Anne-Marie LE POURHIET

Professeure de droit public à l’université Rennes-I.

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Gouvernement des juges et post-démocratie

En démocratie, le rôle du juge se borne en principe à l’application de la loi dans les décisions contentieuses. Son rôle dérive cependant, en s’étendant vers le contrôle du contenu des lois, c’est-à-dire des choix politiques. En France, le Conseil constitutionnel, mais aussi les juges ordinaires comme les juges européens, ont progressivement acquis le pouvoir de substituer leurs appréciations à celles des représentants élus. Une aristocratie judiciaire prend ainsi place.

Les termes « gouvernement des juges » sont empruntés au juriste Édouard Lambert, qui avait, il y a exactement un siècle de cela, décrit dans un ouvrage célèbre le rôle politique déterminant joué aux États-Unis par la Cour suprême 1. Il est depuis fréquemment utilisé en France, chaque fois que l’on redoute ou que l’on constate la propension des juges à se substituer au pouvoir politique (constituant, législatif ou exécutif) dans l’exercice du pouvoir normatif. Lors de l’élaboration de la Constitution de 1958, le terme fut ainsi abondamment utilisé pour s’opposer, soit à la valeur juridique du préambule de la Constitution, soit à l’élargissement de la saisine du Conseil constitutionnel à l’opposition parlementaire, soit à la contestation de la loi devant les tribunaux par de simples citoyens.

Pour comprendre en quoi le déploiement contemporain tous azimuts du contrôle juridictionnel des lois s’inscrit dans un mouvement post-démocratique général, il convient de rappeler tout d’abord ce qu’est exactement la démocratie et quel est, en théorie, le rôle du juge dans un gouvernement démocratique.

I. La place du juge dans une démocratie

Comme le soulignait Giovanni Sartori : « Le mot démocratie doit obligatoirement être employé dans un sens qui se rapporte à sa signification historique et sémantique, d’une manière qui ne trompe pas. » 2

Dès lors que l’article 1er de la Constitution de 1958 indique que la France est une République démocratique, exactement comme l’article 20 de la Loi fondamentale allemande ou les articles 1ers des Constitutions italienne et espagnole, pour ne citer que quelques voisins immédiats, les juristes ne peuvent échapper à l’obligation d’en donner une définition stable et rigoureuse. De la même façon, quand l’article 4 de la Constitution française affirme que les partis et groupements politiques « doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie », il faut bien s’entendre sur le contenu de ces termes.

Or justement, la signification sémantique et historique de la démocratie ne souffre aucune discussion : demos kratos signifie le pouvoir de tous par opposition au pouvoir d’un seul (monocratie) ou de quelques-uns (aristocratie). L’on connaît la formule parfaite de Thucydide : « Notre Constitution est appelée démocratie parce qu’elle est l’œuvre, non d’une minorité, mais du plus grand nombre. » 3 La démocratie désigne la source du pouvoir, c’est une notion organique visant la souveraineté collective, la capacité de tous de s’autodéterminer majoritairement et librement.

La Cour constitutionnelle allemande a rendu une longue copie sur ce point dans sa décision du 30 juin 2009 relative au traité de Lisbonne, puisque l’article 79 de la Loi fondamentale interdit les révisions touchant aux principes énoncés à l’article 20 et donc, précisément, au caractère démocratique de la République fédérale.

Elle rappelle de façon constante que le droit des citoyens de déterminer librement la puissance publique, tant sur le plan des personnes qui l’exercent que sur celui de son contenu, par des élections et des votations, est la partie intégrante élémentaire du principe de démocratie et affirme que le droit à une participation libre et égale à la puissance publique, ancré dans la dignité humaine, fait partie de ceux des principes du droit constitutionnel allemand dont toute modification est interdite.

Elle conclut donc que c’est par l’élection des députés que le peuple fédéral manifeste directement sa volonté politique et se gouverne régulièrement, à travers la majorité qui se dégage au sein de l’assemblée représentative dont émane le gouvernement fédéral, lui-même responsable devant elle. L’élection des députés est donc la source du pouvoir d’État périodiquement renouvelé par le peuple.

À vrai dire, la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen ne dit pas autre chose depuis plus de deux siècles puisque l’idée révolutionnaire majeure est que l’individu libre s’autodétermine dans un peuple également autonome, dont la liberté se nomme souveraineté. Le principe de toute souveraineté réside dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément (article 3). La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir, personnellement ou par leurs représentants, à sa formation (article 6), ainsi que celui de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique (article 14).

Cent-soixante-dix ans plus tard, le premier principe directeur énoncé dans la loi constitutionnelle du 3 juin 1958 est le suivant : « Seul le suffrage universel est la source du pouvoir. C’est du suffrage universel ou des instances élues par lui que dérivent les pouvoirs législatif et exécutif. » Ce sont exactement les termes de la Cour de Karlsruhe.

La Constitution de 1958 dispose donc que « la France est une République démocratique » (article 1er), que « son principe est le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » (article 2). L’article 3 confirme la Déclaration de 1789 en remplaçant cependant le « ou » optionnel par un « et » prescriptif : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. Le suffrage est toujours universel. »

Dans un système où l’expression de la volonté générale est ainsi le monopole des citoyens ou de leurs représentants élus, le rôle du juge est d’appliquer strictement la loi dans les litiges qui lui sont soumis. Si la loi est le produit de la volonté de tous comme l’exige la démocratie, elle ne peut pas être en même temps le fruit de la volonté aristocratique de quelques magistrats.

Théoricien de la séparation des pouvoirs, Montesquieu, n’en affirmait pas moins que la puissance de juger était nulle et que les juges devaient se borner à être les « bouches de la loi ».

C’est au nom du principe démocratique que les révolutionnaires français ont posé, dans la loi des 16 et 24 août 1790, le principe selon lequel « les tribunaux ne pourront, ni directement ni indirectement, prendre part à l’exercice du pouvoir législatif, ni empêcher ou suspendre l’exécution des décrets du corps législatif, à peine de forfaiture ». La Constitution de 1791 confirme ensuite que « les tribunaux ne peuvent ni s’immiscer dans l’exercice du pouvoir législatif ni suspendre l’exécution des lois », tandis que l’article 127 du Code pénal de 1810 punit de dégradation civique les juges qui se seraient rendus coupables d’une telle forfaiture. Ainsi donc l’idée d’un contrôle juridictionnel des lois, pouvant conduire les juges à écarter l’application d’un texte législatif, est d’emblée fermement rejetée.

L’idée de garantir la conformité des lois à la Constitution approuvée par le peuple n’est pourtant pas absente des débats français, et l’on sait notamment que Sieyès avait imaginé une « jurie constitutionnaire » qui puisse tenir ce rôle. Mais c’est toujours vers un organe politique que se sont tournés les constituants français lorsqu’ils ont abordé cette question.

C’est ainsi que la Constitution de 1958 a fini par créer un Conseil constitutionnel, mais dont l’unique fonction était de vérifier que le Parlement français ne sortait pas du cadre procédural rigide dans lequel le nouveau parlementarisme rationnalisé l’avait enfermé. Il n’était pas question que cette institution contrôle le contenu des lois, donc porte un jugement de valeur sur les choix politiques en invoquant un préambule succinct se bornant à faire vaguement référence à la Déclaration de 1789 et au préambule de la Constitution de 1946. Il n’était pas davantage question de permettre aux justiciables de se plaindre devant les tribunaux de ce qu’une loi violerait les textes mentionnés audit préambule.

Les travaux préparatoires de la Constitution sont formels : le préambule n’a pas valeur constitutionnelle, le Conseil constitutionnel ne peut donc y confronter les lois et aucune juridiction ne pourra examiner elle-même ni renvoyer au Conseil le soin d’apprécier la validité d’une loi. Le risque de « gouvernement des juges » plusieurs fois invoqué par les constituants, les conduit à cantonner le Conseil constitutionnel dans un rôle d’auxiliaire de l’exécutif et de régulateur des pouvoirs publics. Ni celui-ci ni les juridictions n’ont à se substituer aux autorités élues ou politiquement responsables pour effectuer les arbitrages politiques.

Mais, une fois le fondateur de la Ve République disparu, c’est à une rapide remise en cause des principes républicains que l’on va assister par étapes jusqu’à dériver vers un système post-démocratique.

II. Le souverain captif

À peine la dépouille du Général est-elle refroidie que les remises en cause de l’esprit des institutions se succèdent, le pouvoir politique échappant au peuple et à ses représentants pour se disperser dans des institutions ne relevant pas du suffrage universel, au premier rang desquelles les juges, nationaux et européens.

C’est le 16 juillet 1971 que le Conseil constitutionnel, saisi par le président du Sénat Alain Poher, s’empare du pouvoir de contrôler le contenu des lois par rapport aux droits et libertés auxquels le préambule de la Constitution renvoie. Il se permet ainsi de changer complètement son office en se dotant d’un droit de veto discrétionnaire sur les choix politiques. Ce fut le point de départ de la « dégaullisation » des institutions.

Le même Alain Poher profite ensuite de l’intérim du président Pompidou pour ratifier en 1974 la Convention européenne des droits de l’homme. Puis c’est Valéry Giscard d’Estaing qui, la même année, va donner sa bénédiction à la décision de 1971 en étendant le droit de saisine du Conseil constitutionnel à 60 députés ou 60 sénateurs, c’est-à-dire à l’opposition, lui permettant désormais d’opposer son veto discrétionnaire à de très nombreuses lois.

En 1975, dans sa décision sur l’IVG, le Conseil invite les juges ordinaires, judiciaire et administratif, à contrôler eux-mêmes la conformité des lois au droit international et européen dans les litiges qui leur sont soumis. La Cour de cassation ne se fait pas prier et écarte immédiatement l’application de dispositions législatives qu’elle juge contraires à une règle européenne, et le Conseil d’État va suivre en 1989.

François Mitterrand ratifie en 1981 le droit de recours individuel à la Cour européenne des droits de l’homme et, en 1983, le protocole sur le droit de plainte individuelle devant le Comité des droits de l’homme de l’ONU.

À partir de ce moment-là, tout est en place pour que le gouvernement des juges se répande dans tout l’appareil judiciaire national, d’autant qu’en juin 2000 encore, pour rivaliser avec le juge judiciaire, le législateur dote le juge administratif de procédures de référé lui permettant de paralyser une décision publique sous 48 heures par un contrôle d’opportunité.

Enfin, comme le Conseil constitutionnel risquait d’être marginalisé par le contrôle de conformité de lois au droit européen, Nicolas Sarkozy lui offre en 2008 la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), qui permet aux justiciables de contester euxmêmes devant le Conseil une disposition législative qu’ils disent porter atteinte à leurs droits. Depuis l’instauration de cette procédure, le Conseil est devenu l’antichambre de groupes de pression multiples qui s’y bousculent à coups d’interventions et d’opaques « portes étroites » (mémoires officieux tendant à influencer les juges) lui dictant sa jurisprudence.

L’ancien garde des Sceaux du général de Gaulle, Jean Foyer, écrit dans ses mémoires, au sujet de la décision de 1971 : « Le législateur n’était plus souverain et les auteurs, traitant désormais le droit constitutionnel comme le droit administratif ou le droit privé, allaient travailler à immobiliser le législateur-Gulliver avec les ficelles des Lilliputiens de la jurisprudence. » 4

C’est exactement le tableau contemporain : le souverain est devenu captif et impotent, placé sous tutelle d’oligarchies multiples parmi lesquelles domine la figure du juge. Les juristes se félicitent du fait que la jurisprudence du Conseil constitutionnel et des cours européennes soit prise en compte dans la préparation des textes législatifs et les débats parlementaires, et s’enthousiasment du spectacle d’un législateur craintif qui s’autocensure préventivement.

La notion d’État de droit, complètement détournée de son sens initial, est devenue prétexte à mettre la souveraineté démocratique en cage. Un État de droit démocratique suppose en effet une hiérarchie des normes organisée par ordre de légitimité décroissante : au sommet la Constitution adoptée par le peuple, au-dessous la loi votée par les représentants du peuple, puis encore en dessous les actes administratifs rangés verticalement. Mais cette structure hiérarchique, théorisée par les juristes allemands du XIXe siècle, est aujourd’hui transformée en auberge espagnole où l’interprétation « à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui », donnée par une poignée de juges d’une disposition constitutionnelle ou conventionnelle très vague, offrant en réalité une marge d’appréciation discrétionnaire, va suffire à écarter un texte voté par les représentants d’une nation sur la base d’un programme législatif validé par les électeurs.

Plus grave encore, sur le fondement d’un article de traité énumérant une succession de « valeurs » non reliées entre elles et dépourvues de toute articulation logique, ouvrant la porte à une interprétation parfaitement subjective, l’on en vient à condamner un État pour des lois constitutionnelles ou ordinaires pourtant adoptées par un gouvernement démocratique librement choisi. Lesdits juges reconnaissent d’ailleurs explicitement qu’ils n’interprètent pas le texte constitutionnel ou conventionnel en fonction de la volonté de ceux qui l’ont adopté, mais en fonction des « évolutions de la société » qu’ils jugent bonnes. Il arrive même aux cours européennes d’utiliser, pour leur interprétation des traités, des normes internationales étrangères au texte qu’ils doivent appliquer, mais qu’ils jugent « pertinentes », alors même que l’État partie considéré ne les a jamais ratifiées. Les excès de pouvoir sont désormais le fait des juges euxmêmes, qui malmènent en réalité l’État de droit dont ils se réclament.

Il résulte de cette confiscation du choix démocratique le sentiment partagé par de nombreux citoyens qu’il ne sert plus à rien de voter, puisqu’en tout état de cause le dernier mot reviendra à des aristocraties judiciaires elles-mêmes instrumentalisées par des oligarchies sociétales. S'il est établi que l’on gouverne dans les prétoires, alors pourquoi se rendre dans l’isoloir?



  1. Édouard Lambert, Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux États-Unis. L’expérience américaine du contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois, éditions Marcel Giard, 1921.
  2. Giovanni Sartori, Théorie de la démocratie, Armand Colin, 1973.
  3. Histoire de la guerre du Péloponnèse, II.
  4. Jean Foyer, Sur les chemins du droit avec le Général. Mémoires de ma vie politique, 1944-1988, Fayard, 2006.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-3/gouvernement-des-juges-et-post-democratie.html?item_id=5826
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