La justice : un contre-pouvoir problématique
Puisque le rôle de la justice se borne, en principe, à l’application de la loi, elle ne saurait constituer un contre-pouvoir. Repérable depuis l’Ancien Régime, une aspiration des juges vise à se prononcer sur le bien-fondé des textes. Des dérives militantes contemporaines, plus prononcées, cherchent à donner à l’autorité judiciaire la faculté de substituer ses appréciations à celles des représentants élus démocratiquement.
Un contre-pouvoir est avant tout un pouvoir qui vient en contrebalancer un autre dans l’exercice de son office. La justice (au sens large) ne serait donc un contre-pouvoir que si elle était habilitée par la Constitution à concurrencer les pouvoirs exécutif et législatif dans leur sphère de compétence. Or, il n’en est absolument rien puisque les juridictions ont toutes pour seule fonction d’appliquer, dans les litiges qui leur sont soumis, les normes établies par les deux branches du pouvoir politique, qu’il s’agisse des lois constitutionnelles, des lois ordinaires, des traités ou des décisions réglementaires.
La vérité historique, philosophique et constitutionnelle est donc qu’il n’existe tout simplement pas de contre-pouvoir juridictionnel en France (I). Les tentatives contemporaines des cours et tribunaux de toutes sortes, appuyés par une doctrine juridique militante, pour faire du juge un troisième pouvoir susceptible de créer des normes et de les opposer à celles du législateur se heurtent naturellement à de fortes réticences (II).
I. Les « bouches de la loi 1 »
La loi constitutionnelle du 3 juin 1958 autorisant le gouvernement du général de Gaulle à préparer une nouvelle Constitution prescrivait un premier principe à respecter : « Seul le suffrage universel est la source du pouvoir. C’est du suffrage universel et des instances élues par lui que dérivent les pouvoirs législatif et exécutif. » Le titre VIII du texte constitutionnel est intitulé « De l’autorité judiciaire » et non pas « Du pouvoir judiciaire ». Ce choix n’est pas anodin et ne résulte nullement d’un hasard de rédaction. Il est le parfait héritier d’une tradition française qui remonte à l’Ancien Régime et que la Révolution a reprise avec force, en opposition au système anglo-saxon 2.
La Révolution française, dans le sillage de la modernité, a posé le principe d’un individu libre, doué de conscience et de raison, qui s’autodétermine. L’individualisme libéral de 1789 révoque donc les appartenances communautaires et les traditions pour émanciper l’homme. La réunion de tous ces citoyens libres forme une nation également libre, c’est-à-dire souveraine. La conséquence de ce postulat est que les règles applicables dans la société doivent résulter d’un acte de volonté clair des citoyens réunis en corps, et c’est donc la loi, votée par eux-mêmes, qui exprimera seule la volonté générale. Ce précepte révolutionnaire s’inscrit à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. » C’est donc le consentement populaire seul qui légitime la règle de droit.
La Révolution va ainsi bannir le droit coutumier, issu des usages traditionnels, ainsi que le droit jurisprudentiel d’origine aristocratique : tout le droit sera désormais contenu dans la loi.
Montesquieu, magistrat lui-même et pourtant convaincu des bienfaits des contre-pouvoirs, écrit dans L’esprit des lois : « Dans le gouvernement républicain, il est de la nature de la Constitution que les juges suivent la lettre de la loi […]. Les juges de la nation ne sont que la bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres inanimés, qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur. » L’idée n’est pas nouvelle et remonte au droit impérial romain, qui apparaît clairement dans les références de Robespierre au Code de Justinien, et l’on sait que, bien avant la Révolution, le monarque souverain avait déjà dû faire face aux velléités de contre-pouvoir des juges en leur adressant de célèbres remontrances. Louis XIII, dans l’édit de Saint-Germain-en-Laye de 1641, remettait fermement les parlements, notamment celui de Paris, à leur place, en leur faisant « expresses inhibitions et défenses » de prendre à l’avenir connaissance des affaires qui concernent l’État, l’administration et le gouvernement. Louis XIV, à son tour, dans l’ordonnance civile de 1667, interdit à tous les juges d’interpréter les ordonnances, faisant ainsi application de la maxime romaine ejus est interpretari legem, qui condidit legem (« c’est à l’auteur de la loi qu’il appartient de l’interpréter »).
C’est donc immédiatement et dans des termes similaires que la loi révolutionnaire des 16 et 24 août 1790 affirme, dans son article 10 : « Les tribunaux ne pourront prendre directement ou indirectement aucune part à l’exercice du pouvoir législatif, ni empêcher ou suspendre l’exécution des décrets du corps législatif sanctionnés par le roi, à peine de forfaiture. »
L’interdiction des arrêts de règlement, par lesquels les juges prétendraient statuer de façon générale, est posée à l’article 12 de la même loi et fut même étendue à l’interprétation de la loi, qui devait faire l’objet d’un renvoi au législateur. Le rôle du Tribunal de cassation créé par la loi des 27 novembre et 1er décembre 1790 consiste exclusivement à veiller à l’application uniforme de la législation par l’ensemble des juridictions. Il s’agit donc d’une institution révolutionnaire au service de la volonté générale, placée « auprès du corps législatif » et dont les membres sont d’ailleurs initialement élus par les citoyens.
La Constitution du 3 septembre 1791 reprend les mêmes principes en défendant aux tribunaux de « s’immiscer dans l’exercice du pouvoir législatif ou suspendre l’exécution des lois », et la Constitution de l’an III réitère en affirmant : « Les juges ne peuvent s’immiscer dans l’exercice du pouvoir législatif ni faire aucun règlement. Ils ne peuvent arrêter ou suspendre l’exécution d’aucune loi. » C’est sur le fondement de ces textes très fermes que la chambre criminelle du Tribunal de cassation s’appuie, le 11 fructidor an V, dans un arrêt Guillaume, pour casser un jugement au motif que le tribunal de police qui l’a rendu, « au lieu d’appliquer la loi, seule fonction que la Constitution lui ait déléguée, s’est refusé à ce devoir en se livrant à une critique de la loi qu’il eût dû appliquer 3 ».
Lorsque le Code pénal de 1810 s’en mêle en décrétant que « seront coupables de forfaiture et punis de la dégradation civique les juges qui se seront immiscés dans l’exercice du pouvoir législatif, soit par des règlements contenant des dispositions législatives, soit en arrêtant ou en suspendant l’exécution d’une ou plusieurs lois, soit en délibérant sur le point de savoir si les lois seront publiées et exécutées », il témoigne encore, par cette rédaction tendant à couvrir le maximum d’hypothèses, de la volonté de ne laisser aucun angle mort par lequel pourrait se faufiler un contre-pouvoir judiciaire.
Même le juge administratif, apparu plus tard en raison de la prohibition ainsi faite aux tribunaux de s’immiscer dans le contentieux de l’administration, va s’estimer, dans sa sphère de compétence, aussi lié que les magistrats judiciaires par l’interdiction de juger la loi et d’en suspendre l’exécution.
Bien que la doctrine publiciste française ait considérablement discuté, sous la IIIe République, de l’opportunité d’importer en France un contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois, elle n’aura pas convaincu les juges de se lancer dans l’entreprise. Dans les fameux arrêts Arrighi et Dame veuve Coudert rendus en 1936, le Conseil d’État rejette encore solennellement un argument tiré de la violation de la Constitution par la loi applicable.
Puis vint la Ve République. Le Conseil constitutionnel fut exclusivement conçu par les auteurs du texte de 1958 comme un rouage du parlementarisme rationalisé, destiné à encadrer le Parlement pour qu’il n’empiète pas sur les prérogatives d’un exécutif qui se veut stable et efficace. Les travaux préparatoires montrent qu’il n’est absolument pas question de lui confier le contrôle du contenu des lois au regard des droits et des libertés mentionnés dans les textes auquel le préambule fait référence. Il doit seulement vérifier que les lois organiques sont conformes aux dispositions constitutionnelles d’encadrement du pouvoir parlementaire, puis contrôler que les règlements des assemblées sont bien conformes aux dispositions précédentes et, enfin, que les lois votées l’ont bien été en suivant toutes ces règles de compétence et de procédure. Il s’agit d’une pure ingénierie procédurale, exclusive de tout possible jugement de valeur sur les choix politiques du législateur.
La loi constitutionnelle du 3 juin 1958 avait bien mentionné, parmi les cinq principes qui devaient inspirer la nouvelle Constitution, que « l’autorité judiciaire devra être indépendante pour assurer le respect des libertés essentielles définies par le préambule de 1946 et la Déclaration de 1789 ». Mais il s’agit toujours d’assurer ce respect en appliquant la loi, certainement pas en écartant son application ou en tordant son interprétation. Michel Debré est encore très clair sur ce point dans son discours de présentation : « Il n’est ni dans l’esprit du régime parlementaire, ni dans la tradition française, de donner à la justice, c’est-à-dire à chaque justiciable, le droit d’examiner la valeur de la loi. »
Quant à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales adoptée en 1950 dans le cadre du Conseil de l’Europe, le général de Gaulle en avait refusé sèchement la ratification lors d’un conseil des ministres en se disant convaincu par la note de Jean Foyer selon laquelle cette ratification aboutirait à placer la France « sous la tutelle » des juges 4.
Effectivement, les quelques offensives menées par les juridictions de l’époque pour s’opposer au pouvoir exécutif ont été très mal accueillies par les gaullistes. Lorsque le Conseil d’État annule en 1962, dans l’arrêt Canal, une ordonnance référendaire du général de Gaulle, les réactions sont outragées. Jean Foyer dénonce : « Les vieillards saisis d’une bouffée de l’impérialisme juridique caractéristique du Conseil d’État […]. La juridiction administrative avait aliéné sa raison d’exister, la défense de l’État 5 ». L’ancien président du Conseil constitutionnel, Léon Noël, ne fut pas plus tendre dans ses Mémoires en relevant que l’arrêt Canal avait été pris à la majorité d’une voix sur pression de plusieurs conseillers, « inclinant tous à imiter les parlementaires de l’Ancien Régime 6 ». Le général de Gaulle lui-même n’avait pas manqué de réagir en initiant une réforme du Conseil d’État, finalement très limitée.
La critique virulente des juges qui cherchent à mordre sur le pouvoir monarchique ou démocratique en excédant leurs prérogatives ne date donc pas d’aujourd’hui, mais il faut admettre que, depuis l’époque gaullienne, toutes les grandes juridictions ont relevé la tête et revendiquent désormais ouvertement le rôle de contre-pouvoir.
II. Le « gouvernement des juges »
Forgée en 1921 par le juriste Édouard Lambert pour décrire le rôle politique de la Cour suprême américaine qui tordait l’interprétation de la Constitution américaine, l’expression s’est généralisée en Europe depuis que les juges de tous niveaux se sont emparés du pouvoir d’écarter l’application des lois qu’ils jugent contraires, non pas au texte supérieur qu’ils doivent appliquer, mais à l’interprétation discrétionnaire qu’ils en donnent, c’est-à-dire à leur bon plaisir.
Le terme « gouvernement des juges 7 » doit cependant être soigneusement canalisé, car il est parfois utilisé à tort et à travers par les médias et certains responsables politiques. Un juge qui applique simplement la loi pénale dans une affaire mettant en cause des responsables politiques accusés, entre autres, de détournement de fonds publics se borne à juger mais ne gouverne pas. La loi votée par le Parlement incrimine assurément ce type de comportements. Peut-être les magistrats jugent-ils mal certaines de ces affaires, de façon trop sévère ou, au contraire, trop laxiste, peut-être font-ils preuve d’une partialité évidente ou ne jugent-ils pas identiquement selon le parti politique de l’intéressé, peut-être encore ne prennent-ils pas suffisamment en compte les conséquences démocratiques des peines qu’ils prononcent, mais mal juger n’est pas légiférer. Il n’y a « gouvernement » des juges que si la juridiction se substitue au législateur ou au constituant en prétendant faire le droit à leur place, en violant ainsi la répartition constitutionnelle des pouvoirs. Un juge partial ou sectaire juge sans doute mal, mais ne gouverne pas pour autant.
Ce sont essentiellement les hautes juridictions que sont le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État, la Cour de cassation mais aussi la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme qui ont pratiqué, dans leur jurisprudence récente, de véritables « coups d’État » juridiques effectivement comparables aux dérives des parlements de l’Ancien Régime et heurtant de plein fouet non seulement la démocratie, mais aussi la séparation des pouvoirs et donc l’État de droit dont ils se gargarisent.
En décidant soudainement, en 1971, juste après le décès du général de Gaulle, que les textes auxquels se réfère le préambule de la Constitution auraient désormais pleine valeur juridique et qu’il lui appartiendrait donc de leur confronter le contenu des lois, c’est-à-dire les choix politiques, alors même que les constituants avaient formellement exclu un tel contrôle, le Conseil constitutionnel s’est doté d’un pouvoir normatif immense. La déclaration libérale de 1789 et le préambule social de 1946 sont des textes philosophiques qui n’ont pas été rédigés en vue d’une opposabilité juridique et que le Conseil interprète absolument à sa guise en leur faisant dire ce que bon lui semble. Le juriste autrichien Hans Kelsen, père du contrôle de constitutionnalité en Europe, avait pourtant prévenu de la nécessité absolue, pour le pouvoir constituant, d’éviter la « phraséologie » consistant à écrire des valeurs et des principes vagues, tels que liberté, égalité, justice ou équité, qui pourraient conduire un tribunal constitutionnel à annuler une loi au motif qu’il l’estimerait simplement injuste ou inopportune. « La puissance du tribunal serait alors telle – écrivait-il – qu’elle devrait être considérée comme simplement insupportable 8. »
Un premier président de Cour de cassation proposait récemment de transformer radicalement l’office de son institution en instaurant un filtrage des pourvois, dont le critère essentiel serait « la défense des droits et des libertés fondamentaux » sous l’égide de la jurisprudence européenne 9. Il revendiquait ainsi ouvertement la substitution d’un droit d’inspiration coutumière, qui « monte de la société vers le juge », au modèle de « droit écrit qui descend du sommet de l’État centralisé vers le citoyen » et exposait la nécessité d’adapter la Cour aux « notions coutumières d’équité et de proportionnalité familières au juge anglo-saxon » et imposées par la jurisprudence de la CEDH. Il n’hésitait pas à pousser l’hubris jusqu’à promouvoir une « souveraineté juridictionnelle ». C’est donc une inversion contre-révolutionnaire et parfaitement inconstitutionnelle des normes à laquelle un haut magistrat propose ainsi de souscrire. Au plaisir du juge deviendrait ainsi la nouvelle devise de la cassation française.
Le Conseil d’État fait régulièrement de même en statuant contra legem, notamment sur la base d’interprétations fantaisistes du « droit à une vie privée et familiale » mentionné à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme tel qu’il est apprécié discrétionnairement par la Cour de Strasbourg. Quant à la Cour de justice de l’Union européenne, non contente d’avoir inventé de toutes pièces les principes de primauté et d’application uniforme du droit européen au mépris des Constitutions nationales et du traité lui-même, elle statue régulièrement ultra vires au point de se faire tancer par la Cour constitutionnelle allemande.
Le gouvernement des juges déborde de toute part avec, il est vrai, la complicité active d’une grande partie de la doctrine et des professions juridiques, qui trouvent dans ce triomphe de la jurisprudence un faire-valoir et un fonds de commerce appréciables.
L’idée d’un contre-pouvoir juridictionnel n’est donc pas seulement problématique, elle est, en France, hérétique. Il n’y a rien d’étonnant à ce que l’on assiste aujourd’hui à un retour de bâton hostile aux excès de pouvoir des juges qui veulent être « calife à la place du calife » et qu’apparaisse une volonté grandissante de rendre son sceptre au souverain. Un « lit de justice » sous forme d’une révision constitutionnelle remettant fermement chaque pouvoir, national comme européen, à sa juste place serait sans doute bienvenu.
- L’expression « le juge, bouche de la loi » constitue l’une des métaphores les plus connues de Montesquieu, dans L’Esprit des lois (1748).
- Jacques Krynen, L’État de justice. France, XIIIe-XXe siècle, tome II. L’emprise contemporaine des juges. Paris, Gallimard, NRF, 2012, p. 30 et s.
- Crim. 11 fructidor an V, Rép. Dalloz, v. Déni de justice.
- Jean Foyer, Sur les chemins du droit avec le Général. Mémoires de ma vie politique, 1944-1988, Paris, Fayard, 2006, p. 293 et s.
- Op. cit., pp. 238-239.
- Léon Noël, De Gaulle et les débuts de la Ve République, 1958-1965, Paris, Plon, 1976, p. 245 et s.
- Anne-Marie Le Pourhiet, « Gouvernement des juges et post-démocratie », Constructif, no 61, 2022, pp. 45-49.
- Hans Kelsen, La Garantie juridictionnelle de la Constitution, RDP, 1928, pp. 240-241.
- Dîner annuel des juristes franco-britanniques, 31 mars 2015, www.courdecassation.fr/publications.
- Anne-Marie Le Pourhiet, « Rébellion ou soumission à la Cour de cassation ? », Revue Droit et Littérature, no 3, 2019, pp. 45-54.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2025-3/la-justice-un-contre-pouvoir-problematique.html?item_id=7949
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