Le point de vue d’un économiste d’entreprise
Le propre de l’entreprise est de partir des besoins d’une société pour les transformer en opportunités de création de richesses destinées au plus grand nombre. Le développement durable (l’expression développement soutenable est plus explicite) fait partie des nouvelles contraintes mais peut conduire à de nouvelles perspectives d’activité. Il s’agit d’un changement majeur qui, progressivement, façonnera une société différente de l’actuelle.
Au XVIIIe siècle et au
XIXe siècle les hommes – en Occident – croyaient que,
grâce aux progrès des sciences et des techniques, ils maîtriseraient
la nature et trouveraient le bonheur. Depuis on en est revenu. Mais est-ce
une raison pour renier les réalités et les espoirs de progrès
matériels et humains ?
Nous avons pris conscience des
limites du développement. Nous avons désormais à
le rendre durable, c’est-à-dire en nous conduisant plus comme
des laboureurs soucieux du renouvellement des récoltes que comme
des chasseurs nomades épuisant les territoires les uns après
les autres. Tous les acteurs sont concernés, les collectivités
publiques, les Etats, les organisations mondiales, mais aussi les gens,
chacun d’entre nous, et bien entendu les entreprises. Elles vivent
à la fois dans le présent et dans la durée. Les dérives
de l’économie financière ont étouffé
les exigences du moyen et du long termes. Il est temps de remettre de
la durée dans les politiques, notamment celles des entreprises.
Encore faut-il préciser
ce dont il est question quand on parle de la durée :
- 40 000 générations nous séparent de la captation
du feu par l’homme.
- 80 seulement
des débuts du christianisme.
- 12 de la
machine à vapeur de Watt-Boulton.
Autrement dit, la période
de développement industriel ne représente même pas
l’équivalent d’une minute sur une journée. Mais
pendant ce très court laps de temps, la population mondiale qui
avait mis deux millions d’années à atteindre un milliard
de personnes a été multipliée par 6 tandis que la
production mondiale était multipliée par 48.
Vers une croissance qualitative
Imaginons qu’un rythme de
croissance de la production de 2 % par an se poursuive sur 40 000 nouvelles
générations (rythme pourtant jugé faible par les
opinions des pays développés et très insuffisant
par les autres) : 2 % de croissance du produit mondial conduit à
le doubler en 35 ans, le multiplier par 7,2 en 100 ans, par plus de 50
en 200 ans. Au-delà de 1 000 ans, la multiplication se compte en
milliards. Certes, plus les techniques évoluent, plus la croissance
deviendra qualitative. Il n’en demeure pas moins que « les
arbres ne poussent pas jusqu’au ciel ». Les civilisations d’après-demain
seront très différentes des civilisations actuelles.
En raison de l’explosion
démographique en cours nous serons cependant tenus de « multiplier
les forêts », c’est-à-dire les foyers de croissance,
jusqu’au jour où la pression démographique se réduira
considérablement, à moins que quelque cataclysme ne modifie
les données de la vie sur terre. Le développement prendra
progressivement, ou brutalement, des formes que nous sommes incapables
d’imaginer vraiment.
En attendant, les hommes sont
tenus de poursuivre le développement en le faisant évoluer,
sauf à condamner la moitié au moins de l’humanité
à la misère et à faire courir à l’autre
le risque d’une «régression durable». C’est
en ayant à l’esprit ces données contradictoires, et
en n’oubliant pas les limites de notre pouvoir sur le temps et les
choses qu’il faut parler de développement durable. Comment
tenter de les surmonter ?
L’impératif « productivité
»
L’issue n’est pas, comme
certains le suggèrent, une remise en cause du progrès rendu
possible par les avancées de la science et les innovations. Elle
est au contraire de poursuivre et d’amplifier les efforts de productivité
(faire plus avec moins et de mieux en mieux) grâce aux techniques
et aux modes d’organisation qui permettent de les mettre en œuvre.
Le défi est considérable.
Pour réduire les risques écologiques, tout en poursuivant
la création de richesses pour répondre aux besoins d’une
population croissante, il faudrait produire dans vingt-cinq ans deux fois
plus de richesses en utilisant deux fois moins de ressources naturelles.
L’enjeu est mondial. Comme l’écrit Marcel Boiteux dans
la présentation des travaux de l’Académie de sciences
morales et politiques sur le développement durable : «
Grâce aux progrès de la science, l’homme s’est
extrait des équilibres naturels qui, depuis des millénaires,
régissaient les effectifs de l’espèce par la famine
et la maladie. La responsabilité lui revient, en contrepartie,
de remplacer dorénavant les automatismes de la nature par des comportements
conscients, afin de restaurer de nouveaux équilibres compatibles
avec le formidable accroissement des populations qui prolifèrent
aujourd’hui sur notre petite planète. »
De formidables marchés
Les entreprises ont une responsabilité
et un rôle majeur dans la mise en œuvre de ce programme. Elles
ont intérêt à s’y atteler pour éviter
de se voir imposer par un nouveau dirigisme des règlements difficiles
à supporter. En revanche, elles doivent militer pour l’internationalisation
des normes. Elles ont également à rappeler que, s’il
faut être attentif aux conséquences de ses actes, une mauvaise
interprétation du principe de précaution conduirait à
la paralysie du progrès.
Sur le terrain économique
qui est leur domaine d’élection elles sont en face d’énormes
marchés. Il suffit d’évoquer quelques exemples.
- L’énergie : non seulement on s’oriente, à
terme, vers une multiplication des sources pour limiter les inconvénients
des combustibles fossiles, mais encore pour améliorer les rendements.
Autant de perspectives d’activité. On n’échappera
pas cependant à la construction de nouvelles centrales (autant
en 50 ans qu’au XXe siècle) que l’on rendra plus «
propres ».
- L’eau : plus d’un milliard d’êtres humains
n’ont pas accès à un approvisionnement régulier
en eau potable et les maladies hydriques tuent chaque année quatre
fois plus de personnes que les conflits. C’est dire l’importance
des équipements à entreprendre, sans compter l’amélioration
de ceux qui sont en place (une partie de l’eau potable, ressource
rare, fuit par les tuyaux percés, et trop d’eau est gaspillée
par l’agriculture).
- L’urbanisme : en 2000, 2,8 milliards de personnes (sur 6)
vivent dans de très grandes villes. Elles seront 3,9 milliards
en 2015, dont beaucoup dans des mégacités de 10 millions
d’habitants et plus. On sait tout ce que cela représente en
matière d’hygiène, d’eau, de transports, de travail,
de sécurité, de bruit, de traitement des déchets
et, bien sûr, de logement. Si, en plus, on s’efforce de construire
des bâtiments protégeant mieux du froid et de la chaleur,
on mesure le champ des marchés possibles.
Encore faut-il que les marchés soient rentables. On débouche
là sur un aspect insuffisamment étudié du développement
durable : celui de la prospective de l’épargne, du capital,
du crédit, des prix relatifs.
De nouvelles disciplines économiques
La comptabilité des entreprises comme celle
des Etats doit intégrer les coûts réels de la lutte
pour le développement soutenable. Une partie des activités
peut conduire à une rentabilité rapide, notamment celles
qui favorisent les économies d’énergie ou de matériaux,
ou l’amélioration des engrais (sans engrais, la France ne
pourrait pas nourrir plus de 26 millions de personnes). En revanche, bien
des investissements nécessaires ne pourront être amortis
et rentabilisés qu’après des années (20 à
30 ans souvent). En sens inverse, on constate que dans les pays en développement,
et même parfois les nôtres, un usage avisé du micro-crédit,
facilitant la productivité des travaux simples, engendre d’excellents
résultats.
Au fur et à mesure que les richesses continueront
d’être produites, il conviendra d’en affecter une part
à la modernisation de la production et de la consommation. Cela
ne se décrètera pas, encore que des normes et des obligations
légales ou des facilités fiscales puissent orienter les
choix de dépense (par exemple : fortes taxes sur les 4x4 gourmands
en carburant qui encombrent inutilement les grandes villes). Les prix
joueront évidemment un rôle décisif. On a pris, difficilement,
l’habitude de payer l’eau, considérée comme venant
du ciel. On paie sans le savoir la purification du ciel. On paiera la
régénération des sols et, de plus en plus, l’élimination
des déchets ou leur récupération. « On », c’est-à-dire
l’ensemble des consommateurs. Le slogan «pollueur-payeur»
est trompeur dans la mesure où les coûts liés à
la production sont, en définitive, répercutés dans
le produit final.
Mais à la société de consommation
très quantitative est en train de succéder, dans nos pays,
une société plus qualitative. Les gains réalisés
dans « l’immatériel » permettront de payer en
partie les coûts du « matériel ». Cependant des
milliards d’hommes aspirent à entrer dans la société
de consommation en Chine, en Inde ou ailleurs. C’est dire qu’on
n’a pas fini de parler de développement durable, ni surtout
d’en mesurer ses impacts sur le fonctionnement des économies
et des entreprises.
De nouvelles approches
Le souci du développement durable conduit
à prendre en compte des actifs naturels (et sociétaux) qui
n’étaient pas mesurés puisque ne faisant pas l’objet
de transaction sur le marché. Différentes techniques permettent
cependant de construire des indicateurs de valeur équivalant à
leur prix. On cherche à savoir par l’observation des comportements
ou en interrogeant les gens, ce qu’ils sont prêts à
payer pour éviter la dégradation de l’environnement
ou obtenir une certaine qualité de l’air, du paysage, de l’habitat.
Cette manière de faire est-elle pertinente ?
A la suite de la marée noire créée par l’accident
de l’Exxon Valdes en Alaska, l’administration américaine
a demandé à un groupe d’experts présidé
par les économistes Arrow et Solow de vérifier le bien-fondé
de ce type d’évaluation des dommages. La réponse a
été positive sous condition de préciser la méthode.
Cet effort d’appréciation de la valeur que la société
attribue aux actifs naturels, y compris la santé humaine, se poursuit
et ouvre la voie à une comptabilité nationale ou mondiale
élargie (qu’on appelle parfois comptabilité verte),
celle-là même que souhaitent les promoteurs du « développement
humain ». Cette recherche se traduit dès à présent
par un ensemble de mesures, notamment sous forme de taxes pour corriger
les pollutions, de normes pour les éviter ou les réduire
et plus récemment de permis négociables de « droits
à émettre », des firmes pouvant négocier ces
droits avec d’autres qui polluent moins qu’elles, dès
lors que le total ne dépasse pas les quantités globalement
autorisées. Ce système a notamment été adopté
par l’administration américaine pour réduire, à
partir de 1995, de 40 % les rejets de dioxyde de soufre. Il n’exclut
ni les normes ni, si nécessaire, les taxes, ni surtout la recherche
de productivité. Il ne règle pas tous les problèmes,
tant s’en faut, mais illustre la possibilité de mettre les
techniques économiques au service de l’environnement.
La recherche économique ne concerne pas
seulement les questions de pollution. Elle s’intéresse aussi
aux allocations des ressources naturelles dans le temps.
Le choix des outils correcteurs du risque engendré
par l’effet de serre, par exemple, doit évidemment se faire
au niveau international. Tous les pays n’en ont pas la même
approche. Les Etats-Unis misent sur les normes et les efforts volontaires,
plus ou moins encouragés par des systèmes comme celui des
« droits d’émission ». La Communauté européenne
a une préférence pour les taxes. De grands pays en développement
demandent d’avoir atteint un certain niveau de vie pour accepter
ces disciplines, ce qui risque de créer des distorsions graves
de concurrence. Mais finalement, à plus ou moins long terme, ce
sera toujours au consommateur de supporter les coûts. C’est
là que se joue la partie qui relève plus du politique que
de l’économie. L’économie n’intègre
vraiment les exigences de l’environnement qu’au fur et à
mesure qu’une majorité de personnes prend conscience de la
réalité des enjeux.
Bibliographie
- Arcadie, essai sur le mieux-être, Bertrand de Jouvenel, Gallimard, 2002.
- Le nouvel ordre écologique, Luc Ferry, Grasset, 1992.
- Parer aux risques de demain, Dominique Bourg et Jean-Louis Schlegel, Le Seuil, 2001.
- L’histoire de l’environnement, Robert Delors, PUF, 2001.
- L’environnement au XXe siècle, Jacques Teys, in Futuribles, février-mars 2000.
- Economie de l’environnement, Anne Vallée, Le Seuil Point, 2002.
- L’entreprise verte, Elisabeth Laville, Village Mondial, 2002.
- La comptabilité verte, Bernard Christophe, De Boeck Université, Belin, 1995.
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