pouvaient se traduire par des charges et des impôts élevés. Dans la phase actuelle, plutôt sauvage, de la globalisation, il est de bon ton de présenter cette culture politique comme désuète et rétrograde. Mais qu’on y regarde à deux fois !
La globalisation est aussi synonyme de transfert du pouvoir de la sphère politique vers des sphères privées. Symboliquement, l’attitude par rapport à l’impôt est à cet égard caractéristique. Par définition, le contribuable est hostile à l’impôt. Mais à d’autres moments de la vie, le citoyen est heureux de pouvoir bénéficier de services financés par cet impôt devant lequel il regimbe. L’histoire a placé la France au centre de ces contradictions. Leur résolution n’est pas possible sur le long terme sans de véritables débats de société.
Le plus grand vice de la globalisation est d’être un mouvement empirique qui se donne les apparences d’une fatalité de l’histoire. Ce qui suscite la peur, et particulièrement dans un pays à fortes traditions politiques comme la France, c’est ce sentiment de n’avoir plus prise sur la réalité, cette impression de voir le destin nous échapper. On ne la surmontera qu’en recréant à une échelle pertinente, c’est-à-dire européenne, les instruments de la démocratie politique. La difficulté provient du fait que nous sommes dans ce moment intermédiaire où l’espace national dans lequel s’exerce historiquement la démocratie ne correspond plus aux nécessités. L’Europe est assurément le remède à nos craintes. À condition qu’elle ne reproduise pas elle-même le sentiment d’extériorité et d’opacité que l’on éprouve à l’égard de la mondialisation. Et cela n’est pas acquis !

  1. Chiffres du McKinsey Global Institute cités par Christian Chavagneux dans Alternatives économiques, hors-série n° 75.
  2. Chiffres cités par Pierre Larrouturou, Le Livre noir du libéralisme, éditions du Rocher, 2007
  3. Michel Foucher, L’Obsession des frontières, Perrin, 2007.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-2/les-peurs-francaises-ne-sont-pas-toujours-infondees.html?item_id=2839
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