Olivier SALLERON

Président de la Fédération Française du Bâtiment

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À quoi servent (encore) les organisations professionnelles ?

Groupes d’intérêts ou d’influence, pouvoirs ou contre-pouvoirs, lobbys, partenaires sociaux : les organisations patronales ont de multiples rôles. Ceux-ci sont en partie le fruit de l’histoire. La capacité de ces organisations à résister à la remise en cause actuelle des corps intermédiaires dépendra de la façon dont elles répondront aux mutations institutionnelles et sociétales..

Des organisations qui se construisent dans le temps

Tracer les contours et les missions des organisations patronales n’est pas simple. Le paysage est, en effet, marqué par la diversité voire l’atomisation des acteurs. On recense environ 900 structures de tailles, de champs et de visées différents. Pour autant, toutes ont comme point commun d’être constituées d’adhérents qui payent une cotisation volontaire.

Les organisations professionnelles plongent leurs racines dans les confréries, corporations et autres jurandes de l’Ancien Régime. Le XIIe siècle voit naître les corporations des boulangers et des bouchers. Celles du bâtiment leur emboîtent le pas au XIIIe siècle. Nous sommes à ce moment bien loin de la notion de corps intermédiaire. Leur rôle est essentiellement de régir les règles de concurrence et d’exercice des métiers, de définir les conditions de travail et de vérifier la qualité des ouvrages. Le pouvoir qu’elles acquièrent et les rigidités qu’elles imposent conduisent à leur abolition par la loi Le Chapelier, en 1791, au nom de la relation directe qui devrait s’établir entre l’intérêt particulier et l’intérêt général. Mais cette vision ne résistera pas au principe de réalité, qui, sous l’effet du développement économique au XIXe siècle, commande d’organiser les professions et, pour les pouvoirs publics, de disposer d’interlocuteurs identifiés.

L’ouverture de l’économie crée alors des situations nouvelles de concurrence. C’est ainsi qu’un mouvement patronal se constitue entre 1835 et 1860 afin de s’opposer aux mesures prises par l’État favorisant le libre-échange. La révolution industrielle et l’essor du mouvement ouvrier puis, en 1884, la loi Waldeck-Rousseau reconnaissant la liberté syndicale achèvent de légitimer l’établissement et le développement des organisations patronales dans de nombreux secteurs. C’est le cas pour le bâtiment, avec la création, en 1904, de la Fédération Nationale du Bâtiment et des Travaux Publics, ancêtre de la FFB.

Dans l’entre-deux-guerres, l’interventionnisme étatique dans le domaine économique et social contribue à la structuration du mouvement patronal. Dans le même temps, il est aussi question de dialogue avec l’État pour coordonner les activités économiques, notamment dans une logique de planification de guerre.

Enfin, les accords de Matignon en 1936 puis, après la guerre, l’instauration de premières formes de paritarisme marquent le développement de la négociation comme vecteur d’adaptation du modèle social aux enjeux économiques. S’ensuivra la création d’organismes gérés paritairement, dans lesquels les organisations professionnelles prendront toute leur place.

Trois grandes missions

Ce tableau, très rapidement tracé, montre que se dégagent de l’histoire un certain nombre de missions toujours exercées aujourd’hui par les organisations professionnelles.

Nous pouvons les regrouper en trois grands domaines. Tout d’abord, l’action collective. C’est bien évidemment la représentation et la défense des intérêts des professions et des chefs d’entreprise. Ce premier domaine met en jeu différents registres d’actions, qui vont du dialogue avec les pouvoirs publics à l’opposition. Il peut prendre des formes diverses, mais l’objectif est de faire aboutir des propositions favorables au secteur représenté.

L’action collective, c’est également la participation à l’élaboration d’une norme sociale adaptée, dans le cadre d’une négociation avec les organisations syndicales de salariés, ou encore la gestion d’organismes à vocation économique, sociale ou de formation, qu’ils soient paritaires ou non. Il s’agit bien, pour les fédérations professionnelles, de construire un environnement favorable au développement des entreprises et, plus largement, de l’activité économique.

Enfin, l’action collective consiste à promouvoir les métiers mais aussi le secteur économique, souvent selon des logiques d’image et d’attractivité. Dans cette veine, il s’agit également d’élaborer les règles qui régissent l’exercice des métiers, le plus souvent dans le souci de la qualité des prestations. Ces règles peuvent prendre la forme de normes professionnelles, de labels de qualité, etc. S’y ajoutent également les lois ou règlements suscités par les organisations professionnelles pour protéger et organiser l’activité, comme la loi sur la sous-traitance dans le bâtiment (1975) ou encore la loi sur la garantie de paiement (1994).

Le deuxième rôle des organisations professionnelles a trait à l’accompagnement individuel de leurs adhérents. Au fil du temps, les plus dynamiques d’entre elles ont développé une offre de services qui couvre des champs de plus en plus vastes. Initialement centrées sur l’accompagnement juridique et technique, les offres se sont progressivement ouvertes à l’accompagnement RH, numérique, écologique, voire stratégique. Cet accompagnement nécessite, pour ces organisations, de disposer d’une expertise spécifique et pointue ainsi que d’un écosystème capable d’intervenir en appui. Mais cela leur impose de définir ce qui relève de la cotisation ou du service payant et, corrélativement, de ne pas perdre leur âme en se transformant en simple société de services au détriment de l’action syndicale.

Il est un troisième domaine assez peu exploré, qu’on peut qualifier de socialité. Les organisations professionnelles rassemblent des chefs d’entreprise qui partagent un univers, des codes, des problématiques. Elles permettent donc non seulement de rompre la solitude du dirigeant, mais également, au-delà, de constituer des communautés qui échangent, mettent en commun des pratiques, résolvent des problèmes, partagent de la convivialité. Loin d’une uniformité stérilisante, une organisation professionnelle permet d’ouvrir des espaces internes de débat, pas toujours formalisés, mais fortement producteurs de lien social, d’appartenance et d’engagement. C’est là un aspect essentiel de la contribution des institutions à la cohésion de la société.

Les organisations à un carrefour

Aujourd’hui, le rôle des corps intermédiaires, et notamment des organisations patronales, est interrogé. Tout d’abord par le comportement ambivalent des pouvoirs publics à leur égard. Face à des questions récurrentes de légitimité, l’État est tenté de reprendre la main en cherchant le dialogue direct avec les citoyens. C’est le cas, par exemple, avec les consultations citoyennes. Mais, soucieux de plaire et de séduire, à défaut de convaincre, il joue aussi de la démocratie d’opinion, dont les vecteurs sont principalement les sondages et les réseaux sociaux. Dès lors, l’attention qu’il porte aux corps intermédiaires dépasse rarement les discours de circonstance. Il suffit de voir le peu de cas que font régulièrement les pouvoirs publics des accords signés par les partenaires sociaux au niveau interprofessionnel 1. D’un autre côté, l’État sollicite l’expertise des organisations patronales, parfois en urgence, pour appréhender la réalité des problématiques et comprendre les enjeux techniques, avec toujours le risque pour elles de devenir des faire-valoir, des cautions, voire d’être instrumentalisées.

Mais les organisations professionnelles doivent également faire face à des enjeux d’ordre sociétal : individualisme des comportements, remise en cause des élites, polarisation extrême des débats, affaiblissement des syndicats de salariés, baisse des taux de participation aux élections professionnelles, horizontalisation des pouvoirs, pertes de repères, etc. Tous ces facteurs questionnent nos structures sur leur capacité, demain, à continuer à jouer leur rôle. Plus que les missions en tant que telles, c’est plutôt la façon de les exercer qui doit être examinée. Quatre axes, s’appuyant sur des travaux menés à la FFB, méritent d’être explorés. Le propos ne vise ici qu’à alimenter la réflexion sur l’avenir des organisations, qui reste un débat ouvert.

Quatre axes pour demain

1. La légitimité

La légitimité, tout d’abord, fondement de la reconnaissance. Pour les organisations professionnelles, cette légitimité s’acquiert de deux façons : par le nombre d’adhérents et par l’indépendance financière, les deux ayant bien sûr un lien. Il faut rassembler suffisamment d’adhérents pour pouvoir dépendre uniquement des cotisations que ces derniers décident de verser librement et auxquels il convient de rendre des comptes. C’est l’assurance d’être parfaitement en phase avec ses mandants et donc d’être légitime à parler en leur nom. La FFB l’a maintes fois souligné 2 : de son point de vue, le développement d’un financement public des organisations d’employeurs (il ne nous appartient pas de parler au nom des autres organisations syndicales) génère incompréhension, décrédibilisation et confusion. Le système est pernicieux, car il risque de bureaucratiser tout un pan des corps intermédiaires, qui seront plus occupés à justifier des financements reçus et à défendre leurs structures qu’à agir dans l’intérêt de leurs mandants. La mise en place, en 2016, d’une mesure périodique de la représentativité des organisations patronales sur la base du nombre d’adhérents et des salariés qu’ils emploient a certes contribué à apporter de la transparence, mais, en créant un lien avec la répartition des fonds pour le financement du dialogue social, elle ne fait que renforcer la question de l’indépendance.

Il convient de souligner par ailleurs que la force d’une organisation professionnelle repose en grande partie sur les mandataires qui la représentent dans les différentes instances. Il va sans dire que, là aussi, se pose la question de leur légitimité. Être chef d’entreprise en activité disposant d’un mandat bénévole, limité dans le temps et soumis à l’élection de ses pairs est évidemment un préalable. Mais la complexité des missions et la globalité des enjeux nécessitent également de former les mandataires afin de renforcer leur crédibilité et la cohérence de l’organisation.

2. Une vision de long terme

Toutes les organisations sont marquées par la tyrannie de l’urgence, de l’actualité et du court terme. Il faut toujours réagir à chaud à un projet de loi ou de décret, à la déclaration d’un ministre, quand ce n’est pas à un Tweet. Cela fait partie du fonctionnement médiatique actuel et ne peut être esquivé. Pourtant, plus que jamais, les mutations en cours (intelligence artificielle, dérèglement climatique, vieillissement démographique, remise en cause du modèle de société occidental, flux migratoires, etc.) jouent sur le temps long et vont profondément modifier notre société. Dans ce contexte, construire et confronter des visions de l’avenir, projeter un futur souhaitable à vingt ou trente ans est une nécessité pour rester maître de son destin. Les organisations patronales ont, dans ce domaine, une responsabilité et doivent organiser cette réflexion et proposer des scénarios. En effet, les entreprises sont non seulement au cœur de ces mutations et en sont bien souvent actrices, mais elles bénéficient également d’une image positive dans l’opinion, qui laisse un espace pour contrer les solutions simplistes ou doctrinaires, alimenter le débat avec l’État et la société et construire des stratégies d’influence efficaces. Le débat d’idées n’est pas terminé (la revue Constructif n’en est-elle pas d’ailleurs la preuve ?). Il est plus que jamais vivant et actif dans des cercles parfois non investis par nos organisations. Dans le monde global contemporain, les entreprises et leurs représentants sont légitimes à proposer une vision de la société qui aille au-delà des simples intérêts catégoriels, mais aussi à mettre en phase des préoccupations économiques avec les enjeux de société pour proposer un discours global.

3. Valeurs et raison d’être

Le monde bouge. Plus il est mouvant, plus l’ancrage est important. Pour nos organisations, les valeurs et la raison d’être doivent être nos boussoles. Si on peut discuter les propositions, négocier les mesures, trouver des compromis, parler de l’innovation et des nouveaux modèles économiques, travailler à faire évoluer les métiers et favoriser l’adaptation des entreprises, les valeurs, elles, sont intangibles. Liberté, esprit d’entreprise, responsabilité, reconnaissance de l’initiative et du risque, culture du résultat, transmission des savoirs, valorisation du travail, de la compétence, intégration et ascenseur social sont au cœur de nos convictions. Bien sûr, l’entreprise est aujourd’hui interrogée sur sa contribution au bien commun. Les dirigeants, dans leur très grande majorité, intègrent ces éléments dans leur stratégie, en travaillant notamment concrètement sur la RSE et la transition écologique. C’est le rôle des organisations patronales de les accompagner dans leur démarche et leur réflexion. Mais elles doivent également se garder de céder aux modes de la bien-pensance ou d’être influencées par les discours culpabilisants de certains lobbys. Pour cela, la boussole des valeurs est une référence cardinale qui doit se traduire dans la raison d’être des organisations patronales.

4. Débats et proximité

On pourrait penser que l’établissement d’une société d’influence marquée par la consultation permanente et la mise en réseau du pouvoir est de nature à renforcer le poids des organisations professionnelles. Cela ne va pas de soi. Le nivellement de l’information, la multitude des acteurs prenant la parole, la surreprésentation donnée à certains groupes minoritaires, le reformatage des rapports politiques qu’entraîne cette société d’influence tend à dissoudre le rationnel dans l’émotion, le fait dans l’anecdote, le démontré dans le ressenti. Ramener de la rationalité dans le débat public n’est pas simple. Cela nécessite, entre autres, de tisser de véritables liens de proximité avec l’ensemble des acteurs, en particulier au niveau local. C’est dans les territoires qu’il est important d’ouvrir les échanges, d’expliquer les enjeux, de débattre des propositions. C’est dans les territoires que les liens sont à reconstruire, au sein de l’archipel mis en lumière par Jérôme Fourquet 3. C’est dans les territoires qu’il faut ouvrir les portes des entreprises pour montrer et faire comprendre les réalités.

Cet enjeu se retrouve également à l’intérieur des organisations. Tout d’abord parce qu’un collectif se fortifie par la proximité, il ne peut vivre dans l’éloignement. La présence sur le terrain est une garantie de dynamisme pour nos organisations. Mais il y a une autre dimension à la proximité. L’adhésion d’une entreprise à une organisation professionnelle est la réponse à une promesse qui lui est faite et qui doit continuellement être réaffirmée et mise en œuvre. Cette proximité permet à la fois une compréhension fine des problématiques et des demandes, la capacité de débattre des positions, de décrypter les complexités, de partager utilement une vision du futur et, enfin, de construire une offre de service toujours mieux adaptée. C’est, en définitive, la seule façon de donner une réalité tangible à ce qui demeure les trois grandes missions des organisations professionnelles.

Celles-ci, en tant que corps intermédiaires, par les rôles et les missions qu’elles exercent, sont un rouage essentiel de notre démocratie. Elles doivent s’adapter continuellement et, même si les solutions ne dépendent pas entièrement d’elles, elles doivent en tout cas y contribuer. Elles ont également à travailler en responsabilité à la convergence des positions et des propositions entre elles. Rien ne serait plus délétère que la division à l’heure des grands choix auxquels est confronté notre pays.

  1. Cela n’exempte cependant pas ces derniers de leurs responsabilités et de la difficulté à faire émerger des consensus sur certains sujets.
  2. Voir le dossier « Paritarisme : vers une indépendance financière ? », Constructif, hors-série, juin 2018. http://www.constructif.fr/articles/numeros/pdf/constructif-hs003.pdf.
  3. Jérôme Fourquet, L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2025-3/a-quoi-servent-encore-les-organisations-professionnelles.html?item_id=7954
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