est politologue et écrivain. Présidente du Transnational Institute, elle a été pendant six ans vice-présidente d'Attac-France.
Les limites du pouvoir des contre-pouvoirs
Effet pervers de la mondialisation néolibérale 1 , un grand nombre de décisions
remontent à des niveaux politiques où l’influence des citoyens est faible
ou nulle ; dès que l’on dépasse les frontières nationales, la machine politique
se grippe et la démocratie devient inopérante. Un second effet pervers
est le contrôle accru qu’exercent les marchés financiers et les entreprises
transnationales, non seulement sur l’économie, mais également
sur la politique et sur le destin de chaque individu.
Jamais auparavant le citoyen ordinaire n’avait été autant assujetti à des forces aussi éloignées
en apparence de son existence quotidienne.
Ces deux effets pervers rendent la tâche de
ceux qui voudraient exercer un contre-pouvoir à
la fois plus nécessaire et plus difficile que jamais.
J’entends ici par « contre-pouvoir » uniquement
celui auquel aspire le mouvement social, national
ou international, qui cherche à promouvoir plus
de justice et de solidarité à tous les échelons – national, européen, mondial, voire planétaire et
biosphérique. Sa tâche est plus nécessaire parce
que l’opulence des uns et la détresse des autres
n’ont jamais été aussi marquées ; plus difficile,
parce que tout semble organisé pour satisfaire
les exigences des élites.
Utiliser la démocratie au niveau national
Le contre-pouvoir doit donc se saisir des outils
encore à sa disposition, notamment de la
démocratie au niveau national. Hélas, quand la
démocratie permet de contrecarrer les désirs
des élites, celles-ci s’arrangent pour passer
outre. Écoutons Nicolas Sarkozy, qui avouait
devant des parlementaires européens dans une
réunion privée à Strasbourg, le 14 novembre
dernier : « La France a simplement devancé les
autres pays en votant non [au référendum constitutionnel
en 2005]. Cela arriverait dans les autres États membres s’ils avaient un référendum ; il y a
clivage entre les peuples et les gouvernements.
Un référendum aujourd’hui mettrait l’Europe en
péril. Il n’y aurait pas de traité si nous avions un
référendum en France 2. »
Comme le traité incorpore la quasi-totalité de
la défunte Constitution avec seulement des « changements cosmétiques » [dixit Valéry
Giscard d’Estaing], comme on a décidé qu’il
doit passer, on annulera purement et simplement
le vote des Français du 29 mai 2005. Si
Hugo Chavez avait refusé de reconnaître les
résultats du référendum du 2 décembre 2007
au Venezuela [qu’il a perdu non pas par 54,7 à
45,3 %, mais par 50,7 à 49,3 %], on imagine les cris
d’orfraie des élites françaises et européennes !
Celles-ci s’accommodent toutefois fort bien de
ce déni chez elles.
Les citoyens ont donc déjà du mal à exercer
un contre-pouvoir dans la sphère publique,
mais quand les décisions sont prises par des
instances privées, ils peuvent prier ou protester,
solliciter ou supplier, défier ou défiler, personne
n’est obligé à les écouter. Combien de salariés
ont été remerciés sans qu’il y ait eu la moindre
faute de leur part ? Même si les délocalisations
ne sont pas responsables de la majeure partie
du chômage, leur multiplication contribue à la désindustrialisation et à la démoralisation de
tous les pays jouissant d’un niveau de vie élevé.
Les phénomènes de précarité et les difficultés
des jeunes et des seniors à s’insérer dans la
vie active sont trop connus pour que l’on s’y
étende.
Influencer Bruxelles ?
Si leurs gouvernements sont impuissants à les
protéger des prédations privées, les citoyens
sauraient-ils trouver une forme de contre-pouvoir
dans l’Europe ? Puisque au moins 80 %
de la législation d’un pays comme la France émanent de Bruxelles et résultent de la transposition
des directives européennes, influencer
ces décisions serait un immense pas en avant.
Le Parlement européen est élu, soit, mais il ne
peut proposer des lois ; seule la Commission,
non élue, est habilitée à le faire. Le Parlement
codécide dans certains domaines, mais il est
exclu de champs aussi importants que la politique étrangère, de sécurité et de défense, le
commerce extérieur, le marché intérieur et la
plupart des aspects des politiques agricoles
ou sociales. La Banque centrale européenne
s’occupe de la politique monétaire ; elle ne
répond devant aucune instance politique et a
pour unique mandat le contrôle de l’inflation,
sans avoir à se préoccuper ni de la croissance
ni de l’emploi.
Pour harmoniser les politiques fiscales et sociales
européennes, il faut l’unanimité de tous les États membres ; autrement dit, la fiscalité et les
services sociaux ne sauraient être harmonisés
que vers le bas. De toute manière, le budget
européen est fixé à 1,24 % du PNB, chiffre grotesque
si l’on considère que le gouvernement
fédéral des États-Unis, qui n’est pas réputé pour
sa générosité en matière sociale, consacre plus
de 11 % du PNB aux services sociaux. Le citoyen
européen en quête de contre-pouvoir ne trouvera
aucun secours auprès d’une Europe qui
manque autant de moyens que de démocratie.
Le privé impuissant
Quant à la sphère privée, les salariés des pays
d’Europe de l’Ouest doivent concurrencer à la
fois ceux de l’Europe centrale et ceux des pays à très bas salaires. Aucun gain de productivité
– le travailleur européen est déjà le plus
productif du monde – ne peut compenser des écarts de rémunération allant de 1 à 10 ou de
1 à 30. Aucun contre-pouvoir n’est capable de
renverser cette logique.
Pas plus que les salariés, il ne faut mettre en
cause les chefs d’entreprises nationales. Ils ne
peuvent rien contre les forces du turbocapitalisme
mondialisé. Le nombre de fonds d’investissement
privés ou « souverains » s’est décuplé ;
l’estimation la plus modeste des capitaux
dont ils disposent est de 10 billions de dollars
[$10.000.000.000.000]. Ces fonds ne retiennent
que les investissements les plus rentables, quitte à démembrer des entreprises. Les « zinzins »,
ou investisseurs institutionnels, et les personnes
privées ultrafortunées admises à participer à
ces fonds exigent des rendements bien au-delà
de 10, 15, voire 20 %. Qui est en mesure de dire
que c’est insoutenable ?
Quant aux perspectives du contre-pouvoir au
niveau international, la concentration de richesses
et les inégalités dans le monde n’ont jamais été aussi élevées. D’après la firme d’investissement
Merrill Lynch, il y a 9,5 millions de personnes
dans le monde – environ une sur 700 –
dont la richesse collective [immobilier exclu]
se monte à 37,2 billions de dollars, soit trois
fois le PNB des États-Unis ou celui de l’Europe.
Merrill Lynch affirme que celles qu’il nomme les « Personnes à Haute Valeur Nette » posséderont
bien plus de 50 billions de dollars dès 2011, vu
que leur nombre et leurs actifs augmentent
substantiellement chaque année. Le magazine
Forbes raffine ces chiffres : il compte dans le
monde 946 bienheureux milliardaires dont les
fortunes totalisent 3, 5 billions de dollars 3.
Pas de taxation des capitaux
Tous ces zéros tendent à rappeler aussi le pouvoir
zéro qu’ont les instances politiques pour
taxer ces magnifiques fortunes. L’un des avantages
de la richesse, c’est de pouvoir employer
des avocats et des conseillers en paradis fiscaux
hors pair. Notons au passage que les Nations
unies estiment qu’une misérable somme de
200 milliards de dollars par an pendant dix ans
suffirait pour abolir la pauvreté extrême dans
le monde entier. Forbes nous apprend aussi
que la richesse de ces milliardaires s’accroît au rythme de 12 % par an – soit plus de deux fois
ce que réclament les Nations unies pour mettre
fin aux souffrances les plus criantes.
Même si vous n’avez qu’un milliard de dollars,
même si vous êtes assez bête pour l’investir
au taux ridicule de 5 % par an, vous devrez
consommer tous les jours 137 000 dollars ou
vous deviendrez automatiquement plus riche.
Or, mis à part quelques Bill Gates et autres
Warren Buffet, la plupart des milliardaires ne
sont pas philanthropes. Qui a dit « “Tout pour
nous-mêmes et rien pour les autres” semble
avoir été à toutes les époques du monde la vile
maxime des maîtres de l’humanité 4 » ?
Soyons reconnaissants, nous autres Européens,
de n’être pas nés dans l’hémisphère Sud où
nous aurions eu neuf chances sur dix de nous
trouver sous la férule de la Banque mondiale
et du Fonds monétaire international avec leurs
politiques d’austérité draconiennes qui ont tant
appauvri des centaines de millions de personnes.
Grâce à ces institutions internationales
publiques, l’Afrique subsaharienne continue à
verser toutes les minutes 25 000 dollars en service
de sa dette.
Des changements quand même
Face à tant d’injustices et d’inégalités, c’est un
miracle que le contre-pouvoir du mouvement
social arrive parfois à imposer quelques changements.
Il faut très longtemps pour mettre
nos revendications à l’ordre du jour, mais nous
y parvenons petit à petit. Pour le changement
climatique, il a fallu vingt ans ; pour la dette du
Sud, à peine moins ; mais pour la nécessité de
la taxation internationale, à peine sept ou huit.
Alors qu’en France, le pouvoir, y compris socialiste,
ne cessait de dire à Attac que la taxation
des transactions financières internationales était
techniquement et politiquement impossible,
110 pays ont à présent accepté le principe
grâce à l’initiative des présidents Chirac et Lula
da Silva. Quelque quatorze pays appliquent
depuis deux ans une taxe sur les billets d’avion.
Ce n’est pas ce que nous avions demandé, et
les revenus sont bien moindres que ceux que
l’on pourrait tirer d’une taxe de 1 pour 1 000 sur
les échanges de monnaies, mais cette taxe a
le mérite de prouver que la taxation internationale
est possible et ne pose aucun problème
technique.
L’Organisation mondiale du commerce est une
autre instance internationale que les citoyens
ont cherché à influencer, mais sur laquelle ils
n’ont aucune prise. Néanmoins, une grande
campagne française et européenne a permis à quelque 1 500 collectivités locales, dont plus
de 800 en France, d’alerter l’opinion sur les « Zones hors Accord général sur le commerce
des services [AGCS] » qui menacent les services
publics, l’éducation, la santé, les services
sociaux… Déclarations symboliques, certes,
que celles de ces collectivités, mais qui ont
permis d’informer les élus et les citoyens sur
les dangers de cet accord qui permettrait de
transformer toutes les activités humaines en
marchandises.
Une autre campagne internationale en cours
contre les Accords de partenariat économique
[APE] que la Commission européenne voudrait
imposer aux pays pauvres, notamment africains,
a déjà réussi à renforcer la résistance de
pays comme le Sénégal ou l’Afrique du Sud.
Soyons francs : la bataille pour une véritable
démocratie nationale, européenne et internationale
ne fait que commencer, la lutte sera
longue et les résistances féroces. Sans démocratie,
sans la possibilité d’inscrire la volonté
des citoyens et la justice dans la loi, le contrepouvoir
sera toujours fragile et vulnérable. Le
travail du militant pour la justice ressemble
souvent à celui de Sisyphe, et sa vie à un éternel
recommencement.
- « Mondialisation » tout court ne signifie pas grand-chose. Selon certaines définitions, l’économie mondiale
est moins intégrée aujourd’hui qu’avant la Première Guerre mondiale sous l’Empire britannique. « Néolibéral »
est un adjectif commode pour désigner un capitalisme international caractérisé par l’emprise du capital financier
sur la production et sa capacité à échapper à la fiscalité et à la régulation.
- Bruno Waterfield, « EU Polls Would Be Lost, Says Nicolas Sarkozy », Daily Telegraph, London, 15 novembre 2007
[ma traduction].
- Site Merrill Lynch: « Merrill Lynch and Capgemini Release, 11th Annual World Wealth Report », New York, 27 juin
2007; Forbes Magazine, liste annuelle des milliardaires dans le monde, 20 septembre 2007.
- Ce n’est ni Karl Marx ni Machiavel, mais Adam Smith, père fondateur de la théorie capitaliste. La richesse des
nations, Livre III, chapitre 4.
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