Christian BABUSIAUX

est conseiller maître à la Cour des Comptes et président de l'Institut national de la consommation (INC). Ancien directeur général de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), il a présidé de 2000 à 2003 le Conseil national de l’alimentation et coprésidé en 2002 le débat public sur les OGM.

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Consommer durable ?

Qui ne souscrirait à l’idée du développement durable ? Tous les Français, ou une immense majorité d’entre eux, peuvent certainement y adhérer et souhaiter qu’elle s’inscrive dans les faits.

Peut-on pour autant penser que « consommer durable » puisse être, au-delà d’un slogan, une motivation significative d’achat, guider les comportements de consommation, et cela assez fortement pour infléchir les modes de production et contribuer réellement au développement durable ?

L’idée peut séduire. Dans une économie fondée sur le marché, la demande des consommateurs ne joue-t-elle pas toujours un rôle déterminant ?

Le succès croissant de l’agriculture biologique, de produits et services affichant des préoccupations éthiques, ou encore les expériences de bio-habitat peuvent paraître montrer que la voie est ouverte au concept plus général de consommation durable. La réalité est moins simple. Pour éviter les déceptions, mieux vaut aller un peu plus loin dans la réflexion.

Un concept complexe

Si l’on interrogeait les Français, sans doute constaterait-on que beaucoup ne connaissent pas l’expression « développement durable », qu’une plus forte partie encore ne comprend pas les termes « consommer durable » et qu’une très large majorité perçoit encore moins ce qu’ils peuvent recouvrir concrètement.

Cette méconnaissance ne tient pas seulement à la relative nouveauté des termes ou à une insuffisance de l’information. Elle vient d’abord de ce que l’expression n’est pas directement compréhensible. Elle tient aussi à ce que le concept en lui-même ne va pas de soi. Il est complexe : chercher à acheter des produits qui répondent aux besoins du consommateur sans compromettre les capacités d’achat des générations ultérieures. Il recouvre des objectifs composites : il s’agirait d’acheter des produits qui respectent à la fois l’environnement, les principes éthiques, les droits sociaux fondamentaux. Percevoir la signification exacte des termes « consommation durable » est donc difficile. La difficulté est encore plus grande pour un consommateur de déterminer, au moment de son achat, lequel des produits entre lesquels il a le choix, va le plus dans le sens du développement durable.

Le consommateur assimile en permanence de nouveaux termes, de nouvelles connaissances, tout le passé récent le montre. Mais il a besoin de repères clairs.

Un label ?

L’idée peut alors venir de créer un label « développement durable » qui signalerait les produits ou services particulièrement respectueux de cet ensemble de préoccupations.

Ce projet a parfois été évoqué, mais il n’est lui-même pas simple.

Sous peine de n’avoir qu’une image brouillée, un tel label devrait se fonder sur des critères suffisamment homogènes, quel que soit le type de produit ou de service susceptible de le porter. Or, l’extrême diversité des produits et des services, le fait que pour certains l’enjeu environnemental est le plus fort, que pour d’autres c’est l’enjeu social, rendent peu vraisemblable que l’on puisse dégager des critères et surtout une hiérarchie de ces critères qui vaillent pour tous les champs de la consommation.

En outre, ajouter un signe distinctif supplémentaire risque d’alimenter la confusion résultant actuellement de la présence de signes déjà très nombreux, notamment pour les produits alimentaires : appellations d’origine contrôlée, labels agricoles, agriculture biologique, indications géographiques de provenance, certification de conformité.

Enfin, un signe de qualité ne repose pas seulement sur des définitions techniques. Il est aussi une construction sociale : il repose sur le consensus explicite ou tacite entre les producteurs d’une part, entre eux et les consommateurs d’autre part, pour reconnaître une qualité particulière à un produit lorsqu’il répond à un ou des critères spécifiques, par exemple une garantie sur l’origine géographique pour les vins d’appellation d’origine. Un tel consensus est plus difficile pour une notion comme le développement durable, qui recouvre des critères multiples, parfois difficilement mesurables ou contrôlables, et dont certains reposent sur des choix d’ordre moral, donnant nécessairement lieu à des appréciations ou hiérarchisations différentes selon les individus.

Pour ne pas s’engager sur de fausses pistes et pour que la belle idée de la consommation durable ne soit pas tôt ou tard reléguée au rang de fausse bonne idée, quelles voies peut-on donc suggérer ?

Le rôle de l’Etat et des entreprises

En premier lieu, il faut clarifier les idées. D’une part, le concept global de développement durable ne doit pas effacer chacune de ses grandes composantes, car ce sont celles qui, seules, peuvent lui donner un contenu concret et perceptible. Certaines de ces composantes, comme le commerce éthique ou le commerce équitable, sont déjà des univers à eux seuls, nécessitant chacun des approfondissements importants et un ensemble d’actions difficiles. La notion de développement durable permet de tisser une trame entre les diverses actions, de leur donner une cohérence, d’accroître leur sens, de les faire converger en une politique d’ensemble. Mais elle est plus une inspiration générale qu’un concept opératoire. Il en est de même pour la consommation durable.

D’autre part, consommer durable ne saurait être le moteur fondamental du développement durable. Le consommateur individuel n’est pas aujourd’hui en situation de jouer un rôle prépondérant. L’Etat a nécessairement un rôle essentiel. Parce qu’en déterminant la fiscalité, il agit directement sur les prix, donc sur un élément primordial dans le choix des consommateurs. Et aussi parce que sa place est centrale dans des domaines essentiels pour le développement et la consommation durables comme les transports, l’énergie et l’habitat. Le rôle des entreprises est également capital, à l’évidence : pour ne citer qu’un exemple, c’est de leur capacité à mettre sur le marché des voitures propres qui répondent davantage aux besoins des consommateurs, par exemple en termes de rayon d’autonomie, que dépend le développement de ce nouveau marché, et non de la seule existence d’une demande potentielle.

Place aux organisations de consommateurs

A trop mettre en avant le rôle des consommateurs et une responsabilité qu’ils ne sont pas totalement en mesure d’exercer, on risquerait de susciter leur méfiance.

En revanche, et en second lieu, les organisations de consommateurs doivent être considérées comme des acteurs importants et à qui une juste place doit être réservée. Le dialogue entre les entreprises et elles, dans les organismes de normalisation par exemple, celui entre les pouvoirs publics et elles, sont essentiels pour prendre en considération les attentes des consommateurs, ce qui est indispensable au succès des politiques engagées.

En troisième lieu, et ce peut être l’un des objets de ce dialogue avec l’Etat et les entreprises, il faut chercher à intégrer la préoccupation du développement durable dans les signes déjà existants de qualité ou d’identification des produits et services, les enrichir de ces nouvelles aspirations de la société. Ne devrait-il pas être naturel que les cahiers des charges des appellations d’origine contrôlées intègrent progressivement de telles préoccupations, puisque leur image repose notamment sur la perpétuation de leurs modes de production ? De même, ne serait-il pas logique que les labels agricoles, signes d’une qualité supérieure, tiennent compte de cette composante importante de la qualité qu’est aujourd’hui, pour beaucoup de consommateurs, le respect de critères d’environnement ? Dans cette même perspective, une réflexion sur l’agriculture raisonnée serait aussi souhaitable et les retards dans sa montée en charge devraient fournir l’occasion de cette réflexion nouvelle. Et ce qui est vrai pour les produits alimentaires et pour l’agriculture peut aussi l’être pour des labels qui existent dans d’autres secteurs, comme celui du Bâtiment.

Vouloir développer la notion de « consommer durable » suppose aussi de miser sur l’information et cela de deux manières : d’une part, mettre en œuvre des actions d’éducation et d’information des consommateurs d’autre part, encourager les entreprises à diffuser davantage d’information sur la conformité de leur processus de production à ces nouvelles aspirations. Au-delà des dispositions prévues par la loi sur les nouvelles régulations économiques pour les sociétés cotées, il faudrait chercher à stimuler la diffusion de telles informations par les entreprises, selon un cadre normalisé et avec la garantie d’une certification des informations diffusées.

S’engager dans ces voies suppose que le développement durable soit un axe de politique de la consommation, et c’est d’autant plus possible que les organisations de consommateurs sont prêtes à s’engager dans cette voie.

S’engager dans la voie d’une consommation durable, c’est s’engager dans une démarche longue et progressive qu’il faut dès le départ affirmer comme telle. C’est une démarche qui suppose le réalisme et la modestie, pour éviter qu’un décalage excessif entre le discours et les réalisations compromette sa crédibilité. C’est aussi une démarche qui suppose la rigueur dans l’information diffusée aux consommateurs. C’est enfin une démarche qui doit s’inscrire dans toute la mesure du possible, dans un cadre européen et international.

A ces conditions, « consommer durable » peut progressivement devenir une composante significative du développement durable.

Bibliographie

  • « 60 millions de consommateurs », numéro découverte « Consommer durable », juin-juillet 2003. www.60millions-mag.com
  • « 60 millions de consommateurs », « Guide vert du consommateur », juillet-août 2001.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2003-11/consommer-durable.html?item_id=2514
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