Elisabeth LAVILLE

dirige Utopies, cabinet de conseil en développement durable q5elle a créé en 1993. Elle enseigne à HEC où elle a mis en place un cours sur la responsabilité sociale et environnementale des entreprises et est expert APM (Association pour le progrès du management).

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L’architecture écologique, outil du développement durable dans les entreprises

Certains ont cru que la «citoyenneté» (dans les années quatre-vingt), la «responsabilité sociale» (dans les années quatre-vingt-dix), puis le «développement durable » (dans les années deux mille) ne seraient qu’une «mode» de management de plus, une lubie sympathique portée par quelques nostalgiques de la période hippie soucieux de transformer le capitalisme... mais qui ne résisterait pas à l’épreuve des faits, ni à celle du temps.

On sait désormais qu’il n’en est rien, au contraire : ce qui était hier alternatif devient « mainstream » comme disent les Anglo-Saxons pour signifier que le petit ruisseau s’est mué en un fleuve puissant qui entraîne dans son courant les consommateurs, les investisseurs mais aussi les grandes entreprises qui se méfiaient encore récemment de cette « mode ». Et parmi l’ensemble des nouvelles pratiques responsables qui émergent, l’architecture écologique fait bonne figure, tant elle permet de travailler visiblement sur toutes les dimensions du développement durable.

Il faut dire que les entreprises doivent faire face à de nouveaux impératifs qui forcent la prise de conscience d’une nécessaire mutation et l’émergence de pratiques plus responsables. D’abord, l’impact des activités humaines sur l’environnement naturel est de plus en plus visible : les richesses naturelles de la planète ont diminué de 33 % entre 1970 et 19991 ; et l’on estime qu’il faudrait – pour subvenir aux besoins de la population mondiale – deux fois la surface de la Terre si tout le monde adoptait le mode de consommation moyen des Européens2.

Ensuite, la différence entre les plus pauvres et les plus riches a doublé en trente ans. Là encore, le développement des échanges commerciaux internationaux, dont le volume est quatorze fois supérieur à ce qu’il était en 19503, est montré du doigt, lors des manifestations alter-mondialistes à Seattle, Evian ou Cancun. Sur ce sujet des conditions de vie et du développement local, comme sur celui de leur éventuel soutien, tacite ou explicite, à des régimes non-respectueux des droits de l’Homme, ou encore sur leur recours à des fournisseurs faisant travailler des enfants ou des prisonniers, les entreprises multinationales, présentes de manière croissante dans les pays du Sud, sont en première ligne.

Le poids de l’opinion publique

L’opinion publique avec, à sa tête, les associations de citoyens et les organisations non-gouvernementales, demande des comptes aux entreprises, participe à l’élaboration des lois qui dessinent le contexte dans lequel les entreprises évolueront demain... Les consommateurs suivent  : pour 70 % des Européens, la responsabilité sociale et environnementale est devenue un « critère important ou très important » lors de l’achat d’un produit ou service4. Résultat de cette mobilisation nouvelle : en 2000, les mouvements d’opinion étaient la première menace perçue par les dirigeants d’entreprises européens5. Leur liberté d’action et la marge de manœuvre de l’ensemble du monde des affaires dépendent désormais du niveau de confiance que leur accorde le public et la réputation d’une entreprise « pèse » jusqu’à 45 % de sa valeur en Bourse6.

Les entreprises n’ont d’autre choix que d’adopter une politique proactive pour préserver leur réputation, d’autant que les investisseurs prennent de plus en plus en considération ces questions : lancé par les Quakers au début du siècle, l’investissement « éthique » ou responsable est sorti de l’ornière alternative avec le lancement à la fin 1999, par la très classique firme Dow Jones, d’un indice boursier spécialisé sur les entreprises leaders en matière de développement durable7. Le monde financier prend, lentement mais sûrement, conscience des effets vertueux des stratégies de développement durable pour anticiper les contraintes et prévenir les risques (sociaux, écologiques, juridiques, d’image...), pour réduire les coûts liés à la consommation de ressources ou à la production de déchets, pour innover et se différencier sur le marché, ou encore pour attirer puis fidéliser employés et clients.

Révolution culturelle

Pour aider les entreprises à avancer dans cette voie, un certain nombre de codes de conduite volontaires sont apparus depuis le début des années quatre-vingt : le plus connu désormais est le Global Compact des Nations unies8, signé par plus de 200 entreprises françaises depuis le début 2003. Les Etats tentent de légiférer pour généraliser les bonnes pratiques : ainsi en France, la loi sur les nouvelles régulations économiques rend désormais obligatoire, pour les entreprises cotées, l’intégration au rapport annuel d’informations sociales et environnementales. Autant dire que, progressivement, la marge de manœuvre des entreprises se réduit sous l’effet conjugué des nouvelles contraintes sociales et environnementales : pour prévenir les crises potentielles, l’entreprise n’a plus le choix, elle doit anticiper les contraintes pour ne pas les subir et les intégrer à sa stratégie pour en faire, si possible, des opportunités.

C’est donc une véritable révolution culturelle que nous vivons actuellement, et dont nous mesurons chaque jour un peu plus combien elle va, au cours des trente prochaines années, bouleverser le monde de l’entreprise. Qu’elles le veuillent ou non, les entreprises sont au cœur de cette révolution mais la transition, pour passionnante qu’elle soit, ne sera pas facile : car elle suppose de changer, en profondeur, le système capitaliste moderne, en commençant par la vision du monde et les valeurs qui le sous-tendent.

La révolution du développement durable s’est propagée dans les entreprises au fil des vingt dernières années, partant de l’expérience de quelques entrepreneurs hors du commun, à la tête d’entreprises comme The Body Shop, Patagonia ou Ben & Jerry’s, pour se retrouver aujourd’hui à l’ordre du jour des conseils d’administration ou des assemblées générales des plus grands groupes internationaux. Quels que soient leur taille et leur secteur d’activité, un nombre croissant d’entreprises sont ainsi engagées dans une stratégie de progrès vers le développement durable : sans perdre de vue l’impératif financier, elles s’efforcent de mesurer leur performance sur les trois dimensions sociale, environnementale et économique.

Parmi les clés de leur succès, se trouvent d’abord les valeurs, l’engagement personnel de leurs dirigeants, leur volonté d’intégrer le développement durable à leur mission, à leur stratégie mais aussi à leurs systèmes de management grâce à des indicateurs de performance et objectifs permettant de suivre les progrès, etc. Toutes travaillent également à assumer leurs responsabilités et à répondre de leurs impacts tout au long du cycle de vie de leurs produits, de l’amont à l’aval : Chiquita initie le « Better Banana Project » pour garantir des conditions de travail correctes et saines aux ouvriers des plantations. Ikea ou Office Depot utilisent, pour les produits en bois ou en papier, du bois certifié issu de forêts gérées durablement. L’enseigne suisse Migros développe la marque « Engagement », qui garantit des conditions de production respectueuses des personnes et de l’environnement pour les produits alimentaires, les fleurs et les plantes vertes, les vêtements en coton ou les produits en bois. Xerox récupère et démonte ses photocopieurs après usage pour réutiliser les pièces sur de nouvelles générations de machines. Mis en cause par des investisseurs pour la contribution de ses produits à l’obésité, enjeu sanitaire majeur des pays développés, le géant agro-alimentaire Kraft fait amende honorable et met en place une politique sur la question, s’engageant à revoir ses recettes, à modifier son marketing, etc.

Les entreprises s’efforcent de faire des nouveaux défis sociaux ou environnementaux une source d’innovation et d’avantage compétitif, en développant des solutions à forte valeur ajoutée en termes de développement durable. Les grandes entreprises agro-alimentaires se lancent dans le bio ou le commerce équitable ; les fabricants de photocopieurs développent la location, qui leur permet de récupérer les machines en fin de vie… mais aussi de mieux fidéliser leurs clients ; les entreprises de matériaux de construction développent des tuiles solaires ; certaines entreprises pétrolières deviennent fournisseurs d’énergie (pour rendre visible ce changement de culture, BP a même changé son nom de « British Petroleum » en « Beyond Petroleum » – au-delà du pétrole) et investissent massivement dans les énergies renouvelables, etc.

Pour anticiper les risques et les opportunités, les entreprises ont dû s’ouvrir sur l’extérieur : les plus avancées adoptent une communication transparente et proactive avec l’ensemble des publics concernés par leurs activités, allant au-delà de la confrontation d’antan pour trouver de nouveaux terrains de coopération : Lafarge et Unilever font appel au WWF, l’un pour définir ses priorités environnementales et l’autre pour créer une certification de « pêche écologique9  ». Carrefour travaille avec la FIDH (Fédération internationale des droits de l’homme) sur la définition du code de conduite de ses fournisseurs et sur le contrôle de l’application dudit code… Les rapports de développement durable, désormais publiés par les entreprises en complément du rapport annuel, sont l’occasion de faire le point régulièrement sur les progrès de la démarche. Tout cela en continuant à montrer comment cette stratégie crée aussi de la valeur financière, à moyen et long termes, pour les actionnaires.

L’image du bâtiment commercial

Parmi ces nouvelles pratiques initiées par les entreprises responsables, l’architecture écologique des bâtiments commerciaux (sièges sociaux, entrepôts et lieux d’accueil des clients) connaît un succès croissant… et mérité. Après tout, les bâtiments sont aussi un vecteur de communication sur l’identité et la stratégie de l’entreprise, dont ils symbolisent le pouvoir dans nos sociétés modernes.

Il faut dire que l’architecture écologique est une façon simple pour les entreprises d’expérimenter les vertus du développement durable sur les trois dimensions sociale, environnementale et économique, à partir d’une vision globale prenant en compte l’ensemble des impacts d’un bâtiment, depuis sa construction (matériaux utilisés, chantier propre, économies de ressources, etc.) jusqu’à sa fin de vie (conversion de bureaux en habitations pour éviter la démolition, tri et recyclage des déchets le cas échéant) en passant par sa conception (intégration dans le paysage, respect des traditions architecturales locales), son exploitation (économies d’eau et d’énergie par des systèmes récupérant l’eau de pluie ou utilisant l’énergie solaire), et son impact sur la sécurité, la santé, le confort, l’état psychologique et la productivité des occupants… Un aspect à ne pas négliger, même s’il est méconnu des entreprises, puisque les gains de productivité liés à un immeuble « vert » sont estimés de 6 à 16%, grâce à la réduction de l’absentéisme et à l’amélioration de la qualité du travail10. Une étude récente conduite chez l’enseigne de grande distribution Walmart fait apparaître une différence allant jusqu’à 40 % de ventes en plus dans les magasins construits selon les principes de l’architecture écologique11.

Si le sujet est encore peu connu des entreprises françaises, qui semblent parfois rebutées par les aspects techniques des normes existantes et effrayées par la nécessité de faire travailler ensemble, transversalement, des services qui s’ignorent habituellement (ceux chargés de faire construire un bâtiment et ceux chargés d’en assurer l’exploitation, notamment), les exemples sont pourtant là, ne demandant qu’à être explorés.

Des exemples… surtout étrangers

La filiale américaine de Toyota a inauguré en Californie le plus grand bâtiment écologique jamais construit aux Etats-Unis, un complexe de bureaux de 624 000 m2 qui accueillera plus de 2000 salariés du groupe et qui privilégie l’utilisation de matériaux recyclés (95 % des matériaux, par exemple de l’acier en provenance du recyclage d’automobiles), le recours à un vaste système de production d’énergie solaire (qui génère chaque jour de quoi alimenter en électricité plus de 500 logements et réduit d’autant l’impact du bâtiment sur le réseau local), un système sophistiqué de récupération et de recyclage des eaux usées (les économies en eau potable représentent la consommation annuelle de 180 foyers)…

Le siège social de Nike Europe, aux Pays-Bas, a été construit avec du bois certifié provenir de forêts gérées de manière durable, du bambou, de l’aluminium recyclé et ses toits sont recouverts d’herbe pour en assurer l’isolation et l’étanchéité. L’eau de pluie est récupérée et utilisée pour les besoins sanitaires ou l’arrosage des jardins, ce qui permet d’économiser 3,9 millions de litres d’eau par an.

La Banque Populaire du Haut-Rhin a emménagé à la fin 2001 dans son nouveau siège social à Sausheim construit selon le standard français HQE avec des matériaux de construction durables et non-toxiques, des capteurs solaires pour chauffer l’eau sanitaire, des cellules photovoltaïques pour l’éclairage extérieur, un système de récupération des eaux de pluie pour alimenter les chasses d’eau, le réseau de chauffage central et celui du lavage des véhicules, pour un coût total de 130 millions de francs, « sans surcoût écologique ni dépenses inconsidérées, mais avec des garanties pour le futur », selon son initiateur.

L’entreprise belge de détergents écologiques Ecover a fait construire, en 1992, une usine « écologique » à Malle, en Belgique, avec des matériaux recyclés et renouvelables à 83 %, un toit recouvert d’herbe pour ses propriétés isolantes et étanches, un plancher en bois pour le confort des ouvriers qui effectuent, debout, des tâches répétitives et statiques (pas de froid au niveau des pieds et moindre dureté du sol) et un surcoût compensé par les économies de consommations (énergie et eau), par la productivité accrue et par la couverture médiatique générée par le site.

Entreprise pionnière du développement durable, Patagonia, spécialisée dans les vêtements de sport « outdoor », a fait un nouveau pas en avant en 2000 en concevant selon les principes de l’architecture écologique son entrepôt de Reno avec, là encore, panneaux solaires, système de chauffage et d’éclairage éco-efficients, matériaux recyclés…

Autre exemple, Accor, troisième entreprise hôtelière mondiale, est aussi devenu leader de son secteur en matière d’architecture écologique ce qui lui a notamment permis de remporter le marché hôtelier des Jeux de Sydney avec deux hôtels conçus en privilégiant l’utilisation de matériaux « verts », l’installation d’un système de réduction et de traitement des déchets, et de recyclage des eaux (de pluie et usées), et un toit équipé de 250 m2 de panneaux solaires qui produisent jusqu’à 60 % de l’eau chaude sanitaire – des systèmes qui permettent au total de réduire de 40 % les dépenses d’énergie traditionnelles.

Enfin, l’enseigne alimentaire britannique Sainsbury a inauguré fin 1999 son premier supermarché « écologique », situé à Londres, avec deux éoliennes qui fournissent une partie de l’énergie, des panneaux mobiles qui réfléchissent la lumière du jour à l’intérieur du magasin, de l’eau puisée dans une source souterraine voisine, un incinérateur de déchets sur place pour contribuer au chauffage du magasin en hiver, des armoires à surgelés fermées (elles consomment deux fois moins d’énergie que les meubles ouverts), et un accent particulier sur l’intégration dans le paysage naturel et la préservation de la biodiversité.

Des entreprises françaises à convaincre

Malgré le caractère convaincant et inspirant de ces exemples, les entreprises françaises hésitent encore à s’engager dans cette démarche, même s’il est vrai que les efforts récents du gouvernement pour promouvoir la démarche HQE semblent accélérer le processus. Ce secteur ne représente encore que 0,2 % du chiffre d’affaires du BTP12, et les raisons de ce retard français sont multiples.

D’abord parce que les principes de l’architecture durable sont encore assez mal compris et ses bénéfices assez largement ignorés par les entreprises – y compris par les plus concernées, les entreprises de construction.

Ensuite, sans doute, parce que les informations sur les matériaux, systèmes, techniques et technologies de cette nouvelle approche de l’architecture sont encore difficilement accessibles, et parce que les expériences existantes restent assez peu connues ; et enfin parce que les organismes de financement, notamment pour les gros projets immobiliers, hésitent devant la démarche qui semble nouvelle et risquée. C’est ainsi que l’ensemble des acteurs semblent se renvoyer la balle à l’infini, en ce qu’une récente étude anglaise a qualifié de « cercle vicieux de la déresponsabilisation13  », chacun se disant prêt à franchir le pas dès que les autres en auront fait de même.

Gageons qu’en rassemblant dans une même salle les différents acteurs du marché, des producteurs de matériaux de construction aux entreprises de BTP ou aux gestionnaires d’actifs immobiliers en passant par les entreprises de l’hôtellerie, de la distribution ou de l’industrie qui gèrent des parcs immobiliers importants, il sera possible de créer des synergies et une énergie commune pour faire avancer le sujet. Car, comme le disait l’anthropologue Margaret Mead, il ne faut jamais douter « du fait qu’un petit groupe d’individus conscients et engagés puisse changer le monde. C’est même la seule chose qui se soit jamais produite ».

  1. Rapport « Planète vivante », WWF
  2. Source : WWF et www.redefiningprogress.org
  3. Source : www.maxhavelaarfrance.org
  4. Source : MORI/CSR Europe, septembre 2000.
  5. Source : Sofres/TopCom, janvier 2000.
  6. Charles J. Fombrun, Reputation Institute.
  7. Dow Jones Sustainability Global Index (DJSGI).
  8. www.unglobalcompact.org
  9. Le Marine Stewardship Council, MSC - cf www.msc.org
  10. Estimation du Rocky Mountain Institute, www.rmi.org
  11. Voir Heschong Mahone Group, www.h-m-g.com
  12. Source : www.cr3e.com
  13. Source : étude « Risk, Reputation & Reward » - Isis Asset Management.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2003-11/l-architecture-ecologique-outil-du-developpement-durable-dans-les-entreprises.html?item_id=2517
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