Gil DELANNOI

Chercheur et professeur à Sciences-po.

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La recette du tirage au sort

Afin de remédier, pour partie, aux malaises dans la représentation et la participation, le tirage au sort s’avère une bonne option. Décriée comme exotique ou aberrante, la procédure a pourtant bien des vertus. Démocratique, elle présente les qualités de l’impartialité, de la simplicité, de l’égalité. Le tirage au sort ne saurait totalement remplacer l’élection, mais il peut utilement la compléter. En voici les ingrédients et la recette.

Les questions récurrentes sur le tirage au sort portent sur son acceptation ou son refus et sur ses effets tendanciels. Pour une pratique lucide et efficace, non moins importants sont les points techniques ici esquissés 1.

1. Le tirage au sort est une opération et une procédure. L’opération consiste à soustraire des individus. Par comparaison, un votre additionne des voix. Une procédure est une suite non aléatoire d’opérations. Les opérations qui forment la procédure ne se pratiquent et ne peuvent se pratiquer que dans un certain ordre. Une procédure de tirage n’est guère plus qu’une recette dans laquelle les étapes se comptent en jours plutôt qu’en minutes de cuisson. C’est aussi une règle du jeu, encadrant les comportements d’individus généralement autorisés à concourir plus d’une fois.

2. Que signifie soustraire ? Retirons des pommes d’un panier au hasard. Combien en prendre et comment les sortir du panier ? Le tirage au sort, en tant qu’opération, est ce geste de soustraction, à l’aveugle. Plusieurs pommes ? Parfois même toutes. Alors la soustraction revient à enregistrer un ordre d’apparition d’individus tous retirés de la base. Ce tirage exhaustif, classement par soustractions successives, est souvent fait en vue d’une rotation future de ces individus. Tout tirage se situe entre ces deux limites : tirer un seul ou tirer tous. L’opération soustrait un, quelques-uns ou tous. En dehors de ces cas limites, l’opération de tirage soustrait un ou plusieurs éléments et laisse un reste : une partie de la base subsiste. L’opération est directe quand on tire au sort des pommes pour avoir des pommes. Elle est indirecte quand elle soustrait des signes représentant des personnes ou d’autres objets qui ne peuvent être saisis physiquement. Point de grand sac duquel tirer des gens avec une grande pince. Le tirage est opéré grâce à un support matériel : cartes, jetons, tickets, numéros.

3. Le tirage ne prend un sens que par la procédure qui englobe l’opération. Seule la procédure dans son ensemble permet de comprendre à quoi sert l’opération. Le tirage fait partie des procédures qui sélectionnent des individus, échantillonnent des populations ou attribuent des fonctions. Ces aspects sont séparés ou cumulés selon les situations. Le but est généralement de faire fonctionner une institution, connaître une population, représenter fidèlement sa composition, prendre des décisions. Et pas seulement en politique. Les autres procédures comparables – de ce fait concurrentes, mais aussi complémentaires – sont : l’élection par vote, le marché, le legs, la nomination après examen ou test, l’admission par association ou cooptation.

Pesez précisément les arguments

4. Oubliez le hasard. Tirage et hasard sont loin d’être équivalents. Et même dans un loto, ce n’est pas le hasard qui compte le plus : c’est l’égale chance (infime) d’être un gros gagnant en achetant un ticket peu onéreux. Le hasard est pourtant l’idée la plus fréquemment associée au tirage. C’est confondre l’opération et la procédure. L’opération matérialise et réalise l’aléa du résultat, mais la procédure ne fait qu’utiliser le hasard à d’autres fins que lui-même. Si la personne choisie pour un échantillon représentatif subit effectivement l’aléa d’être choisie ou non, le résultat d’ensemble est tout le contraire d’un hasard. C’est la précision statistique la plus grande possible qui est visée. Le hasard n’est alors qu’un outil statistique de précision pour obtenir un échantillon très représentatif. D’un tirage à l’autre, quand les personnes choisies par le tirage changent, les mêmes proportions demeurent. Le hasard ne joue un rôle qu’à l’échelle de l’individu choisi. Dans ce processus, l’individu est désigné par le tirage pour représenter et non pour être distingué en tant qu’individu. Un miroir ne reflète pas une image au hasard. Un modèle réduit permet même, par l’accumulation non aléatoire des individus tirés au sort, de reconstituer par déduction une population d’ensemble dans ses principales caractéristiques quand on ne la connaît pas. Prétendre qu’utiliser le tirage revient à préférer le hasard aux autres critères est, dans la plupart des cas, une absurdité. Le tirage ne rend en soi aucun culte au hasard ni ne le divinise, dès lors que la procédure utilise l’opération à des fins de représentation, de modélisation, de rotation. Et s’il le faut, une qualification préalable à l’opération élimine ce qui pouvait rester hasardeux dans la procédure. Allons même plus loin : il y a davantage de hasard dans une élection présidentielle que dans la plupart des usages du tirage au sort en politique. Une élection présidentielle départageant quelques personnalités constitue un entrecroisement de destins personnels et d’événements peu prévisibles.

5. « Le tirage c’est l’incompétence au pouvoir. » Oubliez l’incompétence. Partisans et adversaires s’affrontent souvent sur cette question. Pourtant, c’est un faux problème. Recourir au tirage, pour les uns, serait la reconnaissance d’une compétence démocratique intrinsèque à tout groupe humain. Pour leurs adversaires, ce serait un égalitarisme aveugle, insensible à toute différence de connaissance, d’expérience dans la conduite des affaires (politiques ou autres). S’il existe des différences de compétences requises selon les fonctions attribuées par le sort, la définition du groupe dans lequel sont effectués les tirages permet l’ajustement indispensable. Cet ajustement est d’ailleurs nécessaire dans toutes les procédures : il faut une base qualifiée pour un vote. L’inscription à un examen, dans la plupart des cas, passe aussi par l’appartenance à une base qualifiée. Ainsi, dans un tirage, si la fonction requiert une compétence très spécialisée, celle-ci aura été testée auparavant, lors de l’enregistrement de la base. Dans les cas de moindre spécialisation requise, il aura fallu réfléchir à l’adéquation entre le tirage et ces fonctions pour ajuster la base. Cet ajustement ne se heurte à aucun obstacle insurmontable. La solution se trouve dans les nombreuses et diverses formes de qualification. Les fonctions qui ne sauraient être soumises au tirage sont aisément repérables : le bon sens joue dans les deux sens. Je ne voudrais certainement pas me faire arracher une dent par un dentiste tiré au sort dans la population, mais l’absurdité de la suggestion se trouve sur l’autre face de la même question, car je ne voudrais pas davantage avoir été désigné pour arracher une dent à quiconque, alors que je ne maîtrise pas cette technique. Le débat fréquent sur la compétence générale n’a donc de sens que dans le cas où aucune qualification n’est retenue, quand la base est la plus large possible. Or, le problème de la compétence se pose de même pour le vote, l’association, l’héritage et quelques autres procédures et signifie : « Qui est capable d’être admis dans la procédure ? » Cet aspect n’est pas propre au tirage. S’il est beaucoup plus fréquemment évoqué à son propos, c’est par manque d’expérience.

Mesurez les effets plus ou moins démocratiques

6. Nuancez le caractère intrinsèquement démocratique du tirage. Il existe, mais ne peut être érigé en loi ou théorème. Tout au plus s’agit-il d’une tendance. Et là aussi on doit dire la même chose de toutes les procédures : aucune n’a d’essence ou de nature, mais seulement des propriétés opérationnelles. Tous les usages du tirage sont possibles : du plus égalitaire au plus inégalitaire du plus anodin au plus dramatique.

7. Notez que le tirage a été maximisé par quelques démocraties et que d’autres l’ont délaissé. L’usage du tirage ne définit donc pas le régime démocratique. Aristote, qui souligna le lien entre tirage et démocratie, ne disait pas que le tirage est démocratique en soi. Il ne disait pas non plus qu’il est propre au régime démocratique. On le trouvait et on le retrouve dans plusieurs régimes. Il est vrai que certaines démocraties l’ont utilisé davantage, à tel point qu’on s’est parfois inquiété de sa prolifération : dans L’assemblée des femmes (vers 372 avant J.-C.), Aristophane insiste de façon burlesque sur sa généralisation utopique. De plus, en politique moderne, le label démocratique ne peut être obtenu que si les conditions sont proches d’une participation au suffrage universel.

8. Retenez cependant certains aspects tendanciels : le tirage, plus que les autres procédures, est en moyenne utilisé pour apporter impartialité, égalité et sérénité. Le tirage est impartial, car dépourvu d’intrigue, égal si les détails de la procédure assurent des chances égales, serein parce que personne ne peut tirer fierté ni amertume d’avoir ou de ne pas avoir été sélectionné.

9. Le tirage au sort ne permet à personne de connaître à l’avance les personnes probablement choisies, héritières comme dans un legs, ni d’échanger des arguments et additionner des suffrages comme dans un vote, ni d’ajuster l’offre et la demande comme dans un marché, ni de mesurer des capacités comme dans un test ou un examen, ni d’enregistrer des affiliations volontaires comme dans un parti ou tout autre type d’association. Si le tirage a une valeur spécifique, c’est précisément grâce à sa différence avec toutes les autres opérations et procédures. Le chercheur Oliver Dowlen note avec justesse que le tirage élimine toutes les raisons, bonnes ou mauvaises, dans une sélection. Par conséquent, dès que les mauvaises raisons risquent de compter pour moitié ou plus, le tirage devient très intéressant. En éliminant toutes les raisons, le tirage n’est ni rationnel, ni irrationnel. Sa raison est d’être sans raisons (plus ou moins partiales). On voit ainsi comment il est généralement efficace contre la corruption, l’esprit de parti, la coalition d’intérêts, les stratégies les plus diverses qui interfèrent dans un choix et le détournent de son objet principal.

10. Le tirage peut contribuer à la démocratie représentative en sus de l’élection des parlementaires et de la démocratie directe en ajoutant une délibération préalable au vote direct, des décisions et des lois, mais il ne peut se substituer au vote. Sans suffrage universel, une loterie politique ne peut réaliser toute seule la démocratie directe. Elle pourrait même étouffer toute véritable procédure démocratique derrière un écran de fumée égalitaire. Une chance égale d’être tiré au sort n’est pas démocratique en soi. Elle sera peut-être démocratique si tout le contexte légal y contribue (état de droit, élections libres, opposition légale, libertés publiques) et si l’observation de la procédure le confirme. Gardez-vous donc d’opposer frontalement le tirage au vote. Le tirage et l’élection sont deux piliers indissociables de tous les régimes démocratiques, y compris ceux dans lesquels le tirage a été utilisé. Aucun régime démocratique ne s’est dispensé de voter, qu’il s’agisse d’élire des personnes, de prendre des décisions, d’adopter des lois.

11. Ne vous limitez pas à un seul niveau. Toutes les échelles sont possibles. De la politique locale à la coopération internationale. Et dans différentes institutions, pas seulement les institutions politiques.

Composez et mesurez les ingrédients

12. La population est constituée de toutes les personnes potentiellement concernées, capables d’accomplir la tâche future, en tant que citoyens ou habitants, ou encore en tant que membres ou agents d’une organisation ou institution. Exemples : la France ou la ville de Marseille, la profession viticole, les professeurs de mathématiques dans l’enseignement secondaire, telle entreprise ou telle université.

13. La base répertorie toutes les personnes qualifiées d’une population pour participer à l’opération. Cette base peut être équivalente à la population après vérification légale. Une base restreinte prend des proportions diverses selon les critères retenus, de l’ordre de 90, 50, 10 ou 1 % d’une population, deux individus étant le minimum pour une sélection aléatoire. Toute base est donc égale ou inférieure à la population. Exemples : pour un jury au tribunal, seuls les adultes sont retenus. Parmi les membres d’une profession ou d’une institution, peut-être quelques années d’expérience seront requises. Tout service un peu pénible est forcément limité par un critère d’âge et de capacité physique.

14. La qualification donne le critère définissant une base légale de personnes participant à tout tirage. Les critères utilisables sont innombrables, allant de la simple vérification d’une population au test d’aptitude. Les compétences sont très diverses. Chaque qualification doit être adaptée à chaque situation.

15. La candidature désigne l’acte d’inscription volontaire dans une base. La candidature peut, ou non, être soumise à qualification.

16. Le refus est la possibilité de ne pas figurer dans la base, ou de s’en retirer avant le tirage, soit en exprimant un refus avant toute possibilité d’inscription (refus fort, assimilable à l’abstention), soit en demandant le retrait d’un enregistrement déjà effectué par une administration, ce qui peut alors se faire au coup par coup ou pour des durées courtes ou longues.

17. Le retrait est le droit de démissionner après le tirage. Ce retrait intervient avant le rendez-vous pour la fonction. La personne sélectionnée, en se retirant, libère une place pour une personne arrivée ensuite dans la sélection.

18. La sélection (les individus lotis) est la liste finale des personnes choisies par le tirage, quand toutes les opérations préalables ont été effectuées selon certaines options. Exemples : quelle était la qualification ? Le refus et le retrait étaient-ils permis ou interdits ? Voilà qui influe considérablement sur la quantité et la qualité du tirage effectué. Ces choix d’options n’ont de sens que selon les finalités de la procédure. Ces finalités sont innombrables et, comme on l’a vu, plus ou moins démocratiques, impartiales, égales, libres, sereines, sincères, etc.

Faites revenir le tirage et goûter avec une bonne dose d’esprit critique.



  1. Pour une recette plus détaillée et commentée, voir Gil Delannoi, Le tirage au sort. Comment l’utiliser? Presses de Sciences-po, 2019.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-3/la-recette-du-tirage-au-sort.html?item_id=5829
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