L’architecture écologique, outil du développement durable dans les entreprises
Certains ont cru que la «citoyenneté»
(dans les années quatre-vingt), la «responsabilité
sociale» (dans les années quatre-vingt-dix), puis le «développement
durable » (dans les années deux mille) ne seraient qu’une
«mode» de management de plus, une lubie sympathique portée
par quelques nostalgiques de la période hippie soucieux de transformer
le capitalisme... mais qui ne résisterait pas à l’épreuve
des faits, ni à celle du temps.
On sait désormais qu’il
n’en est rien, au contraire : ce qui était hier alternatif
devient « mainstream » comme disent les Anglo-Saxons
pour signifier que le petit ruisseau s’est mué en un fleuve
puissant qui entraîne dans son courant les consommateurs, les investisseurs
mais aussi les grandes entreprises qui se méfiaient encore récemment
de cette « mode ». Et parmi l’ensemble des nouvelles
pratiques responsables qui émergent, l’architecture écologique
fait bonne figure, tant elle permet de travailler visiblement sur toutes
les dimensions du développement durable.
Il faut dire que les entreprises doivent faire face à de nouveaux impératifs
qui forcent la prise de conscience d’une nécessaire mutation
et l’émergence de pratiques plus responsables. D’abord,
l’impact des activités humaines sur l’environnement naturel
est de plus en plus visible : les richesses naturelles de la planète
ont diminué de 33 % entre 1970 et 19991 ; et
l’on estime qu’il faudrait – pour subvenir aux besoins
de la population mondiale – deux fois la surface de la Terre si tout
le monde adoptait le mode de consommation moyen des Européens2.
Ensuite, la différence
entre les plus pauvres et les plus riches a doublé en trente ans.
Là encore, le développement des échanges commerciaux
internationaux, dont le volume est quatorze fois supérieur à
ce qu’il était en 19503, est montré
du doigt, lors des manifestations alter-mondialistes à Seattle,
Evian ou Cancun. Sur ce sujet des conditions de vie et du développement
local, comme sur celui de leur éventuel soutien, tacite ou explicite,
à des régimes non-respectueux des droits de l’Homme,
ou encore sur leur recours à des fournisseurs faisant travailler
des enfants ou des prisonniers, les entreprises multinationales, présentes
de manière croissante dans les pays du Sud, sont en première
ligne.
Le poids de l’opinion publique
L’opinion publique avec,
à sa tête, les associations de citoyens et les organisations
non-gouvernementales, demande des comptes aux entreprises, participe à
l’élaboration des lois qui dessinent le contexte dans lequel
les entreprises évolueront demain... Les consommateurs suivent
: pour 70 % des Européens, la responsabilité sociale et
environnementale est devenue un « critère important ou très
important » lors de l’achat d’un produit ou service4.
Résultat de cette mobilisation nouvelle : en 2000, les mouvements
d’opinion étaient la première menace perçue
par les dirigeants d’entreprises européens5.
Leur liberté d’action et la marge de manœuvre de l’ensemble
du monde des affaires dépendent désormais du niveau de confiance
que leur accorde le public et la réputation d’une entreprise
« pèse » jusqu’à 45 % de sa valeur en Bourse6.
Les entreprises
n’ont d’autre choix que d’adopter une politique proactive
pour préserver leur réputation, d’autant que les investisseurs
prennent de plus en plus en considération ces questions : lancé
par les Quakers au début du siècle, l’investissement
« éthique » ou responsable est sorti de l’ornière
alternative avec le lancement à la fin 1999, par la très
classique firme Dow Jones, d’un indice boursier spécialisé
sur les entreprises leaders en matière de développement
durable7. Le monde financier prend, lentement mais
sûrement, conscience des effets vertueux des stratégies de
développement durable pour anticiper les contraintes et prévenir
les risques (sociaux, écologiques, juridiques, d’image...),
pour réduire les coûts liés à la consommation
de ressources ou à la production de déchets, pour innover
et se différencier sur le marché, ou encore pour attirer
puis fidéliser employés et clients.
Révolution culturelle
Pour aider les entreprises à
avancer dans cette voie, un certain nombre de codes de conduite volontaires
sont apparus depuis le début des années quatre-vingt : le
plus connu désormais est le Global Compact des Nations unies8,
signé par plus de 200 entreprises françaises depuis le début
2003. Les Etats tentent de légiférer pour généraliser
les bonnes pratiques : ainsi en France, la loi sur les nouvelles régulations
économiques rend désormais obligatoire, pour les entreprises
cotées, l’intégration au rapport annuel d’informations
sociales et environnementales. Autant dire que, progressivement, la marge
de manœuvre des entreprises se réduit sous l’effet conjugué
des nouvelles contraintes sociales et environnementales : pour prévenir
les crises potentielles, l’entreprise n’a plus le choix, elle
doit anticiper les contraintes pour ne pas les subir et les intégrer
à sa stratégie pour en faire, si possible, des opportunités.
C’est donc une véritable
révolution culturelle que nous vivons actuellement, et dont nous
mesurons chaque jour un peu plus combien elle va, au cours des trente
prochaines années, bouleverser le monde de l’entreprise. Qu’elles
le veuillent ou non, les entreprises sont au cœur de cette révolution
mais la transition, pour passionnante qu’elle soit, ne sera pas facile :
car elle suppose de changer, en profondeur, le système capitaliste
moderne, en commençant par la vision du monde et les valeurs qui
le sous-tendent.
La révolution du développement
durable s’est propagée dans les entreprises au fil des vingt
dernières années, partant de l’expérience de
quelques entrepreneurs hors du commun, à la tête d’entreprises
comme The Body Shop, Patagonia ou Ben & Jerry’s, pour se retrouver
aujourd’hui à l’ordre du jour des conseils d’administration
ou des assemblées générales des plus grands groupes
internationaux. Quels que soient leur taille et leur secteur d’activité,
un nombre croissant d’entreprises sont ainsi engagées dans
une stratégie de progrès vers le développement durable :
sans perdre de vue l’impératif financier, elles s’efforcent
de mesurer leur performance sur les trois dimensions sociale, environnementale
et économique.
Parmi les clés de leur
succès, se trouvent d’abord les valeurs, l’engagement
personnel de leurs dirigeants, leur volonté d’intégrer
le développement durable à leur mission, à leur stratégie
mais aussi à leurs systèmes de management grâce à
des indicateurs de performance et objectifs permettant de suivre les progrès,
etc. Toutes travaillent également à assumer leurs responsabilités
et à répondre de leurs impacts tout au long du cycle de
vie de leurs produits, de l’amont à l’aval : Chiquita
initie le « Better Banana Project » pour garantir des conditions
de travail correctes et saines aux ouvriers des plantations. Ikea ou Office
Depot utilisent, pour les produits en bois ou en papier, du bois certifié
issu de forêts gérées durablement. L’enseigne
suisse Migros développe la marque « Engagement », qui
garantit des conditions de production respectueuses des personnes et de
l’environnement pour les produits alimentaires, les fleurs et les
plantes vertes, les vêtements en coton ou les produits en bois.
Xerox récupère et démonte ses photocopieurs après
usage pour réutiliser les pièces sur de nouvelles générations
de machines. Mis en cause par des investisseurs pour la contribution de
ses produits à l’obésité, enjeu sanitaire majeur
des pays développés, le géant agro-alimentaire Kraft
fait amende honorable et met en place une politique sur la question, s’engageant
à revoir ses recettes, à modifier son marketing, etc.
Les entreprises s’efforcent
de faire des nouveaux défis sociaux ou environnementaux une source
d’innovation et d’avantage compétitif, en développant
des solutions à forte valeur ajoutée en termes de développement
durable. Les grandes entreprises agro-alimentaires se lancent dans le
bio ou le commerce équitable ; les fabricants de photocopieurs
développent la location, qui leur permet de récupérer
les machines en fin de vie… mais aussi de mieux fidéliser
leurs clients ; les entreprises de matériaux de construction développent
des tuiles solaires ; certaines entreprises pétrolières
deviennent fournisseurs d’énergie (pour rendre visible ce
changement de culture, BP a même changé son nom de «
British Petroleum » en « Beyond Petroleum » – au-delà
du pétrole) et investissent massivement dans les énergies
renouvelables, etc.
Pour anticiper
les risques et les opportunités, les entreprises ont dû s’ouvrir
sur l’extérieur : les plus avancées adoptent une communication
transparente et proactive avec l’ensemble des publics concernés
par leurs activités, allant au-delà de la confrontation
d’antan pour trouver de nouveaux terrains de coopération :
Lafarge et Unilever font appel au WWF, l’un pour définir ses
priorités environnementales et l’autre pour créer une
certification de « pêche écologique9
». Carrefour travaille avec la FIDH (Fédération internationale
des droits de l’homme) sur la définition du code de conduite
de ses fournisseurs et sur le contrôle de l’application dudit
code… Les rapports de développement durable, désormais
publiés par les entreprises en complément du rapport annuel,
sont l’occasion de faire le point régulièrement sur
les progrès de la démarche. Tout cela en continuant à
montrer comment cette stratégie crée aussi de la valeur
financière, à moyen et long termes, pour les actionnaires.
L’image du bâtiment commercial
Parmi ces nouvelles pratiques
initiées par les entreprises responsables, l’architecture
écologique des bâtiments commerciaux (sièges sociaux,
entrepôts et lieux d’accueil des clients) connaît un
succès croissant… et mérité. Après tout,
les bâtiments sont aussi un vecteur de communication sur l’identité
et la stratégie de l’entreprise, dont ils symbolisent le pouvoir
dans nos sociétés modernes.
Il faut dire
que l’architecture écologique est une façon simple
pour les entreprises d’expérimenter les vertus du développement
durable sur les trois dimensions sociale, environnementale et économique,
à partir d’une vision globale prenant en compte l’ensemble
des impacts d’un bâtiment, depuis sa construction (matériaux
utilisés, chantier propre, économies de ressources, etc.)
jusqu’à sa fin de vie (conversion de bureaux en habitations
pour éviter la démolition, tri et recyclage des déchets
le cas échéant) en passant par sa conception (intégration
dans le paysage, respect des traditions architecturales locales), son
exploitation (économies d’eau et d’énergie par
des systèmes récupérant l’eau de pluie ou utilisant
l’énergie solaire), et son impact sur la sécurité,
la santé, le confort, l’état psychologique et la productivité
des occupants… Un aspect à ne pas négliger, même
s’il est méconnu des entreprises, puisque les gains de productivité
liés à un immeuble « vert » sont estimés
de 6 à 16%, grâce à la réduction de l’absentéisme
et à l’amélioration de la qualité du travail10.
Une étude récente conduite chez l’enseigne de grande
distribution Walmart fait apparaître une différence allant
jusqu’à 40 % de ventes en plus dans les magasins construits
selon les principes de l’architecture écologique11.
Si le sujet est encore peu connu
des entreprises françaises, qui semblent parfois rebutées
par les aspects techniques des normes existantes et effrayées par
la nécessité de faire travailler ensemble, transversalement,
des services qui s’ignorent habituellement (ceux chargés de
faire construire un bâtiment et ceux chargés d’en assurer
l’exploitation, notamment), les exemples sont pourtant là,
ne demandant qu’à être explorés.
Des exemples… surtout étrangers
La filiale américaine de
Toyota a inauguré en Californie le plus grand bâtiment écologique
jamais construit aux Etats-Unis, un complexe de bureaux de 624 000 m2
qui accueillera plus de 2000 salariés du groupe et qui privilégie
l’utilisation de matériaux recyclés (95 % des matériaux,
par exemple de l’acier en provenance du recyclage d’automobiles),
le recours à un vaste système de production d’énergie
solaire (qui génère chaque jour de quoi alimenter en électricité
plus de 500 logements et réduit d’autant l’impact du
bâtiment sur le réseau local), un système sophistiqué
de récupération et de recyclage des eaux usées (les
économies en eau potable représentent la consommation annuelle
de 180 foyers)…
Le siège social de Nike
Europe, aux Pays-Bas, a été construit avec du bois certifié
provenir de forêts gérées de manière durable,
du bambou, de l’aluminium recyclé et ses toits sont recouverts
d’herbe pour en assurer l’isolation et l’étanchéité.
L’eau de pluie est récupérée et utilisée
pour les besoins sanitaires ou l’arrosage des jardins, ce qui permet
d’économiser 3,9 millions de litres d’eau par an.
La Banque Populaire du Haut-Rhin
a emménagé à la fin 2001 dans son nouveau siège
social à Sausheim construit selon le standard français HQE
avec des matériaux de construction durables et non-toxiques, des
capteurs solaires pour chauffer l’eau sanitaire, des cellules photovoltaïques
pour l’éclairage extérieur, un système de récupération
des eaux de pluie pour alimenter les chasses d’eau, le réseau
de chauffage central et celui du lavage des véhicules, pour un
coût total de 130 millions de francs, « sans surcoût
écologique ni dépenses inconsidérées, mais
avec des garanties pour le futur », selon son initiateur.
L’entreprise belge de détergents
écologiques Ecover a fait construire, en 1992, une usine «
écologique » à Malle, en Belgique, avec des matériaux
recyclés et renouvelables à 83 %, un toit recouvert d’herbe
pour ses propriétés isolantes et étanches, un plancher
en bois pour le confort des ouvriers qui effectuent, debout, des tâches
répétitives et statiques (pas de froid au niveau des pieds
et moindre dureté du sol) et un surcoût compensé par
les économies de consommations (énergie et eau), par la
productivité accrue et par la couverture médiatique générée
par le site.
Entreprise pionnière du
développement durable, Patagonia, spécialisée dans
les vêtements de sport « outdoor », a fait un nouveau
pas en avant en 2000 en concevant selon les principes de l’architecture
écologique son entrepôt de Reno avec, là encore, panneaux
solaires, système de chauffage et d’éclairage éco-efficients,
matériaux recyclés…
Autre exemple, Accor, troisième
entreprise hôtelière mondiale, est aussi devenu leader de
son secteur en matière d’architecture écologique ce
qui lui a notamment permis de remporter le marché hôtelier
des Jeux de Sydney avec deux hôtels conçus en privilégiant
l’utilisation de matériaux « verts », l’installation
d’un système de réduction et de traitement des déchets,
et de recyclage des eaux (de pluie et usées), et un toit équipé
de 250 m2 de panneaux solaires qui produisent jusqu’à 60 %
de l’eau chaude sanitaire – des systèmes qui permettent
au total de réduire de 40 % les dépenses d’énergie
traditionnelles.
Enfin, l’enseigne alimentaire
britannique Sainsbury a inauguré fin 1999 son premier supermarché
« écologique », situé à Londres, avec
deux éoliennes qui fournissent une partie de l’énergie,
des panneaux mobiles qui réfléchissent la lumière
du jour à l’intérieur du magasin, de l’eau puisée
dans une source souterraine voisine, un incinérateur de déchets
sur place pour contribuer au chauffage du magasin en hiver, des armoires
à surgelés fermées (elles consomment deux fois moins
d’énergie que les meubles ouverts), et un accent particulier
sur l’intégration dans le paysage naturel et la préservation
de la biodiversité.
Des entreprises françaises à convaincre
Malgré le caractère
convaincant et inspirant de ces exemples, les entreprises françaises
hésitent encore à s’engager dans cette démarche,
même s’il est vrai que les efforts récents du gouvernement
pour promouvoir la démarche HQE semblent accélérer
le processus. Ce secteur ne représente encore que 0,2 % du chiffre
d’affaires du BTP12, et les raisons de ce retard
français sont multiples.
D’abord parce que les principes
de l’architecture durable sont encore assez mal compris et ses bénéfices
assez largement ignorés par les entreprises – y compris par
les plus concernées, les entreprises de construction.
Ensuite, sans
doute, parce que les informations sur les matériaux, systèmes,
techniques et technologies de cette nouvelle approche de l’architecture
sont encore difficilement accessibles, et parce que les expériences
existantes restent assez peu connues ; et enfin parce que les organismes
de financement, notamment pour les gros projets immobiliers, hésitent
devant la démarche qui semble nouvelle et risquée. C’est
ainsi que l’ensemble des acteurs semblent se renvoyer la balle à
l’infini, en ce qu’une récente étude anglaise
a qualifié de « cercle vicieux de la déresponsabilisation13
», chacun se disant prêt à franchir le pas dès
que les autres en auront fait de même.
Gageons qu’en rassemblant
dans une même salle les différents acteurs du marché,
des producteurs de matériaux de construction aux entreprises de
BTP ou aux gestionnaires d’actifs immobiliers en passant par les
entreprises de l’hôtellerie, de la distribution ou de l’industrie
qui gèrent des parcs immobiliers importants, il sera possible de
créer des synergies et une énergie commune pour faire avancer
le sujet. Car, comme le disait l’anthropologue Margaret Mead, il
ne faut jamais douter « du fait qu’un petit groupe d’individus
conscients et engagés puisse changer le monde. C’est même
la seule chose qui se soit jamais produite ».
- Rapport « Planète vivante », WWF
- Source : WWF et www.redefiningprogress.org
- Source : www.maxhavelaarfrance.org
- Source : MORI/CSR Europe, septembre 2000.
- Source : Sofres/TopCom, janvier 2000.
- Charles J. Fombrun, Reputation Institute.
- Dow Jones Sustainability Global Index (DJSGI).
- www.unglobalcompact.org
- Le Marine Stewardship Council, MSC - cf www.msc.org
- Estimation du Rocky Mountain Institute, www.rmi.org
- Voir Heschong Mahone Group, www.h-m-g.com
- Source : www.cr3e.com
- Source : étude « Risk, Reputation & Reward » - Isis Asset Management.
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