Michel DRANCOURT

est économiste.

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Le point de vue d’un économiste d’entreprise

Le propre de l’entreprise est de partir des besoins d’une société pour les transformer en opportunités de création de richesses destinées au plus grand nombre. Le développement durable (l’expression développement soutenable est plus explicite) fait partie des nouvelles contraintes mais peut conduire à de nouvelles perspectives d’activité. Il s’agit d’un changement majeur qui, progressivement, façonnera une société différente de l’actuelle.

Au XVIIIe siècle et au XIXe siècle les hommes – en Occident – croyaient que, grâce aux progrès des sciences et des techniques, ils maîtriseraient la nature et trouveraient le bonheur. Depuis on en est revenu. Mais est-ce une raison pour renier les réalités et les espoirs de progrès matériels et humains ?

Nous avons pris conscience des limites du développement. Nous avons désormais à le rendre durable, c’est-à-dire en nous conduisant plus comme des laboureurs soucieux du renouvellement des récoltes que comme des chasseurs nomades épuisant les territoires les uns après les autres. Tous les acteurs sont concernés, les collectivités publiques, les Etats, les organisations mondiales, mais aussi les gens, chacun d’entre nous, et bien entendu les entreprises. Elles vivent à la fois dans le présent et dans la durée. Les dérives de l’économie financière ont étouffé les exigences du moyen et du long termes. Il est temps de remettre de la durée dans les politiques, notamment celles des entreprises.

Encore faut-il préciser ce dont il est question quand on parle de la durée :

  • 40 000 générations nous séparent de la captation du feu par l’homme.
  • 80 seulement des débuts du christianisme.
  • 12 de la machine à vapeur de Watt-Boulton.

Autrement dit, la période de développement industriel ne représente même pas l’équivalent d’une minute sur une journée. Mais pendant ce très court laps de temps, la population mondiale qui avait mis deux millions d’années à atteindre un milliard de personnes a été multipliée par 6 tandis que la production mondiale était multipliée par 48.

Vers une croissance qualitative

Imaginons qu’un rythme de croissance de la production de 2 % par an se poursuive sur 40 000 nouvelles générations (rythme pourtant jugé faible par les opinions des pays développés et très insuffisant par les autres) : 2 % de croissance du produit mondial conduit à le doubler en 35 ans, le multiplier par 7,2 en 100 ans, par plus de 50 en 200 ans. Au-delà de 1 000 ans, la multiplication se compte en milliards. Certes, plus les techniques évoluent, plus la croissance deviendra qualitative. Il n’en demeure pas moins que « les arbres ne poussent pas jusqu’au ciel ». Les civilisations d’après-demain seront très différentes des civilisations actuelles.

En raison de l’explosion démographique en cours nous serons cependant tenus de « multiplier les forêts », c’est-à-dire les foyers de croissance, jusqu’au jour où la pression démographique se réduira considérablement, à moins que quelque cataclysme ne modifie les données de la vie sur terre. Le développement prendra progressivement, ou brutalement, des formes que nous sommes incapables d’imaginer vraiment.

En attendant, les hommes sont tenus de poursuivre le développement en le faisant évoluer, sauf à condamner la moitié au moins de l’humanité à la misère et à faire courir à l’autre le risque d’une «régression durable». C’est en ayant à l’esprit ces données contradictoires, et en n’oubliant pas les limites de notre pouvoir sur le temps et les choses qu’il faut parler de développement durable. Comment tenter de les surmonter ?

L’impératif « productivité »

L’issue n’est pas, comme certains le suggèrent, une remise en cause du progrès rendu possible par les avancées de la science et les innovations. Elle est au contraire de poursuivre et d’amplifier les efforts de productivité (faire plus avec moins et de mieux en mieux) grâce aux techniques et aux modes d’organisation qui permettent de les mettre en œuvre.

Le défi est considérable. Pour réduire les risques écologiques, tout en poursuivant la création de richesses pour répondre aux besoins d’une population croissante, il faudrait produire dans vingt-cinq ans deux fois plus de richesses en utilisant deux fois moins de ressources naturelles. L’enjeu est mondial. Comme l’écrit Marcel Boiteux dans la présentation des travaux de l’Académie de sciences morales et politiques sur le développement durable : « Grâce aux progrès de la science, l’homme s’est extrait des équilibres naturels qui, depuis des millénaires, régissaient les effectifs de l’espèce par la famine et la maladie. La responsabilité lui revient, en contrepartie, de remplacer dorénavant les automatismes de la nature par des comportements conscients, afin de restaurer de nouveaux équilibres compatibles avec le formidable accroissement des populations qui prolifèrent aujourd’hui sur notre petite planète. »

De formidables marchés

Les entreprises ont une responsabilité et un rôle majeur dans la mise en œuvre de ce programme. Elles ont intérêt à s’y atteler pour éviter de se voir imposer par un nouveau dirigisme des règlements difficiles à supporter. En revanche, elles doivent militer pour l’internationalisation des normes. Elles ont également à rappeler que, s’il faut être attentif aux conséquences de ses actes, une mauvaise interprétation du principe de précaution conduirait à la paralysie du progrès.

Sur le terrain économique qui est leur domaine d’élection elles sont en face d’énormes marchés. Il suffit d’évoquer quelques exemples.

  • L’énergie : non seulement on s’oriente, à terme, vers une multiplication des sources pour limiter les inconvénients des combustibles fossiles, mais encore pour améliorer les rendements. Autant de perspectives d’activité. On n’échappera pas cependant à la construction de nouvelles centrales (autant en 50 ans qu’au XXe siècle) que l’on rendra plus « propres ».
  • L’eau : plus d’un milliard d’êtres humains n’ont pas accès à un approvisionnement régulier en eau potable et les maladies hydriques tuent chaque année quatre fois plus de personnes que les conflits. C’est dire l’importance des équipements à entreprendre, sans compter l’amélioration de ceux qui sont en place (une partie de l’eau potable, ressource rare, fuit par les tuyaux percés, et trop d’eau est gaspillée par l’agriculture).
  • L’urbanisme : en 2000, 2,8 milliards de personnes (sur 6) vivent dans de très grandes villes. Elles seront 3,9 milliards en 2015, dont beaucoup dans des mégacités de 10 millions d’habitants et plus. On sait tout ce que cela représente en matière d’hygiène, d’eau, de transports, de travail, de sécurité, de bruit, de traitement des déchets et, bien sûr, de logement. Si, en plus, on s’efforce de construire des bâtiments protégeant mieux du froid et de la chaleur, on mesure le champ des marchés possibles.
    Encore faut-il que les marchés soient rentables. On débouche là sur un aspect insuffisamment étudié du développement durable : celui de la prospective de l’épargne, du capital, du crédit, des prix relatifs.

De nouvelles disciplines économiques

La comptabilité des entreprises comme celle des Etats doit intégrer les coûts réels de la lutte pour le développement soutenable. Une partie des activités peut conduire à une rentabilité rapide, notamment celles qui favorisent les économies d’énergie ou de matériaux, ou l’amélioration des engrais (sans engrais, la France ne pourrait pas nourrir plus de 26 millions de personnes). En revanche, bien des investissements nécessaires ne pourront être amortis et rentabilisés qu’après des années (20 à 30 ans souvent). En sens inverse, on constate que dans les pays en développement, et même parfois les nôtres, un usage avisé du micro-crédit, facilitant la productivité des travaux simples, engendre d’excellents résultats.

Au fur et à mesure que les richesses continueront d’être produites, il conviendra d’en affecter une part à la modernisation de la production et de la consommation. Cela ne se décrètera pas, encore que des normes et des obligations légales ou des facilités fiscales puissent orienter les choix de dépense (par exemple : fortes taxes sur les 4x4 gourmands en carburant qui encombrent inutilement les grandes villes). Les prix joueront évidemment un rôle décisif. On a pris, difficilement, l’habitude de payer l’eau, considérée comme venant du ciel. On paie sans le savoir la purification du ciel. On paiera la régénération des sols et, de plus en plus, l’élimination des déchets ou leur récupération. « On », c’est-à-dire l’ensemble des consommateurs. Le slogan «pollueur-payeur» est trompeur dans la mesure où les coûts liés à la production sont, en définitive, répercutés dans le produit final.

Mais à la société de consommation très quantitative est en train de succéder, dans nos pays, une société plus qualitative. Les gains réalisés dans « l’immatériel » permettront de payer en partie les coûts du « matériel ». Cependant des milliards d’hommes aspirent à entrer dans la société de consommation en Chine, en Inde ou ailleurs. C’est dire qu’on n’a pas fini de parler de développement durable, ni surtout d’en mesurer ses impacts sur le fonctionnement des économies et des entreprises.

De nouvelles approches

Le souci du développement durable conduit à prendre en compte des actifs naturels (et sociétaux) qui n’étaient pas mesurés puisque ne faisant pas l’objet de transaction sur le marché. Différentes techniques permettent cependant de construire des indicateurs de valeur équivalant à leur prix. On cherche à savoir par l’observation des comportements ou en interrogeant les gens, ce qu’ils sont prêts à payer pour éviter la dégradation de l’environnement ou obtenir une certaine qualité de l’air, du paysage, de l’habitat.

Cette manière de faire est-elle pertinente ? A la suite de la marée noire créée par l’accident de l’Exxon Valdes en Alaska, l’administration américaine a demandé à un groupe d’experts présidé par les économistes Arrow et Solow de vérifier le bien-fondé de ce type d’évaluation des dommages. La réponse a été positive sous condition de préciser la méthode. Cet effort d’appréciation de la valeur que la société attribue aux actifs naturels, y compris la santé humaine, se poursuit et ouvre la voie à une comptabilité nationale ou mondiale élargie (qu’on appelle parfois comptabilité verte), celle-là même que souhaitent les promoteurs du « développement humain ». Cette recherche se traduit dès à présent par un ensemble de mesures, notamment sous forme de taxes pour corriger les pollutions, de normes pour les éviter ou les réduire et plus récemment de permis négociables de « droits à émettre », des firmes pouvant négocier ces droits avec d’autres qui polluent moins qu’elles, dès lors que le total ne dépasse pas les quantités globalement autorisées. Ce système a notamment été adopté par l’administration américaine pour réduire, à partir de 1995, de 40 % les rejets de dioxyde de soufre. Il n’exclut ni les normes ni, si nécessaire, les taxes, ni surtout la recherche de productivité. Il ne règle pas tous les problèmes, tant s’en faut, mais illustre la possibilité de mettre les techniques économiques au service de l’environnement.

La recherche économique ne concerne pas seulement les questions de pollution. Elle s’intéresse aussi aux allocations des ressources naturelles dans le temps.

Le choix des outils correcteurs du risque engendré par l’effet de serre, par exemple, doit évidemment se faire au niveau international. Tous les pays n’en ont pas la même approche. Les Etats-Unis misent sur les normes et les efforts volontaires, plus ou moins encouragés par des systèmes comme celui des « droits d’émission ». La Communauté européenne a une préférence pour les taxes. De grands pays en développement demandent d’avoir atteint un certain niveau de vie pour accepter ces disciplines, ce qui risque de créer des distorsions graves de concurrence. Mais finalement, à plus ou moins long terme, ce sera toujours au consommateur de supporter les coûts. C’est là que se joue la partie qui relève plus du politique que de l’économie. L’économie n’intègre vraiment les exigences de l’environnement qu’au fur et à mesure qu’une majorité de personnes prend conscience de la réalité des enjeux.

Bibliographie

  • Arcadie, essai sur le mieux-être, Bertrand de Jouvenel, Gallimard, 2002.
  • Le nouvel ordre écologique, Luc Ferry, Grasset, 1992.
  • Parer aux risques de demain, Dominique Bourg et Jean-Louis Schlegel, Le Seuil, 2001.
  • L’histoire de l’environnement, Robert Delors, PUF, 2001.
  • L’environnement au XXe siècle, Jacques Teys, in Futuribles, février-mars 2000.
  • Economie de l’environnement, Anne Vallée, Le Seuil Point, 2002.
  • L’entreprise verte, Elisabeth Laville, Village Mondial, 2002.
  • La comptabilité verte, Bernard Christophe, De Boeck Université, Belin, 1995.
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