Bruno RACOUCHOT

Directeur de Comes Communication et de la lettre Communication et Influence

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Soft power et hard power : où se niche le pouvoir

Soft power et hard power constituent deux faces entrelacées du pouvoir et de la puissance. Ceux-ci doivent s’évaluer avec lucidité, en contexte de conflit militaire comme de guerre économique. Appuyées sur une identité revendiquée, les stratégies d’influence incarnent un pouvoir utile pour contrer des pouvoirs ennemis ou simplement concurrents.

Dans soft ou hard power, c’est le terme power qu’il convient de mettre en avant. Ce dernier fait référence aux concepts de pouvoir et de puissance. Or, l’aporie majeure à laquelle nous nous heurtons d’emblée en ce qui concerne la France est qu’elle « rejette dans sa grande majorité toute référence à la notion de puissance », comme l’écrit Christian Harbulot, le fondateur de l’École de guerre économique, dans un livre au titre emblématique : Sabordage. Comment la France détruit sa puissance 1, ajoutant cette mise en garde : « Au XXIe siècle, la survie d’un peuple reste toujours conditionnée par la capacité d’un État à résister aux menaces extérieures et intérieures. Tourner le dos à la puissance, c’est prendre tout simplement le risque d’être soumis au diktat d’une puissance étrangère ou de sombrer dans le chaos en cas de désintégration de la société civile. »

Réhabiliter le concept de puissance implique donc au minimum deux présupposés : affirmer une volonté de puissance et assumer une vision stratégique. Le premier requiert un certain état d’esprit, comme l’a démontré Jean-Louis Tertian, contrôleur général au sein des ministères économiques et financiers 2, qui note que « changer d’état d’esprit et accepter la réalité demandent en effet du courage ». Oui, le réel est difficile à cerner, inquiétant et incontrôlable. Mais ce n’est qu’en acceptant lucidement ce réel que l’on peut mettre au point une stratégie de puissance. Là où le bât blesse, c’est que la France connaît aujourd’hui un tragique « vide stratégique », pour reprendre l’excellente expression de Philippe Baumard 3. Sans stratégie, donc sans réflexion sur ce que nous sommes, d’où nous venons et où nous voulons aller, il ne peut y avoir ni soft, ni hard power, autrement qu’erratique. Or, la capacité de vision, laquelle permet l’élaboration de la stratégie, est indissociable du facteur temps. Comment dès lors se donner les moyens de gagner quand des États comme l’Inde ou la Chine affirment des visions à trente ans, tandis que d’autres ont les yeux rivés sur les prochaines échéances électorales ?

Guerre militaire, guerre économique et conquête cognitive

Ces prémisses permettent de mesurer toute la difficulté qu’il y a à mettre en œuvre des politiques de soft et de hard power dans un pays comme la France par faute de socle stratégique solide et, plus encore, par conformisme intellectuel. Dans un monde traversé par des fractures inédites, des puissances émergentes qui refondent l’ordre international, le surgissement de nouvelles menaces (mais aussi de nouvelles opportunités), où le temps n’est pas le même pour chacun des partenaires, où les codes ne sont plus ceux du vieux monde bipolaire ou unipolaire, il est clair que le power (pouvoir-puissance) ne peut être monolithique, se déclinant au contraire sur de multiples gammes. En ce sens, soft et hard power ne sont pas des catégories tranchées. Elles sont intrinsèquement entremêlées, se conjuguant en fonction des configurations où elles se déploient, l’action épousant la réflexion comme le yin s’unissant au yang. Mais l’axe autour duquel s’articulent ces deux formes reflète une même volonté, celle de vivre ou, pour paraphraser Martin Heidegger, d’« être-au-monde ».

Si l’on a en général une appréhension assez simple de ce qu’est le hard power – il s’agit du pouvoir militaire, économique (sanctions), financier (FMI) – sous son aspect contraignant, voire brutal, nos contemporains ont plus de difficulté à saisir que le soft power n’en est qu’une déclinaison sur des modes paraissant (c’est une erreur !) plus neutres. Le géopolitologue Gérard Chaliand traduit d’ailleurs soft power par « pouvoir feutré 4 ». « Ce pouvoir feutré n’est pas fondé comme le pouvoir brut sur la coercition mais sur l’attraction, voire le mimétisme. Il s’agit, en somme, d’influencer, de fasciner, de devenir l’objet de désir, d’imitation. Il est inutile d’afficher un triomphalisme qui ne peut que rebuter sinon provoquer le rejet, il s’agit de séduire. » Un exemple parmi d’autres : le rôle des ONG que décrit dans ce numéro Louis Dubost. Comme l’a récemment mis en relief la revue de géopolitique Conflits 5, « les ONG sont des acteurs incontournables des relations internationales. Mais loin d’être neutres, elles sont les leviers d’influence des États qui, par leurs financements et leurs directives, s’en servent comme arme morale et de déstabilisation dans le cadre de la guerre économique. »

Quand puissance rime avec connaissance

Dans la sphère des relations internationales, en ce premier quart du XXIe siècle, on a assisté à des compositions et recompositions de jeux de pouvoir. Guerre militaire, guerre économique et conquête cognitive s’entrecroisent et rebattent les cartes du jeu de la puissance. La prédominance de la connaissance, des normes, des flux informationnels s’est peu à peu substituée à la conquête physique. Dans son dernier ouvrage 6, Christian Harbulot met en évidence le fait que les États-Unis « n’ont pas pu s’opposer à la démultiplication des rivalités géostratégiques et géoéconomiques qui fracturent le monde actuel. Un certain nombre de signes précurseurs caractérisent l’émergence d’une guerre systémique entre les États-Unis et les puissances rivales du monde occidental. » Et de citer ainsi plusieurs champs où fleurissent des contre-pouvoirs de poids, comme la contestation de la suprématie occidentale au sein de l’Organisation mondiale du commerce, la création de nouvelles instances sélectives de discussion – à l’instar des BRICS –, une dénonciation du droit extraterritorial imposé par les États-Unis, accompagnée à l’inverse de tentatives d’« extraterritorialisation » d’autres droits qu’américains, la volonté de dédollarisation du système monétaire international, etc.

Autant de contre-pouvoirs qui prennent le pas sur les anciennes logiques d’affrontement centrées uniquement sur le hard power… On constate ainsi que la production de connaissances et de références conduit à une instrumentalisation progressive de la société civile, à travers des encerclements cognitifs. Le pouvoir se présente tantôt sous la forme de normes contraignantes, tantôt via un processus informationnel visant à affaiblir ou à soumettre un concurrent ou un adversaire. Il s’agit alors de changer d’échiquier et d’attaquer là où la cible ne s’attend pas à l’être.

Le juriste allemand Carl Schmitt (1888-1985) a fait de la distinction ami-ennemi le fondement même du politique. Or, qui veut affirmer un power doit avoir une perception lucide du réel, qui l’amène à nommer son ennemi, d’une part, et à prendre l’offensive, d’autre part. En ce sens, puissance rime avec connaissance, et lucidité avec efficacité 7. De fait, aujourd’hui, la société civile dans son intégralité s’est muée en champ de bataille. La manipulation des opinions est devenue un paramètre-clé pour affirmer et orienter les jeux de puissance. Les affrontements informationnels jouent ici un rôle de premier plan. Parallèlement à cette évolution, la propagation des « nouvelles morales » prend le pas sur les traditionnels clivages idéologiques, dépassés par la mutation du réel. Une fois réalisée la prise de conscience des formidables bouleversements en cours, il faut donc avoir le courage de nommer l’ennemi, de savoir ce que l’on veut et de prendre l’offensive. Et ce qui vaut pour le devenir des États et des sociétés vaut également dans la sphère économique. Le triptyque compétition-contestation-affrontement intègre bien sûr dans les rapports de force les paramètres informationnels et cognitifs. Dans un monde en mutation permanente, il convient d’avoir une perception synoptique des situations, un esprit agile, ouvert tous azimuts, une volonté d’action couplée à une rapidité de décision, la capacité à s’adapter et à nouer des alliances. Bref, si l’on ne veut pas subir, il faut agir et adopter l’esprit commando 8.

Guerre économique : renouer avec l’esprit commando

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si celui qui fut le haut responsable à l’intelligence économique auprès du Premier ministre (sous Jean-Pierre Raffarin, Dominique de Villepin et François Fillon) fut à la base de sa formation un commando. Alain Juillet a en effet commencé sa carrière comme jeune lieutenant au Service action des services secrets français, avant de connaître une double vie comme chef d’entreprise, d’une part, et espion, d’autre part. Il occupa d’ailleurs un temps la fonction de directeur du renseignement à la DGSE. Alain Juillet a toujours conjugué analyse géopolitique et pilotage des entreprises 9. Conscient du rôle-clé joué par le soft power dans les affrontements informationnels contemporains, il fut l’un des promoteurs du concept d’influence dans notre pays. L’influence, soulignait-il dès 2009, « est un moyen d’amener celui auquel on s’adresse à envisager une autre vision des choses, à changer son paradigme de pensée, à modifier ses fondamentaux ». Comment ? « Ce changement est produit par des éléments qu’on lui présente et qui l’invitent à réfléchir. […] L’influence fait appel à la capacité d’analyse de l’auditeur, qui doit faire le tri entre ce qu’il pense “habituellement” et les éléments nouveaux qui lui sont soumis, dont il lui appartient de mesurer la validité. Tout argument solide qui lui est proposé peut ainsi le conduire à revoir son jugement, donc son positionnement. C’est à partir de là que s’enclenche le processus de l’influence. »

Nous sommes ici bien loin du concept de l’influenceur, ainsi nommé par les médias d’aujourd’hui, lesquels sont de simples acteurs du monde publicitaire. On confond ainsi l’influence avec trois autres sphères, différentes sur le fond comme sur la forme, à savoir le lobbying, les relations presse et relations publiques, et enfin les technologies.

Pour l’emporter dans les défis d’aujourd’hui, il ne suffit plus à l’entreprise d’être la meilleure sur le plan technique, ce que nous pourrions appeler son hard power. Il lui faut aussi posséder une identité forte, pour rayonner positivement vers l’ensemble de ses parties prenantes, sur un mode de soft power. On peut distinguer ici trois grandes cibles pour l’entreprise : premièrement les opinion makers au sens strict, journalistes, experts, en un mot ceux qui font l’opinion ; ensuite les décideurs publics et privés (depuis les instances territoriales jusqu’aux groupes de pression de Bruxelles, en incluant les réseaux consulaires et les fédérations professionnelles), qui accompagnent et entourent l’activité de l’entreprise ; enfin tous ceux qui vivent par et pour l’entreprise, clients, salariés, sous-traitants… Dès lors, c’est la perception qui compte. Et une forte identité, positive, constitue un vecteur de soft power puissant, qui va optimiser son capital immatériel. Les producteurs de couteaux de Laguiole ne s’y sont pas trompés lorsqu’ils ont obtenu, par voie de justice, le monopole de leur droit d’appellation. L’influence ne doit donc pas être confondue avec la manipulation ou la désinformation. L’influence consiste, grâce à une communication transverse, à s’adresser à ceux qui font l’opinion, pour revendiquer une identité puissante qui permet un positionnement réellement différenciant.

Les stratégies de soft power à la portée des petites entreprises

Ce serait une erreur de croire que de tels sujets et de telles actions sont réservés aux seuls grands groupes. Des structures plus modestes peuvent fort bien tirer leur épingle du jeu. Pour preuve, deux exemples. Une petite société d’aménagement du territoire, SEBL Grand Est, située à Metz, a engagé une réflexion de fond sur l’intelligence économique territoriale. Elle a ainsi réussi à nourrir des échanges avec les responsables locaux et nationaux, développant son influence et ses réseaux grâce à la pertinence des entretiens qu’elle publie régulièrement 10. Une belle start-up nantaise, le réseau Gens de Confiance, a opéré de même en interrogeant chaque mois des experts venant de tous les horizons afin de faire émerger des débats d’idées sur le rôle de la confiance en tant que socle des sociétés humaines, à l’heure du triomphe de l’IA et du tout-technologique 11.

Le concept de pouvoir se décline en fait sur deux modes majeurs et polymorphes, à l’instar du dieu romain Janus, dieu des portes, des passages, du commerce, des traités et des échanges. Penser le pouvoir simultanément sur les modes du savoir-faire technique et de l’influence exige d’avoir en permanence un double regard complémentaire. L’entreprise se focalise souvent sur l’aspect technique. Elle ne doit cependant pas perdre de vue que son soft power – en l’occurrence son pouvoir d’influence – va lui permettre d’optimiser la perception qu’ont d’elle ses parties prenantes, générant des retours sur investissement importants même s’ils ne sont pas toujours immédiatement perceptibles.

Car l’influence implique d’être tenace et d’avoir la capacité à agir sur le long terme. Elle sous-entend l’alliance subtile de l’action et de la réflexion et exige des dirigeants qu’ils soient capables non seulement d’avoir une vision, mais aussi d’être dotés d’un fort caractère pour affirmer leur différence et leur identité, leur capacité à s’extraire du mainstream… Ce qui est sans doute le plus rare et le plus délicat aujourd’hui !

De quoi l’influence est-elle le nom ?

Qu’est-ce qu’être influent, sinon détenir la capacité à peser sur l’évolution des situations ? L’influence n’est pas l’illusion. Elle en est même l’antithèse. Elle est une manifestation de la puissance. Elle plonge ses racines dans une certaine approche du réel, elle se vit à travers une manière d’être-au-monde. Le cœur d’une stratégie d’influence digne de ce nom réside très clairement en une identité finement ciselée, puis nettement assumée. Une succession de « coups médiatiques », la gestion habile d’un carnet d’adresses, la mise en œuvre de vecteurs audacieux ne valent que s’ils sont sous-tendus par une ligne stratégique claire, fruit de la réflexion engagée sur l’identité. Autant dire qu’une stratégie d’influence implique un fort travail de clarification en amont des processus de décision, au niveau de la direction générale ou de la direction de la stratégie. Une telle démarche demande tout à la fois de la lucidité et du courage. Car revendiquer une identité propre exige que l’on accepte d’être différent des autres, de choisir ses valeurs propres, d’articuler ses idées selon un mode correspondant à une logique intime et authentique. Après des décennies de superficialité revient le temps du structuré et du profond. En temps de crise, on veut du solide. Et l’on perçoit aujourd’hui les prémices de ce retournement.

Source : Communication et Influence.

  1. Éditions François Bourin, 2014. École de guerre économique : https://www.ege.fr/.
  2. L’Intelligence économique : un état d’esprit (préface de Jean-Pierre Raffarin), éditions du Palio, 2021.
  3. Le Vide stratégique, CNRS éditions, 2012.
  4. https://www.revueconflits.com/etats-unis-soft-power-consommation-gerard-challiand/.
  5. https://www.revueconflits.com/n54-ong-bras-armes-des-etats/.
  6. La Guerre économique au XXIe siècle (VA Éditions, mars 2024).
  7. Bruno Racouchot, « Regarder les choses en face », Constructif, no 58, mars 2021.
  8. Raphaël Chauvancy et Nicolas Moinet, Agir ou subir. L’esprit commando pour muscler votre projet professionnel ou personnel, Paris, Dunod, 2022.
  9. Voir sa chaîne Open Box TV en libre accès https://www.youtube.com/@OPENBOXTVfr.
  10. https://www.sebl-grandest.fr/publications/?format=interest.
  11. https://gensdeconfiance.com/fr/socle.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2025-3/soft-power-et-hard-power-ou-se-niche-le-pouvoir.html?item_id=7942
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