Monique CANTO-SPERBER

Philosophe, directrice de recherche au CNRS, ancienne directrice de l’École normale supérieure.

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Démocratie : la matrice antique

La démocratie dans les cités grecques antiques était de forme plurielle. Opposée à la monarchie, à l’oligarchie ou à la tyrannie, elle n’incarne pas un type démocratique pur. En témoignent ses réformes successives, la variété des procédures et la diversité des thèses à son endroit. Reste une figure historique exemplaire, avec l’établissement des droits et des devoirs des citoyens.

La signification littérale du terme démocratie est bien connue, à savoir le pouvoir (kratos) au peuple (demos). De fait, on se représente souvent la démocratie telle qu’elle était pratiquée dans la Grèce antique comme un type de régime où tous les citoyens pouvaient participer à l’assemblée et au conseil, les deux instances suprêmes du régime athénien, sans distinction de fortune ni même d’origine de fortune, qu’ils soient paysans, artisans ou commerçants.

Assurément, de nombreuses cités grecques du IVe siècle semblent présenter un tel régime mais sous des formes si différentes les unes des autres qu’on chercherait en vain un exemple typique de démocratie. Car dans les quelques cas bien documentés dont nous disposons, la réalité politique de la démocratie ne correspond que rarement, sinon jamais, à cette représentation canonique. Les auteurs de l’époque hellénistique étaient déjà bien conscients de la difficulté, puisqu’ils en sont venus à désigner comme « démocratique » toute cité qui n’était pas gouvernée par un roi. Le décalage entre l’image de la démocratie grecque, présentée encore aujourd’hui comme la forme achevée de la démocratie, et ce que fut dans l’histoire sa réalité institutionnelle est instructive sur les ambiguïtés de l’idéal démocratique grec.

Ce que démocratie veut dire, entre banalisation et altération d’un modèle politique

L’une des premières occurrences du terme « démocratie » se trouve dans la pièce d’Eschyle, Les suppliantes, composée vers 460, lorsque Thésée répond au héraut thébain : « Cette ville ne dépend pas d’un seul homme, elle est libre : le peuple y commande à son tour, et les magistrats s’y renouvellent tous les ans, la prépondérance n’y appartient pas à la richesse, et le pauvre y possède des droits égaux. » Il est bien question de « pouvoir du peuple », mais que signifie cette expression? Le terme kratos désigne en général le pouvoir exercé sur soi-même, par opposition à l’arkhé, qui se réfère plutôt au pouvoir sur autrui. La democratia serait donc le pouvoir que le peuple exerce sur lui-même, tandis que l’arkhecratia aurait désigné le pouvoir que le peuple exerce sur autre chose que lui-même, à savoir l’aristocratie, et pourtant le terme demos, quant à lui, sert plutôt à désigner le peuple par opposition à l’aristocratie. Sans commenter davantage le sens de ces termes, on voit déjà combien la « démocratie » en Grèce ancienne ne peut être détachée de l’histoire des affrontements qui opposèrent les démocrates aux aristocrates tout au long du Ve siècle avant l’ère chrétienne. Dans l’oraison funèbre des morts de la première année de la guerre du Péloponnèse, morceau de bravoure de son ouvrage La guerre du Péloponnèse, Thucydide présente du reste la démocratie comme le régime qui vise à faire le bien du peuple, mais pas nécessairement le régime où le pouvoir appartient au peuple. Ce n’est qu’après la tyrannie des Trente, qui sévit pendant quatre ans à Athènes à la fin de la guerre du Péloponnèse, que l’oligarchie fut durablement discréditée tandis que la démocratie s’imposait comme la forme politique dominante.

La démocratie dans l’Athènes classique : réalité ou mythe?

Le régime démocratique à Athènes fut une façon de répondre aux crises politiques qui survinrent au cours du VIe siècle. L’esclavage pour dettes affectait massivement les paysans non propriétaires, tandis que l’émergence, due au développement des échanges commerciaux, d’une classe d’artisans, d’armateurs et de négociants capables de se procurer un équipement d’hoplite et donc de défendre la cité mettait durement en cause le monopole politique de la noblesse.

La transition vers la démocratie se fit en deux étapes. D’abord à la faveur de mesures visant à l’établissement d’une démocratie des citoyens libres, avec un tribunal affirmant l’autorité de l’État au-dessus des vengeances et rivalités familiales, ensuite avec l’instauration d’une communauté politique fondée sur une redistribution des terres destinée à amoindrir le pouvoir local des propriétaires les plus fortunés et à briser la domination des groupes familiaux. À la faveur de cette dernière réforme, un citoyen athénien se définissait par son appartenance à un dème (circonscription administrative de base de la vie civique), chaque tribu, il y en avait dix en tout, étant formée de dèmes appartenant à la ville, à la côte et à l’intérieur. La réforme de Solon acta aussi la suppression de l’esclavage pour dettes et l’instauration de quatre groupes sociaux et économiques (les aristocrates ou Eupatrides, les cultivateurs, la classe populaire et les esclaves) ainsi que la création de l’Héliée, un tribunal populaire ouvert à tous.

L’ekklesia, ou assemblée des citoyens, comportait en moyenne 6 000 membres, décidant à main levée, à partir d’une majorité simple. La boulè, ou conseil, était composée de 500 membres et siégeait de manière permanente. La réforme de Clisthène, vers la fin du Ve siècle, introduisit le tirage au sort pour la désignation des membres de la boulè et ceux de l’Héliée. Les prytanes, ou plus hauts magistrats, étaient désignés par un système d’alternance régulière, ce qui réservait cette fonction aux plus hautes classes, la peuple n’y ayant pas accès. Enfin, Périclès mit en place une indemnité journalière de présence au sein de l’Héliée et de la boulè, permettant aux citoyens de ne pas travailler pour vaquer à leurs obligations politiques.

Après la fin de la guerre du Péloponnèse et l’occupation d’Athènes par Sparte qui instaura le régime des Trente tyrans, la démocratie athénienne commença de péricliter. Les événements politiques créèrent les conditions de sa disparition progressive. Après la mort d’Alexandre, Athènes adopta une forme de plus en plus oligarchique : on vit se succéder des régimes le plus souvent imposés par un pouvoir extérieur, même si les institutions de la démocratie se maintinrent jusqu’à l’époque romaine.

Telle fut la démocratie athénienne. Quel était le sens politique de ce régime? Comment était-il jugé? Pour répondre à ces questions il n’y a pas de meilleures sources que Platon et Aristote.

Platon et Aristote face à la démocratie : des critiques toujours présentes

Platon fut le premier penseur à critiquer en philosophe la réalité politique de son temps. Toutefois, l’analyse platonicienne de la démocratie est largement inspirée par l’attitude de Socrate dans l’Athènes des heures sombres, les dernières années de la guerre du Péloponnèse et le retour de la démocratie après la tyrannie des Trente. La démocratie était pour Socrate synonyme d’impuissance politique et de triomphe de la démagogie. Sa vie en porte le témoignage, comme le rappelle la défense qu’il opposa au tribunal démocratique qui le condamna à mort en 399. Non seulement la participation à la vie politique en démocratie est source de danger, le verdict dont Socrate fut la cible en témoigne, mais surtout, selon lui, le plus bel accomplissement politique d’un citoyen n’est pas de siéger dans les assemblées : bien au contraire, il consiste d’abord à rappeler les exigences de la vérité et de la justice dont la pratique démocratique ne tient aucun compte.

« L’art qui s’occupe de l’âme, je l’appelle politique », déclare Socrate dans une page fameuse du Gorgias. Cela signifie que le gouvernement vertueux doit s’occuper de rendre la cité meilleure en s’appuyant sur la justice et la raison, au lieu de chercher à satisfaire le désir de ceux qui y vivent. On imagine aisément combien ces thèses étaient choquantes dans une Athènes où l’on justifiait la démocratie par le débat public et la sélection des gouvernants par tirage au sort et désignation majoritaire.

Ces intuitions socratiques sont au fondement de la critique que Platon fait de la démocratie. Dans la généalogie des cités que présentent les livres II et III de la République, Platon évoque une « cité gonflée d’humeurs » que caractérisent l’accumulation des richesses, la guerre et la zizanie constantes, la confusion des fonctions, la prétention de tous à faire de la politique et à défendre la cité. C’est une condamnation à peine voilée de la démocratie de son temps, à laquelle il opposera la cité juste que gouvernent les gardiens de cités, devenus philosophes.

En contrepoint de cet exposé, on trouve dans le livre VIII de la République, mais aussi dans les Lois, une description plus nuancée de la démocratie. Elle est présentée comme la forme dégénérée de la cité idéale, qui advient quand ses gouvernants ne s’occupent plus du bien mais se gonflent « d’injustice et de démesure ». En démocratie, la compétence politique disparaît, chaque individu devient son maître, et l’on trouve dans ce type de régime autant d’États que d’individus jusqu’au moment où, se cherchant un protecteur, ce régime se transforme en tyrannie. L’exposé des Lois va encore plus loin : la démocratie y est présentée comme le meilleur des régimes quand toutes les autres constitutions sont déréglées, « mais si elles sont bien ordonnées, la démocratie est le pire où l’on puisse vivre ». Pourtant, la meilleure cité des Lois est une constitution mixte, mélange de démocratie et de monarchie, où les magistrats sont désignés par choix et élection et où plusieurs conseils veillent sur la légalité des lois. Aristote, Polybe, les humanistes de la Renaissance et Machiavel reprendront la typologie de Platon.

Les réflexions d’Aristote sur la démocratie sont comme celles de Platon modelées sur la réalité politique de son temps, les petites cités indépendantes étant à ce moment-là en voie de disparition, car progressivement absorbées par l’empire macédonien. L’autorité politique dans un régime idéal doit être, selon lui, exercée entre des individus égaux. Elle résulte d’abord du choix délibéré de vivre ensemble et repose sur l’amitié. Sa légitimité vient du fait de commander à des êtres libres réunis en assemblée de citoyens et qui peuvent être à la fois gouvernants et gouvernés. Cela ressemble fort au régime démocratique décrit plus haut, une forme de démocratie directe où chaque citoyen, partie du corps délibératif, est éligible et peut occuper plusieurs fonctions. Mais, dans la réalité, la démocratie n’est que la forme dégénérée de cet État parfait, car le pouvoir y est confisqué par les pauvres qui gouvernent pour leur intérêt et commandent à des esclaves (Politique, III).

L’idéal démocratique grec fut une source d’inspiration toujours vive

Quand les révolutions démocratiques modernes se produisirent en Europe à partir de la fin du XVIIIe siècle, la démocratie de l’Athènes antique était bien le seul exemple historique qui pouvait illustrer les idées politiques nouvelles. Son souvenir était omniprésent chez des hommes pétris d’humanités classiques au moment où il leur fallait créer de toutes pièces un système politique inédit. Aux États-Unis, les pères fondateurs firent de la démocratie antique un modèle, sans oublier d’y associer l’influence des principes de Montesquieu relatifs à l’équilibre des pouvoirs. Les révolutionnaires français multiplièrent, quant à eux, les références à la Grèce antique jusqu’à installer la statue d’Athéna devant l’Assemblée nationale. Enfin, les philosophes radicaux anglais firent de la démocratie grecque un sujet d’étude et un modèle vivant, associant recherches historiques (George Grote, l’un des chefs du mouvement, fut le premier historien de l’Antiquité) et propositions de réforme politique.

La question persiste pourtant : la démocratie antique était-elle une démocratie au sens où nous définissons aujourd’hui ce régime? Ni les femmes ni les esclaves n’étaient citoyens, ils n’avaient donc aucun accès au pouvoir politique, judiciaire et économique auquel donnait droit la démocratie. Par ailleurs, les démocraties antiques ne connaissaient ni le suffrage universel ni l’égalité des droits. Elles ne semblent pas non plus avoir ouvert leurs magistratures à tous les citoyens. Certes, elles permettaient la participation politique à une large partie d’entre eux et allaient jusqu’à identifier la liberté du citoyen à cette participation (ce que Benjamin Constant interprétera comme « la liberté des anciens »). Elles faisaient aussi de la liberté de parole en politique un devoir, mais de tels droits ne concernaient qu’une partie des individus vivant dans la cité.

À l’inverse, les Athéniens du Ve siècle auraient considéré nos démocraties modernes comme des oligarchies, car les citoyens n’y sont que représentés dans l’Assemblée. Quelques-unes des pratiques de la démocratie antique ont pourtant subsisté jusqu’à aujourd’hui et semblent même connaître une faveur nouvelle, en particulier les votations régulières (comme celles pratiquées par la démocratie suisse : rien de comparable avec le caractère exceptionnel d’un référendum dans notre Constitution) ou le recours au tirage au sort (comme pour la sélection des jurés d’assises dans notre pays ou des bénéficiaires de la green card aux États-Unis).

Toutefois, même si elle ne peut être reproduite, la démocratie grecque garde quelque chose d’exemplaire. Elle a fait de la participation politique un droit qui appartient à chaque citoyen, et un devoir à accomplir sous peine d’amende, et qui doit être indemnisé. Un bel idéal que les démocraties modernes n’ont pas encore trouvé le moyen de promouvoir à leur façon.

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