Susan GEORGE

est politologue et écrivain. Présidente du Transnational Institute, elle a été pendant six ans vice-présidente d'Attac-France.

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Les limites du pouvoir des contre-pouvoirs

Effet pervers de la mondialisation néolibérale 1 , un grand nombre de décisions remontent à des niveaux politiques où l’influence des citoyens est faible ou nulle ; dès que l’on dépasse les frontières nationales, la machine politique se grippe et la démocratie devient inopérante. Un second effet pervers est le contrôle accru qu’exercent les marchés financiers et les entreprises transnationales, non seulement sur l’économie, mais également sur la politique et sur le destin de chaque individu.

Jamais auparavant le citoyen ordinaire n’avait été autant assujetti à des forces aussi éloignées en apparence de son existence quotidienne. Ces deux effets pervers rendent la tâche de ceux qui voudraient exercer un contre-pouvoir à la fois plus nécessaire et plus difficile que jamais. J’entends ici par « contre-pouvoir » uniquement celui auquel aspire le mouvement social, national ou international, qui cherche à promouvoir plus de justice et de solidarité à tous les échelons – national, européen, mondial, voire planétaire et biosphérique. Sa tâche est plus nécessaire parce que l’opulence des uns et la détresse des autres n’ont jamais été aussi marquées ; plus difficile, parce que tout semble organisé pour satisfaire les exigences des élites.

Utiliser la démocratie au niveau national

Le contre-pouvoir doit donc se saisir des outils encore à sa disposition, notamment de la démocratie au niveau national. Hélas, quand la démocratie permet de contrecarrer les désirs des élites, celles-ci s’arrangent pour passer outre. Écoutons Nicolas Sarkozy, qui avouait devant des parlementaires européens dans une réunion privée à Strasbourg, le 14 novembre dernier : « La France a simplement devancé les autres pays en votant non [au référendum constitutionnel en 2005]. Cela arriverait dans les autres États membres s’ils avaient un référendum ; il y a clivage entre les peuples et les gouvernements. Un référendum aujourd’hui mettrait l’Europe en péril. Il n’y aurait pas de traité si nous avions un référendum en France 2. »
Comme le traité incorpore la quasi-totalité de la défunte Constitution avec seulement des « changements cosmétiques » [dixit Valéry Giscard d’Estaing], comme on a décidé qu’il doit passer, on annulera purement et simplement le vote des Français du 29 mai 2005. Si Hugo Chavez avait refusé de reconnaître les résultats du référendum du 2 décembre 2007 au Venezuela [qu’il a perdu non pas par 54,7 à 45,3 %, mais par 50,7 à 49,3 %], on imagine les cris d’orfraie des élites françaises et européennes ! Celles-ci s’accommodent toutefois fort bien de ce déni chez elles.
Les citoyens ont donc déjà du mal à exercer un contre-pouvoir dans la sphère publique, mais quand les décisions sont prises par des instances privées, ils peuvent prier ou protester, solliciter ou supplier, défier ou défiler, personne n’est obligé à les écouter. Combien de salariés ont été remerciés sans qu’il y ait eu la moindre faute de leur part ? Même si les délocalisations ne sont pas responsables de la majeure partie du chômage, leur multiplication contribue à la désindustrialisation et à la démoralisation de tous les pays jouissant d’un niveau de vie élevé. Les phénomènes de précarité et les difficultés des jeunes et des seniors à s’insérer dans la vie active sont trop connus pour que l’on s’y étende.

Influencer Bruxelles ?

Si leurs gouvernements sont impuissants à les protéger des prédations privées, les citoyens sauraient-ils trouver une forme de contre-pouvoir dans l’Europe ? Puisque au moins 80 % de la législation d’un pays comme la France émanent de Bruxelles et résultent de la transposition des directives européennes, influencer ces décisions serait un immense pas en avant. Le Parlement européen est élu, soit, mais il ne peut proposer des lois ; seule la Commission, non élue, est habilitée à le faire. Le Parlement codécide dans certains domaines, mais il est exclu de champs aussi importants que la politique étrangère, de sécurité et de défense, le commerce extérieur, le marché intérieur et la plupart des aspects des politiques agricoles ou sociales. La Banque centrale européenne s’occupe de la politique monétaire ; elle ne répond devant aucune instance politique et a pour unique mandat le contrôle de l’inflation, sans avoir à se préoccuper ni de la croissance ni de l’emploi.
Pour harmoniser les politiques fiscales et sociales européennes, il faut l’unanimité de tous les États membres ; autrement dit, la fiscalité et les services sociaux ne sauraient être harmonisés que vers le bas. De toute manière, le budget européen est fixé à 1,24 % du PNB, chiffre grotesque si l’on considère que le gouvernement fédéral des États-Unis, qui n’est pas réputé pour sa générosité en matière sociale, consacre plus de 11 % du PNB aux services sociaux. Le citoyen européen en quête de contre-pouvoir ne trouvera aucun secours auprès d’une Europe qui manque autant de moyens que de démocratie.

Le privé impuissant

Quant à la sphère privée, les salariés des pays d’Europe de l’Ouest doivent concurrencer à la fois ceux de l’Europe centrale et ceux des pays à très bas salaires. Aucun gain de productivité – le travailleur européen est déjà le plus productif du monde – ne peut compenser des écarts de rémunération allant de 1 à 10 ou de 1 à 30. Aucun contre-pouvoir n’est capable de renverser cette logique.
Pas plus que les salariés, il ne faut mettre en cause les chefs d’entreprises nationales. Ils ne peuvent rien contre les forces du turbocapitalisme mondialisé. Le nombre de fonds d’investissement privés ou « souverains » s’est décuplé ; l’estimation la plus modeste des capitaux dont ils disposent est de 10 billions de dollars [$10.000.000.000.000]. Ces fonds ne retiennent que les investissements les plus rentables, quitte à démembrer des entreprises. Les « zinzins », ou investisseurs institutionnels, et les personnes privées ultrafortunées admises à participer à ces fonds exigent des rendements bien au-delà de 10, 15, voire 20 %. Qui est en mesure de dire que c’est insoutenable ?
Quant aux perspectives du contre-pouvoir au niveau international, la concentration de richesses et les inégalités dans le monde n’ont jamais été aussi élevées. D’après la firme d’investissement Merrill Lynch, il y a 9,5 millions de personnes dans le monde – environ une sur 700 – dont la richesse collective [immobilier exclu] se monte à 37,2 billions de dollars, soit trois fois le PNB des États-Unis ou celui de l’Europe. Merrill Lynch affirme que celles qu’il nomme les « Personnes à Haute Valeur Nette » posséderont bien plus de 50 billions de dollars dès 2011, vu que leur nombre et leurs actifs augmentent substantiellement chaque année. Le magazine Forbes raffine ces chiffres : il compte dans le monde 946 bienheureux milliardaires dont les fortunes totalisent 3, 5 billions de dollars 3.

Pas de taxation des capitaux

Tous ces zéros tendent à rappeler aussi le pouvoir zéro qu’ont les instances politiques pour taxer ces magnifiques fortunes. L’un des avantages de la richesse, c’est de pouvoir employer des avocats et des conseillers en paradis fiscaux hors pair. Notons au passage que les Nations unies estiment qu’une misérable somme de 200 milliards de dollars par an pendant dix ans suffirait pour abolir la pauvreté extrême dans le monde entier. Forbes nous apprend aussi que la richesse de ces milliardaires s’accroît au rythme de 12 % par an – soit plus de deux fois ce que réclament les Nations unies pour mettre fin aux souffrances les plus criantes.
Même si vous n’avez qu’un milliard de dollars, même si vous êtes assez bête pour l’investir au taux ridicule de 5 % par an, vous devrez consommer tous les jours 137 000 dollars ou vous deviendrez automatiquement plus riche. Or, mis à part quelques Bill Gates et autres Warren Buffet, la plupart des milliardaires ne sont pas philanthropes. Qui a dit « “Tout pour nous-mêmes et rien pour les autres” semble avoir été à toutes les époques du monde la vile maxime des maîtres de l’humanité 4 » ?
Soyons reconnaissants, nous autres Européens, de n’être pas nés dans l’hémisphère Sud où nous aurions eu neuf chances sur dix de nous trouver sous la férule de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international avec leurs politiques d’austérité draconiennes qui ont tant appauvri des centaines de millions de personnes. Grâce à ces institutions internationales publiques, l’Afrique subsaharienne continue à verser toutes les minutes 25 000 dollars en service de sa dette.

Des changements quand même

Face à tant d’injustices et d’inégalités, c’est un miracle que le contre-pouvoir du mouvement social arrive parfois à imposer quelques changements. Il faut très longtemps pour mettre nos revendications à l’ordre du jour, mais nous y parvenons petit à petit. Pour le changement climatique, il a fallu vingt ans ; pour la dette du Sud, à peine moins ; mais pour la nécessité de la taxation internationale, à peine sept ou huit. Alors qu’en France, le pouvoir, y compris socialiste, ne cessait de dire à Attac que la taxation des transactions financières internationales était techniquement et politiquement impossible, 110 pays ont à présent accepté le principe grâce à l’initiative des présidents Chirac et Lula da Silva. Quelque quatorze pays appliquent depuis deux ans une taxe sur les billets d’avion. Ce n’est pas ce que nous avions demandé, et les revenus sont bien moindres que ceux que l’on pourrait tirer d’une taxe de 1 pour 1 000 sur les échanges de monnaies, mais cette taxe a le mérite de prouver que la taxation internationale est possible et ne pose aucun problème technique.
L’Organisation mondiale du commerce est une autre instance internationale que les citoyens ont cherché à influencer, mais sur laquelle ils n’ont aucune prise. Néanmoins, une grande campagne française et européenne a permis à quelque 1 500 collectivités locales, dont plus de 800 en France, d’alerter l’opinion sur les « Zones hors Accord général sur le commerce des services [AGCS] » qui menacent les services publics, l’éducation, la santé, les services sociaux… Déclarations symboliques, certes, que celles de ces collectivités, mais qui ont permis d’informer les élus et les citoyens sur les dangers de cet accord qui permettrait de transformer toutes les activités humaines en marchandises.
Une autre campagne internationale en cours contre les Accords de partenariat économique [APE] que la Commission européenne voudrait imposer aux pays pauvres, notamment africains, a déjà réussi à renforcer la résistance de pays comme le Sénégal ou l’Afrique du Sud. Soyons francs : la bataille pour une véritable démocratie nationale, européenne et internationale ne fait que commencer, la lutte sera longue et les résistances féroces. Sans démocratie, sans la possibilité d’inscrire la volonté des citoyens et la justice dans la loi, le contrepouvoir sera toujours fragile et vulnérable. Le travail du militant pour la justice ressemble souvent à celui de Sisyphe, et sa vie à un éternel recommencement.

  1. « Mondialisation » tout court ne signifie pas grand-chose. Selon certaines définitions, l’économie mondiale est moins intégrée aujourd’hui qu’avant la Première Guerre mondiale sous l’Empire britannique. « Néolibéral » est un adjectif commode pour désigner un capitalisme international caractérisé par l’emprise du capital financier sur la production et sa capacité à échapper à la fiscalité et à la régulation.
  2. Bruno Waterfield, « EU Polls Would Be Lost, Says Nicolas Sarkozy », Daily Telegraph, London, 15 novembre 2007 [ma traduction].
  3. Site Merrill Lynch: « Merrill Lynch and Capgemini Release, 11th Annual World Wealth Report », New York, 27 juin 2007; Forbes Magazine, liste annuelle des milliardaires dans le monde, 20 septembre 2007.
  4. Ce n’est ni Karl Marx ni Machiavel, mais Adam Smith, père fondateur de la théorie capitaliste. La richesse des nations, Livre III, chapitre 4.
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