François GARÇON

Maître de conférences à l’université Paris-I, vice-président de la Chambre de commerce suisse en France.

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S’inspirer de la Suisse

Le succès suisse repose sur une démocratie particulière. Plébiscitant la responsabilité individuelle, le contrôle direct et la subsidiarité, le régime politique assure la stabilité, la participation et l’acceptation. Votant à haute fréquence, les Suisses bénéficient d’un système qu’ils valorisent et dont pourrait s’inspirer la France, comme bien d’autres pays.

Pour s’épargner un procès en suissolâtrie nigaude, dégainons une citation peu suspecte de complaisance : « La Suisse, 20e économie mondiale par le produit intérieur brut (PIB), se distingue par une croissance stable sur le long terme, un taux de chômage parmi les plus bas des pays de l’OCDE, un excédent structurel de la balance courante, un système éducatif assurant l’intégration sur le marché du travail et un écosystème de R & D performant. Cette prospérité se traduit par un des niveaux de vie les plus élevés au monde : le PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat (PPA) est le troisième des pays de l’OCDE. » 1 Derrière un tel pare-feu, on avancera sans peur du ridicule pour prétendre que la Suisse peut servir d’exemple à la France, et nos élites y trouver une inspiration pour des réformes dont les Français tireraient probablement grand profit.

D’emblée, écartons l’objection invoquée de façon pavlovienne selon laquelle la Suisse serait un bien trop petit pays pour inspirer un si grand pays que le nôtre. Petite, la Suisse (41 000 km2)? Ça se discute. Plus grande que la Belgique, sa superficie excède encore celle du Centre - Val de Loire, est à peine plus petite que la Bourgogne - Franche-Comté. Trop petite aussi par sa population (8,6 millions d’habitants)? Elle est comparable à celle d’Israël, supérieure à celle de l’Irlande ou du Danemark, une fois et demi celle de l’Occitanie. À ces échelles, la comparaison n’a rien d’injurieuse pour « le grand pays », notamment quand le petit fait mieux dans pratiquement tous les domaines.

Qui s’intéresse à cette mini-superpuissance économique et aux facteurs qui la rendent attractive doit porter le regard sur la matrice de cette réussite. C’est au plan institutionnel que la Suisse apparaît particulièrement exceptionnelle. C’est là sans doute que les Français devraient chercher des recettes acclimatables à leur machinerie politique.

Les ressorts du miracle suisse

Les ressorts du succès helvétique se trouvent dans le modèle politique suisse où, au fil des siècles, des États miniatures (les cantons, aujourd’hui 26), se sont agrégés sur une base volontaire 2. Indépendamment de sa taille, chaque canton dispose de compétences étendues. Pour mémoire, chacun a son drapeau, sa propre constitution, son gouvernement élu, son parlement, ses tribunaux, ses lois en matière fiscale, sociale, scolaire, sécuritaire, d’accès à la nationalité, parfois ses propres dialectes, etc. Comprendre le fonctionnement d’un ensemble aussi hétérogène (quatre langues nationales, des clivages religieux longtemps épineux, une présence étrangère sur le sol s’élevant à 25 % de la population), oblige d’en passer par un mot mal connu en France : la subsidiarité. L’article 5 a de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 en souligne la centralité : « L’attribution et l’accomplissement des tâches étatiques se fondent sur le principe de la subsidiarité. » La subsidiarité est définie dans l’article 6 : « Toute personne est responsable d’ellemême et contribue selon ses forces à l’accomplissement des tâches de l’État et de la société. » Le citoyen est responsable de son sort certes, mais également de celui de la cité. Le citoyen suisse ne se considère pas comme sujet de l’État mais comme citoyen, acteur du bien commun. De cette centralité de la responsabilité individuelle tout découle, jusqu’à l’armée suisse, organisation milicienne, où chacun apporte sa pierre à la défense de la nation, où chacun conserve à son domicile son fusil d’assaut.

À tous les niveaux, l’organisation politique décalque ce principe de subsidiarité. Le pouvoir fédéral installé à Berne n’a pas concédé des prérogatives aux cantons qui, eux-mêmes, en ont rétrocédé une partie aux communes. Le mouvement est inverse : les citoyens ont délégué certaines compétences – avec la possibilité via les droits référendaires, on va le voir, de les récupérer – aux cantons, qui, eux-mêmes, ont délégué aux élus fédéraux le pouvoir de les représenter sur des questions comme la diplomatie ou la défense du territoire, où leurs capacités d’action ne sont pas optimales. Le citoyen exerce directement toutes les responsabilités qu’il estime pouvoir assumer. L’autorité à qui le citoyen délègue une responsabilité qu’il n’est pas apte à exercer rend des comptes, à première demande, au citoyen qui, comme le notait l’un des rares observateurs français s’étant intéressé à la Suisse, n’a pas abdiqué son pouvoir souverain 3.

Les droits référendaires

Si ce modèle d’organisation bottom up fonctionne, c’est que les citoyens savent exercer un contrôle efficace, permanent et surtout direct sur tout pouvoir qu’ils délèguent. C’est ce à quoi répondent les droits référendaires suisses, résumés ici au droit de pétition, au référendum obligatoire (1848) – qui fait obligation aux autorités d’organiser une votation populaire pour toute modification de la Constitution décidée par le Parlement –, au référendum abrogatif (1874) – qui permet à tout citoyen de s’opposer à une loi ou à un arrêté fédéral décidé par un Parlement ou une assemblée élue – et, enfin, à l’initiative populaire (1891) – qui permet à tout citoyen de proposer une révision de la Constitution fédérale par ajout ou suppression d’un article. Il s’agit là de droits « typiquement suisses », ayant démontré leur efficacité, rôdés à travers plus de 600 consultations au niveau fédéral, et par quelques milliers d’autres, aux niveaux communal et cantonal.

Leur prospérité, les Suisses l’ont bâtie lentement. Une des clés de la prospérité du pays réside dans sa stabilité politique, sociale, économique ou encore fiscale, stabilité qui prend appui sur les droits référendaires. Ces droits cimentent la société et l’attachement des citoyens à leur modèle politique.

Si les Français sont à la recherche de recettes éprouvées, les droits référendaires sont sans doute ce vers quoi ils devraient se tourner. Ceux que les Suisses pratiquent à très haute dose depuis 160 ans sont des outils à manier avec doigté. Qu’on nous permette d’en rappeler les conditions d’utilisation.

La mise en branle du référendum abrogatif et de l’initiative populaire est simple, accessible à chaque citoyen. Autrement dit, ces droits peuvent s’exercer sans le concours des partis politiques, des syndicats ou des groupes de pression. Au départ, dans la plupart des cas, ce sont des citoyens ordinaires qui, au sein d’un comité créé pour la cause, s’élèvent pour combattre ou promouvoir une mesure. Charge ensuite à cette poignée de citoyens (7 au minimum, 27 au maximum pour le lancement d’une initiative populaire), réunis en comité référendaire, de convaincre un petit pourcentage d’électeurs – 1 % pour le lancement d’un référendum, 2 % pour le lancement d’une initiative – de l’utilité du combat qu’ils entendent mener. Si les paraphes au bas de pétitions sont réunis dans les délais impartis (100 jours pour un référendum, 18 mois pour une initiative), l’ensemble du corps électoral concerné (depuis la commune de 300 habitants jusqu’au niveau fédéral) sera ensuite consulté. Ces seuils de signatures, très bas, visent à ne pas empêcher le déclenchement d’une votation, quitte à ce qu’elles s’empilent ensuite devant les électeurs.

Pour être validées, les signatures doivent toujours se faire sur support papier, avec signature manuelle de l’intéressé. Le clic numérique est sans valeur. À ce stade, les autorités n’interviennent pas. Leur action se limitera à vérifier, en bout de chaîne, la sincérité des paraphes réclamant la votation. Les autorités sont attentives aux conditions dans lesquelles se déroule la collecte des signatures, et notamment sa rapidité. Il s’agit là d’un utile baromètre de la popularité de l’objet que les référendaires veulent soumettre au peuple, tant au niveau cantonal que fédéral. Le Parlement peut alors réagir et proposer un contre-projet. Si le compromis paraît acceptable, l’initiative peut être retirée. À tous les étages, communal, cantonal, fédéral, le pragmatisme l’emporte.

Des conditions de bon fonctionnement

Un aspect important des droits référendaires suisses est qu’ils ne restreignent pas les objets sur lesquels les citoyens sont invités à trancher. Hormis les questions liées au droit international – esclavage, travail des enfants, égalité des sexes, peine de mort –, les citoyens suisses sont en capacité de trancher sur tout. Les résultats surprennent parfois. Sur des questions jugées épineuses, comme l’interdiction de la construction de minarets ou l’interdiction de la dissimulation du visage, il est ainsi apparu que les élus campaient en retrait des préoccupations du peuple qui, lors des votations, les a déjugés.

Contrairement à certains pays pratiquant le référendum mais fixant des quorums pour le valider, le résultat de la votation suisse se décide à majorité simple. L’abstention, autour de 50 % en moyenne, ne met donc en péril aucun scrutin. Que la participation soit forte ou basse, le résultat sorti des urnes est acquis.

Autre aspect déterminant et qui incite à la participation, les choix exprimés par le peuple lors de ces votations ont valeur contraignante. Ces votations ne sont en effet, ni des sondages d’opinion, ni des consultations « pour voir ». Après que le peuple a voté, les autorités ont deux ans pour mettre en musique la loi ou la modification législative qu’exigent les citoyens (initiative populaire), quelques semaines pour annuler la loi ou la mesure décidée en assemblée mais que, dans les urnes, les citoyens auront rejetée (référendum facultatif-abrogatif). Le peuple n’est ainsi pas seulement consulté. C’est lui qui, in fine, dit la loi, fixe la norme. La Suisse n’a pas de Conseil constitutionnel, partant du fait que la loi fondamentale est écrite directement par son peuple.

Enfin, en raison de leur nombre et de leur chronicité, les votations populaires ne sont pas considérées comme des plébiscites. Les partis ou les responsables politiques ayant soutenu et perdu la votation ne souffrent guère de discrédit. Généralement, le soir de l’élection, la page est tournée, la vie continue.

Pour mémoire, ces vingt dernières années et au seul niveau fédéral, les Suisses ont lancé 80 initiatives populaires visant à amender la Constitution fédérale et 48 référendums abrogatifs, liste qu’alourdissent les référendums dits obligatoires, pilotés par le Parlement. Dire que les Suisses votent à très haute fréquence est donc un euphémisme. Quatre fois par an, ils se prononcent sur une foule d’objets : l’installation d’une zone de poubelles devant une mairie, le prolongement d’une ligne de tramway, la réinstauration d’un impôt sur les chiens domestiques, l’installation d’éoliennes, la suppression de l’armée, l’interdiction de construction de minarets, l’achat d’avions de combat, etc.

Les Suisses sont parvenus à éviter un double écueil. Le premier, on l’a vu, est de ne pas décourager la participation aux scrutins. Impératives, les décisions sorties des urnes sont tournées en lois.

Le deuxième est d’avoir tué le réflexe du râleur, tenté de répondre par la négative à toute question lui étant posée. Explication : le même jour, lors de la même votation, les Suisses sont invités à se prononcer sur un déluge d’objets sans lien entre eux. Ainsi, le 28 novembre 2021, dans le seul canton de Genève, les 270 000 électeurs inscrits devaient se prononcer sur trois objets de portée fédérale, sur six objets de portée cantonale, liste qu’allongeaient d’autres objets dans certaines des 45 communes du canton, comme le référendum lancé dans la petite commune de Bardonnex contre l’installation d’une déchetterie enterrée, décision votée un an plus tôt (8 décembre 2020) par l’assemblée communale. De quoi décourager l’électeur ronchon. De quoi le forcer à utiliser son cerveau au moment de dire ses choix.

La Suisse modèle pour la France?

Une société est d’autant plus stable et prospère que ses institutions sont inclusives, permettant aux citoyens de participer de façon régulière et sincère aux décisions politiques. Redouter que, dotés de tels instruments politiques, les Français les détournent et en fassent un mauvais usage est une approche malsaine, marquée d’un mépris de premier de la classe convaincu de son omniscience face aux taiseux et aux râleurs près du radiateur. Considérant à la fois l’anomie de la société française et son déclin économique, oser aller vers une société où les citoyens endosseraient une responsabilité qui leur est aujourd’hui déniée permettrait, selon nous, de ressouder un pays affecté d’inquiétants signes de fragilité. C’est par le référendum abrogatif, utilisé d’abord au niveau communal, intercommunal et départemental, que pourrait s’amorcer l’apprentissage de la responsabilité politique de nos concitoyens. Sans doute aurions-nous moins de ronds-points dans l’Hexagone si, dûment informés, les Français avaient été en capacité d’arbitrer entre gaspillage et allègement fiscal. La gabegie d’argent public n’a pas pour seule cause la demande des citoyens. Les élus et responsables politiques ont également montré qu’ils étaient capables d’initiatives.

Dans cette perspective, on peut affirmer que la Suisse devrait servir de modèle pour la France 4. Au vrai, un grand nombre d’États sur la planète aurait sans doute beaucoup à gagner à prendre la Suisse en exemple.



  1. Alain Carbonne et Christian Gianella, « Quels enseignements tirer du haut niveau de vie en Suisse? » Trésor-éco, no 246, Direction générale du Trésor, octobre 2019 (https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2019/10/08/tresor-eco-n-246-quels-enseignements-tirer-du-haut-niveau-de-vie-en-suisse).
  2. Les chipoteurs évoqueront la guerre du Sonderbund, la guerre civile suisse qui vit la défaite des cantons sécessionnistes. Mais ce sont des chipoteurs : cette guerre dura trois semaines – du 3 au 29 novembre 1847 – et fit 93 morts. En sortit la Suisse moderne, celle que nous connaissons.
  3. André Siegfried, La Suisse, démocratie témoin, la Baconnière, 1948.
  4. Pour davantage de développements, voir François Garçon, France, démocratie défaillante. Il est temps de s’inspirer de la Suisse, l’Artilleur, 2021.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-3/s-inspirer-de-la-suisse.html?item_id=5836
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