Dom Hugues MINGUET

est moine bénédictin. Il a fondé l’unité de recherche et l’Institut Science et Croissance et le centre Entreprises de Ganagobie. Il est responsable des séminaires « Ethique et performance » du MBA d’HEC et expert APM (Association pour le progrès du management).

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Anthropologie, éthique et développement durable

Le mot « développement durable » risque de nous entraîner d’emblée sur une équivoque et un clivage important entre la perception nord- américaine de la mondialisation et une vision « à la française ». Les Américains parlent de « sustainable profitable growth », c’est-à-dire d’un développement profitable et durable ou durable et profitable, tandis que nous oublions le mot profitable. Parlons-nous alors de développement humain physique, psychologique, intellectuel, spirituel, social ou évoquons- nous le développement économique ? A première vue, ces options représentent des visions du monde très différentes et les approches peuvent paraître exclusives. Nous percevons d’emblée que la question du développement durable ne peut faire l’économie d’une véritable réflexion anthropologique. Pour définir le développement durable, il nous faut savoir si nous voulons servir l’homme.

Notre vision de l’homme est marquée par l’apport reçu de la philosophie grecque. Quelle en est, très schématiquement, la vision de l’homme ? Trois apports semblent majeurs

  • La philosophie grecque a mis en valeur la cité, l’organisation sociale, le politique. Nous sommes conscients que la réponse au développement durable ne peut se faire sans le jeu du politique, tant l’enjeu du vivre ensemble et du bien commun est posé.
  • Le monde grec a dégagé une vision complexe de l’homme. La philosophie grecque décrit des zones de l’être que sont le soma (le corps), le psyche (la dimension psycho-affective de l’homme), le noûs (l’intellect), le pneuma (la dimension spirituelle de la personne). Dans ce sens, le développement durable devra dans un contexte occidental s’intéresser au développement de toutes ces richesses et de tous ces biens. La responsabilité s’exerce sur tous ces domaines d’impact possible de notre activité. Quelles sont les conséquences de mon action sur la culture, la santé, les rythmes de vie, la vie sociale, etc. ?
  • Le troisième apport est la perception d’une vie traversée par le sens. Aristote particulièrement organise sa réflexion autour du telos (la finalité, l’orientation, la direction). Dans la perspective des auteurs anciens, l’homme est orienté fondamentalement vers le Bien. Platon avec le Beau, le Vrai et le Juste en fait un transcendantal, une valeur qui oriente et finalise la vie. Aristote montrera que tout notre être est finalisé et orienté vers la recherche du Bien. Le développement durable nous pose la question du pourquoi, du pour quoi et du pour qui de notre activité.

Socrate a utilisé la maïeutique comme instrument privilégié de la recherche de la vérité. C’est à travers le jeu du dialogue, des questions et des réponses, que les interlocuteurs s’approchent d’une vérité qui les dépasse toujours parce qu’elle est toujours à chercher. L’apport des Grecs, mais aussi la réalité du terrain montrent que seule la voie du dialogue le plus large permet d’approcher la question du développement durable. Dialogues entres les Etats, entre les pays développés et ceux en voie de développement ou pays émergents ; dialogues sociaux, dialogues au sein de l’entreprise, dialogues entre les différentes compétences de l’entreprise. Les enjeux du comptable ne sont pas ceux de l’actionnaire, ni ceux de l’ingénieur, du vendeur ou du manoeuvre. Le développement durable ne peut être recherché sans une participation et une responsabilisation de tous.

Les racines judéo-chrétiennes

La Bible décrit de manière intéressante la place de l’homme dans l’univers. L’Homme (homme et femme) y est situé existentiellement comme « appelé ».

Lorsque Dieu crée l’homme, son premier acte est d’insuffler en l’homme une haleine de vie. L’image est forte. L’homme reçoit le souffle de Dieu, sa vie même, son Esprit. En ce sens, le développement durable est la perception du bien de la vie reçu et à transmettre.

Dans la Bible, sans cesse Dieu sera représenté comme le défenseur de la vie envers et contre tout.

Le livre du Deutéronome place dans la bouche de Dieu cette parole : « Vois, je place devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur, choisis la vie ! » La tradition biblique montre ainsi que la vie est un choix autant qu’un don. Ceci est éclairant pour notre propos. Nous avons bien conscience de recevoir la vie des générations passées et de Dieu pour le croyant, mais nous pressentons que la vie est aussi un choix existentiel qui se joue dans nos décisions personnelles et collectives.

Le prophète Ezéchiel nous ouvre à la vie dans une autre dimension en décrivant la vie de Dieu comme un fleuve qui jaillit de lui-même. Cette source, cette vie, a la capacité de régénérer tout sur son passage et de créer la profusion dans les lieux les plus hostiles à la vie. (Ez. 47) Le Christ se désignera lui-même comme la vie en plénitude et la source de la vie : « Je suis venu, dira-t-il, pour que les brebis aient la vie et la vie en surabondance. » Au-delà du don reçu à transmettre, des choix de vie et pour la vie, la Bible ouvre sur une régénération du monde qui a pour essence la vie spirituelle, la communion avec Dieu.

Dans le livre de la Genèse, Dieu demande à l’homme de donner un nom à tout ce qui existe. C’est l’oeuvre de connaissance, d’intellection du monde, de la recherche. Le développement durable nous pose donc la question du statut de la recherche et aussi de l’accès à la connaissance. Recherchons-nous l’innovation à tout prix ou une recherche finalisée par le plus être et le bien être, bien être qui favorise et contribue à la richesse de la Création?

La Création est remise à l’homme ; à lui de la dominer, d’en organiser les forces. L’homme n’est pas un simple gestionnaire qui devrait s’en remettre à celui qui lui a confié la Création en l’état. Il est appelé à engager son intelligence dans la transformation du monde, à développer les talents reçus. C’est le domaine de la technique, des savoir-faire. L’oeuvre de domination, qui ne contient aucune notion de tyrannie en ce cas, correspond à une mission d’humanisation de la Terre. Nous voyons que le développement durable introduit une contestation d’un développement prédateur, blessant durablement l’environnement ou les ressources. Dans le sens de cet héritage culturel et spirituel, la réflexion s’orientera par la suite sur l’humanisation ou la déshumanisation résultant de notre activité créatrice ou transformatrice.

Une croissance qualitative

Le livre de la Genèse indique que le créateur donne une invite à la croissance : « Croissez et multipliezvous ». Cette croissance n’est pas que seulement générique « multipliez-vous » (avoir des enfants, peupler la Terre), mais aussi qualitative : croissance psychologique, intellectuelle, spirituelle, économique, sociale… Nous sommes au coeur de notre sujet.

La création de l’homme et de la femme est au coeur de la Création. Elle représente l’archétype de la dimension d’ouverture et de la capacité d’altérité de la personne. Cette vocation indique que le monde humain et l’être humain sont finalisés par l’amour et la communion. Le développement durable introduit nécessairement, du point de vue occidental, une réflexion sur la solidarité et la possibilité pour les hommes d’établir des relations stables et durables de communion dans la Paix.

L’un des enjeux majeurs est notre capacité ou non-capacité à assurer une transition, un passage entre une civilisation de consommation basée sur le primat de l’individu et une civilisation de l’Amour où la personne peut être reconnue et respectée au sein d’une communauté. Cette communauté doit favoriser à la fois le bien de chacun et le bien de tous. Ceci est une autre manière de nommer le Bien Commun.

Le travail est présenté, tant dans l’Ancien que dans le Nouveau Testaments, comme une des dimensions essentielles pour la construction de la personne. Le travail est une des vocations de l’homme avant la chute. C’est une vocation originelle et non, comme on le pense souvent, une résultante du péché. Le développement durable posera, dans le contexte de nos héritages culturels, la question de l’accès au travail ou à l’activité. Comment permettre l’accès du plus grand nombre, comment permettre à chacun de devenir par le travail entrepreneur de sa vie ? Que serait un développement durable qui se mettrait à respecter la nature, mais ne respecterait pas véritablement l’Homme ?

La vocation au repos

C’est le sens du septième jour de la Création où Dieu se repose et donne le repos à l’homme. Le repos est un des signes de la transcendance de l’homme par rapport au créé et un refus de l’idolâtrie. L’homme n’est pas enfermé dans sa production, il est ouvert sur une dimension spirituelle qui exprime le repos. Il est appelé au repos de Dieu. Dans la Bible, le sabbat est aussi le temps où Dieu bénit ce que nos mains ont contribué à créer. Le repos ne concerne pas l’unique temps de réparation des forces pour mieux travailler ensuite. Il ouvre la question de la dimension spirituelle de l’homme et du développement personnel. Il vient questionner toutes les formes d’aliénation et d’enfermement, y compris par le travail ou le tout économique. Le concept de développement durable conduit à se demander quelle place nous donnons à l’homme, un homme ressaisi dans une absolue gratuité ; l’Homme pour l’Homme.

La norme personnaliste et l’ouverture à l’altérité

Emmanuel Mounier a introduit une réflexion profonde sur le personnalisme. Cette école a magnifié la dimension de réalisation personnelle et communautaire. Elle s’oppose à un homme réduit à l’état de statistique ou de globalité. Or, si la mondialisation nous bouscule, c’est bien sous cet angle de la globalisation. Le développement durable nécessitera une réflexion sur le développement de chaque personne. Elle nous fait passer d’une culture du prêt-à-porter au sur mesure. Comment alors servir tout homme, chaque homme et tout l’homme ?

Nous appellerons pour dernier contributeur à une anthropologie du développement durable Emmanuel Lévinas. L’auteur de Totalité et Infini oriente notre réflexion sur l’altérité, la présence de l’autre et notre présence à l’autre. Il nous fait échapper, par la rencontre du visage de l’Autre, à tout système qui prétendrait pouvoir mettre l’homme en équation. Il nous fait entrer dans l’Infini de l’Ethique opposée à la Totalité que voudrait imposer un monde en voie de globalisation. Redonner la place à la personne sur le chiffre, redonner le primat à la Responsabilité envers l’autre et pour l’autre est au coeur du débat sur le développement durable. Celui-ci durable risque fort de n’être qu’un nouveau slogan politique ou de consultant, une mode managériale parmi tant d’autres qui se succèdent si nous ne prenons pas la mesure de nos responsabilités.

Une éthique opérationnelle

Il importe que la réflexion anthropologique soit incarnée pour ne pas être incantatoire ou un simple exercice intellectuel. Deux approches nous semblent complémentaires : un travail à tous les niveaux de la réalité dans l’entreprise elle-même, un maillage entre le travail interne et externe de l’entreprise.

Comme tout agir finalisé par l’éthique, le développement durable doit prendre en compte quatre niveaux de réalité :

  • L’ordre de la science, de la technique et du mesurable. Il est au coeur du développement durable. Le mesurable, le comptable, les flux financiers, la technique, la science modifient sans cesse notre environnement. Les choix financiers, techniques, scientifiques ont une influence directe sur l’avenir de notre planète, sur les équilibres micro et macro-économiques, la santé, le développement culturel, la vie familiale…

Le devoir du dirigeant est ici un travail d’anticipation et de responsabilité. Le principe de responsabilité doit être promu à tous les niveaux, mais aussi dans une relation de liens responsables (par exemple, le financier, l’actionnaire et le technicien). Nous devons nous interroger en permanence sur l’impact de nos décisions personnelles et de nos responsabilités collectives. Comment maximiser les opportunités en faveur du développement durable (respect de l’environnement, des ressources naturelles, impact de nos techniques et de nos réalisations sur la vie sociale, etc.) et minimiser les conséquences négatives de notre agir. Notre responsabilité est de servir la Vie.

  • Le juridico-politique et l’organisationnel. Le développement durable ne peut advenir sans une volonté et une intervention du politique et du législatif. Si la loi n’est pas en soi morale, elle peut orienter les comportements, poser des limites, donner des orientations et des contraintes sur ce qui est indispensable.

L’organisation a de même une importance capitale, car l’entreprise qui choisit le développement durable devra définir une vision cohérente avec ces objectifs, la déployer ensuite à tous les niveaux. L’exercice le plus délicat est ici l’alignement des pratiques et des actes, des décisions avec la vision. L’entreprise qui choisit le développement durable doit mettre en cohérence ses process, les interfaces internes et externes de l’entreprise – relations et partenariats avec les fournisseurs, relations avec la concurrence, relations avec les actionnaires, les banquiers, les clients, le marché, la cité ou les pays d’intervention.

Sans une détermination forte, le choix du développement durable ne pourra avoir que des effets à la marge et risque d’être du window dressing, c’est-à-dire de la façade.

  • La qualité des comportements. L’emploi de bonnes techniques respectueuses de l’environnement et d’une organisation cohérente ne suffit pas. Il faut y ajouter la qualité du comportement. Comportement envers les personnes, comportement envers la nature, l’environnement, les populations et, en définitive, envers la planète entière. Il s’agit ici d’entrer dans le respect – respect de soi et des autres, respect des organisations. C’est le choix d’être un bon citoyen local et mondial. Cette responsabilité n’appartient pas aux seuls dirigeants d’entreprise. Elle appartient à toute la hiérarchie comme au salariat, comme au politique. Le comportement irresponsable (abus du droit de grève, par exemple), la mauvaise gestion des fonds publics, la pression excessive de l’actionnaire soucieux de retour sur investissement au détriment de la recherche et du développement, la corruption auront nécessairement des conséquences sur le développement durable. Seule la qualité des comportements peut générer la confiance et une responsabilité collective vis-à-vis du développement. L’absence de qualité de comportement, à l’inverse, ne peut que conduire à la violence et à la politique du pire.
  • La qualité des finalités. Notre approche d’une éthique opérationnelle du développement durable doit intégrer la qualité des finalités. Ces finalités peuvent être individuelles (par exemple, notre bien-être, notre confort), institutionnelles (par exemple, la performance de notre entreprise) et altruistes, tournées vers le bien de toutes les personnes, celles que nous ne connaissons pas (par exemple, la génération future ou la personne qui vit à l’autre bout de la planète).

Le développement durable nous invite à faire gagner du terrain et du prix à ces motivations au service de la personne, alors que nous privilégions souvent nos préoccupations individuelles ou institutionnelles. Le service de la personne ou la finalité altruiste nous fait intégrer le long terme alors que nous sommes pris sans cesse à la gorge par le court terme. Les trois finalités mentionnées ont toutes leur importance. Que serait le développement durable si nos entreprises étaient exsangues ?

Le relais du politique

On devine ici le relais nécessaire mais non exclusif du politique. Le service de la personne doit être porté et soutenu par la négociation nationale et internationale pour ne pas mettre les entreprises dans des impasses au niveau de leur capacité de choix ou de leur action. Les entreprises ont cependant un rôle d’acteur majeur et doivent intégrer le développement durable dans leur culture comme elles ont pu intégrer par le passé les normes de qualité. L’exemplarité des dirigeants, des organisations, de toutes les parties prenantes est un facteur déterminant du choix du développement durable. L’éducation a aussi sa part, et nous devons reconnaître que des années d’esprit d’extrême consommation nous ont peu préparés à l’ascèse du développement durable.

Au terme de ce parcours, nous voyons que travailler au développement durable nécessite une vision clarifiée de la complexité humaine perçue comme une richesse, mais aussi un travail très concret à tous les niveaux de l’entreprise. L’entreprise qui se lance dans le développement durable devra aussi être capable de créer des alliances avec ses partenaires et même ses concurrents. Les fédérations professionnelles ont ici leur rôle à jouer : rôle de sensibilisation, de leadership, rôle d’influence sur les entreprises mais aussi auprès des gouvernements pour que l’exercice ne deviennent pas impossible. Le sustainable des Anglo-Saxons reprend ici aussi sa place. Avant d’être partagée ou réinvestie, la richesse doit être gagnée. L’objectif du développement durable nous oriente nous-mêmes vers une passion renouvelée pour la Vie.

Bibliographie

  • Responsable porteur de sens, Vincent Lenhardt, Insep, 2003.
  • Le temps des responsables, Alain Etchegoyen, Julliard, 1993.
  • Ethique de la responsabilité, René Simon, Cerf, 1990.
  • La responsabilité envers les générations futures, Dieter Birnbacher, PVF, 1988.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2003-11/anthropologie-ethique-et-developpement-durable.html?item_id=2505
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