André KASPI

est un historien spécialiste des Etats-Unis. Professeur émérite à la Sorbonne, il est président du Comité pour l'histoire du CNRS.

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La stratégie américaine

Les États-Unis font encore la course en tête, mais leurs poursuivants les rattrapent, et parfois les dépassent, explique André Kaspi, qui estime que si la stratégie américaine donne des résultats impressionnants, elle n’est pas non plus dépourvue de faiblesses.

Comment ont-ils fait ? Les États-Unis ont tiré le meilleur parti de la mondialisation, qu’ils appellent la globalisation. Leurs entreprises sont présentes partout dans le monde. Qu’il s’agisse de McDonald, de Gillette, de Monsanto, de Coca Cola ou de tant d’autres, les exemples ne manquent pas qui témoignent de l’omniprésence américaine. À telle enseigne qu’on finit par confondre la mondialisation et l’américanisation, comme si le monde nouveau, celui qui est né dans les années 80 et qui a pris son essor dans la décennie suivante, vivait à l’heure américaine, mangeait et se distrayait à l’américaine, pensait le présent et l’avenir à l’américaine. De là, on déduit aisément que cette domination planétaire résulte d’un plan systématiquement appliqué. Pourtant, il n’existe pas d’organisme qui ait défini une stratégie de conquête. Le gouvernement fédéral n’a pas créé une structure qui vise à la domination de la planète. Ce sont les forces profondes qui expliquent la position que les États-Unis occupent aujourd’hui.

Une population américaine mondialisée

Certaines de ces forces existent depuis longtemps, voire depuis toujours, et n’ont pas, jusqu’à une date récente, hissé le pays à la première place, loin devant ses concurrents. Les États-Unis ont une superficie dix-huit fois plus étendue que la France. Les ressources de leur sol et de leur sous-sol sont impressionnantes. Autant de facteurs qui nous font comprendre l’essor agricole, industriel et commercial de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe. En fait, la réussite des États-Unis d’aujourd’hui repose sur trois piliers.
Voilà une nation d’immigrants. Elle le fut dans les deux premiers siècles de son existence. Elle y a renoncé de 1921 à 1965 en appliquant une législation restrictive, contraire à ses traditions. Elle l’est redevenue. Une nouvelle loi, elle-même modifiée, élargie, transformée, a redonné aux États-Unis le titre de premier pays d’immigration. Chaque année, il accueille environ un million de nouveaux venus. Deux cinquièmes proviennent d’Amérique latine, avec une forte proportion de Mexicains. Ce sont les hispaniques qui forment désormais la communauté ethnique la plus nombreuse. Deux cinquièmes ont pour origine géographique le continent asiatique : ils sont Chinois, Philippins, Indiens, Pakistanais, Japonais. Le dernier cinquième rassemble les immigrants venus du Proche et du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Europe. C’est dire que nos idées reçues n’ont plus cours. Les Américains ont cessé d’être les fils et les filles de l’Europe. Ils sont les fils et les filles du monde entier.
Certes, les dispositions législatives favorisent à l’excès le regroupement familial, et non les qualifications professionnelles, alors que le pays a besoin d’une main-d’oeuvre qualifiée, très qualifiée. Elles restreignent aussi la diversité ethnique, puisqu’elles accentuent l’impact des populations déjà présentes sur le sol américain. C’est pourquoi, tant bien que mal, des amendements, des textes nouveaux ont, plus ou moins efficacement, remédié à ces défauts. Quoi qu’il en soit, les États-Unis ne ferment plus leurs frontières. Plus que jamais, ils font appel à une immigration massive qui fait monter le taux de natalité, occupe les emplois que les Américains ne veulent plus exercer, stimule la consommation et contribue, on l’oublie parfois, à soulager les pays de départ, à les aider matériellement par les transferts de fonds.
En revanche, l’immigration clandestine inquiète. Les estimations évaluent les clandestins à 11 ou 12 millions. L’immigration légale provoque, elle, un débat de faible intensité. Pour les uns, il serait sage et urgent d’élever des barrières. Sinon, les valeurs nationales, les libertés publiques et privées seront menacées. Les États-Unis pourraient sombrer, croient-ils, sous le poids d’une immigration excessive. Opinion très minoritaire. Pour les autres, la très grande majorité, le pays doit rester un refuge pour les persécutés et un havre de prospérité pour les plus démunis. Non, ajoutent- ils, l’immigration n’engendre pas le chômage, d’autant moins que les États-Unis connaissent pratiquement le plein-emploi et réclament de la main-d’oeuvre. Elle crée de nouveaux consommateurs et fait marcher les secteurs d’activité que les Américains délaissent. Elle assure ainsi la survie d’entreprises vouées par les mécanismes du marché à la disparition. Bon nombre d’immigrants exercent un effet positif sur l’économie, dans la mesure où ils apportent de hautes qualifications, et certains des capitaux indispensables. Les visas que reçoivent les Einstein exemptions, entendez les cerveaux nécessaires aux emplois les plus qualifiés et à la recherche scientifique, sont d’une efficacité redoutable. Enfin, la diversité des nationalités ouvre les marchés internationaux, confère des qualités particulières aux entreprises américaines et à leur développement international. Le président Bill Clinton l’a fait observer, avec un brin d’exagération : « Nous ne devons jamais, au grand jamais, a-t-il déclaré, croire que notre diversité est une faiblesse. C’est notre plus grande force. Les Américains parlent toutes les langues, connaissent tous les pays. Les peuples de tous les continents peuvent nous regarder et y voir leur propre immense potentiel. » En un mot, la population des États-Unis est elle-même mondialisée. La mondialisation requiert une immigration massive et contrôlée.

L'atout de l'innovation technologique

Deuxième pilier de la stratégie américaine : la force d’innovation technologique. Le textile et la métallurgie ont été les moteurs du dynamisme industriel au XIXe siècle. L’électricité a engendré la deuxième révolution industrielle. Dans les premières années de notre millénaire, des secteurs nouveaux sont nés et grandissent. Électronique, informatique, logiciels, autant de mots qui évoquent les bouleversements profonds dont nous sommes les bénéficiaires. En Caroline du Nord, par exemple, les villes de Raleigh, Durham et Chapel Hill forment, à proximité des laboratoires de l’université Duke, un triangle de recherches et d’activités industrielles. D’importantes entreprises y ont installé des usines et des bureaux comme IBM, Nortel, Glaxo Wellcome. Entre le monde universitaire et le monde industriel s’est instaurée une association heureuse, l’une reposant sur l’autre, l’une stimulant et finançant l’autre.
D’ailleurs, la réflexion ne doit pas s’arrêter en chemin. Lorsqu’on s’extasie sur la Silicon Valley, sur la Route 128 autour de Boston, sur les biotechnologies du Colorado, on ne doit pas oublier que d’autres régions ont subi des métamorphoses spectaculaires. De San Francisco à Los Angeles, la Californie a donné vie à un nouveau secteur d’activités. Un vaste ensemble ne cesse de prendre de l’ampleur. Dans le nord de cette région, on fabrique des produits de haute technologie, des semi-conducteurs, des ordinateurs et des logiciels. Dans le sud, on se consacre aux produits culturels, aux films de télévision et de cinéma. On active des studios d’enregistrement. On fabrique des CD-rom, des DVD, des jeux informatiques. L’industrie multimédia annonce une ère nouvelle. Dans la mesure où les États-Unis ont pris les premiers le chemin de l’innovation, ils continueront, n’en doutons pas, à influer sur le monde, à conserver le maillot jaune, à consolider leur leadership économique.
La recherche scientifique relève à la fois des pouvoirs publics et du secteur privé. L’une des priorités du gouvernement fédéral, c’est d’aider les établissements d’enseignement supérieur, tantôt privés, tantôt relevant des États. La National Science Foundation, une agence fédérale dont le siège est à Washington, n’emploie aucun chercheur. Elle distribue des subventions en fonction des projets qui lui sont soumis ou qu’elle a suscités. Des secteurs de la recherche, comme l’aérospatiale, la biologie ou le nucléaire reçoivent un traitement de faveur. Les 27 National Institutes of Health relèvent du département fédéral de la Santé, emploient 18 000 chercheurs et techniciens. Ils investissent 28 milliards de dollars que reçoivent 325 000 chercheurs, dispersés dans 3 000 centres universitaires de recherche. Voilà pour un tiers du budget de la recherche. Les deux autres tiers proviennent du secteur privé. Les groupes industriels financent des laboratoires privés et des laboratoires universitaires. Ils attendent d’eux des découvertes et des inventions qui seront plus tard commercialisées.
Sur les 35 sociétés industrielles et commerciales qui dans le monde dépensent le plus pour la recherche, on compte quinze entreprises américaines, parmi lesquelles General Motors, Ford, IBM, Hewlett-Packard, Lucent Technologies, Motorola, Du Pont de Nemours. Qu’il s’agisse de la distribution, des services financiers, des produits pharmaceutiques ou de l’informatique, l’innovation reste un élément déterminant du succès. Les brevets déposés en témoignent. Le « drainage des cerveaux » le confirme.

Le pays de la libre entreprise

Enfin, troisième pilier, les valeurs culturelles. La liberté d’entreprendre est une notion fondamentale qui figure dans le tableau des grandes libertés. L’entrepreneur jouit, de l’autre côté de l’Atlantique, d’un prestige inégalé, surtout lorsqu’il domine le lot, impose ses produits et fait fortune. Et l’argent qu’il gagne n’a rien de honteux. Personne ne dissimule ses revenus. On s’en vante, comme pour démontrer la qualité de sa réussite, les efforts qu’on a consentis, la solidité des valeurs américaines. Le risque n’effraie pas. Les fonds de pension, dont on parle tant, sont faits pour assurer le versement des retraites par capitalisation. Ils réunissent des sommes considérables, des milliards de dollars dont un dixième ou presque pour les seuls employés de l’État de Californie. Ces capitaux doivent produire des profits. Il faut, en conséquence, les investir. La formule du capital - risque leur convient, à condition que les start up, soutenues par les fonds de pension, rapportent très vite et beaucoup. Il n’est donc pas difficile de créer une entreprise, mais il est fréquent que des entreprises ne survivent pas plus d’un an. Les gestionnaires des fonds ne sont pas des philanthropes et ne se laissent pas attendrir. La même atmosphère prévaut dans les entreprises qui fusionnent. Un exemple éclairera notre lanterne. En 1998, American Home Products prend le contrôle de Monsanto. Excellente opération, car la fusion dégagera environ 3 milliards de dollars pour la recherche- développement. Un géant vient de naître dans l’industrie pharmaceutique. Toutefois, les entreprises qui fusionnent ne manquent pas de rationaliser leur fonctionnement. Elles pratiquent le downsizing, l’équivalent américain de notre dégraissage, la suppression des emplois jugés inutiles. À la suite du mouvement de fusion, les Américains ont pris de l’avance dans les domaines les plus prometteurs, ceux qui vont façonner l’économie de demain, dans les télécommunications comme dans les biotechnologies, dans la fabrication et la diffusion des logiciels, dans la construction des ordinateurs. Les exploits d’ATT, d’IBM et de Bill Gates n’ont pas fini de nous être contés.
Dans cette configuration, quel est le rôle du gouvernement fédéral ? Les dépenses publiques stimulent les activités économiques. La politique fiscale occupe une place primordiale. La politique d’immigration entre aussi dans l’arsenal du Président et du Congrès. En ouvrant raisonnablement les portes du territoire national, en fixant les priorités parmi les candidats à l’immigration, Washington a défini une politique de la main-d’oeuvre, tout comme il a élargi le marché des consommateurs. Il est aussi devenu le principal agent du commerce international. Les accords commerciaux avec l’étranger ouvrent de nouveaux espaces.
Pourtant, tout n’est pas rose. Bien des emplois, surtout parmi les moins qualifiés, fuient vers l’étranger au bénéfice des investisseurs américains, aux dépens des salariés. Un dollar trop faible plonge dans un gouffre le déficit de la balance commerciale et accroît considérablement la dette publique. La mondialisation exerce aussi des effets négatifs. Les constructeurs d’automobiles américains ne sont plus maîtres chez eux. Les Américains roulent de plus en plus dans des Toyota ou des Volvo.
Les États-Unis font encore la course en tête, mais leurs poursuivants les rattrapent, et parfois les dépassent. La stratégie américaine donne des résultats impressionnants. Elle n’est pas non plus dépourvue de faiblesses.

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