Sébastien LE FOL

Journaliste et écrivain. Il a notamment dirigé l’ouvrage Les Lieux du pouvoir (Perrin, 2024), dont le deuxième tome paraîtra en septembre 2025.

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Lieux du pouvoir, lieux des contre-pouvoirs

Le pouvoir se localise aisément. S’il se déplace un peu avec le temps, il se pare toujours d’un certain prestige. Plus diffus, les contre-pouvoirs se circonscrivent moins naturellement. On les retrouve dans les hauts lieux de la production bureaucratique tous azimuts, dans les espaces numériques supposément libres, au cœur des ronds-points ou encore sur le canapé de tout un chacun.

Une de ces nuits d’ivresse dont il était coutumier, l’écrivain Antoine Blondin (L’Humeur vagabonde, Un singe en hiver, Monsieur Jadis ou l’École du soir) s’était engouffré sous le porche d’un hôtel particulier parisien. Il avait gravi en titubant un grand escalier au revêtement moelleux. À l’étage, il avait poussé une porte au hasard. Un bureau aux augustes dimensions trônait au milieu de la pièce. Ne tenant plus debout, l’écrivain s’échoua sur le fauteuil contigu.

Pour vous le représenter, imaginez le capitaine Haddock voyant trente-six bouteilles de son whisky favori, le Loch Lomond. Antoine Blondin se demandait : suis-je à terre ou bien dans la cabine d’un bateau chahuté par une tempête au milieu de l’Atlantique ?

Le naufragé de l’alcool trouva la force d’allumer une lampe. Il ouvrit le premier tiroir à droite de la table et en sortit un registre. Son esprit avait beau être embrumé, il sut lire l’inscription sur la couverture : « Préfets de la République française ». À la première page, son index tremblant s’arrêta sur un nom. Il le fit glisser vers le numéro de téléphone sur la même ligne.

Avec toute la peine du monde, il parvint à composer les quatre chiffres. Au bout de deux sonneries, une voix endormie, mais plus claire que la sienne, lui répondit.

– Vous êeeetes révooooqué, lui annonça Blondin, contenant un fou rire.

Puis il raccrocha aussi sec et s’endormit.

Exercer un contre-pouvoir dans un lieu du pouvoir

Il arrive parfois que l’histoire imprime les légendes plutôt que les faits. Nous nous sommes permis de convoquer cette anecdote car, outre qu’elle prête à sourire, elle nous a paru bien illustrer le thème de ce numéro de Constructif autour du pouvoir et des contre-pouvoirs.

Antoine Blondin agit comme un enfant lançant une boule puante dans la salle des professeurs. Mais si son aventure rencontre un certain succès, c’est qu’on aime à croire qu’il a réalisé cette nuit-là, dans ce ministère, le fantasme de beaucoup de Français : exercer un contre-pouvoir dans un lieu du pouvoir. Le président Pompidou dirait : trancher « le nœud gordien », titre de son livre testamentaire.

Un éminent contributeur de cette livraison de Constructif, le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, a bien diagnostiqué dans son livre Comment gouverner un peuple-roi ? les maux dont souffre notre démocratie : crise de la représentation, grave impuissance publique et profond déficit de sens.

En révoquant ce préfet au bout de la nuit, Blondin a exprimé dans un même geste plusieurs attentes de notre temps : rapprocher la sphère de décision des citoyens, contrôler les gouvernants, mettre le kratos au service du demos, décider, sanctionner, mettre des limites.

Laissons au subtil Tavoillot le soin d’examiner cet aspect du dossier. Le rédacteur en chef de Constructif nous a demandé de nous cantonner à la géographie. Nous n’explorerons pas ici les lieux d’aisances, dont il s’est imposé comme l’un de nos plus sûrs érudits, mais plutôt les lieux de la puissance. Ou de l’impuissance ?

Notons que, même alcoolisé, Antoine Blondin a su trouver un ministère. Pas étonnant. La carte du pouvoir en France, pays jacobin, tient dans un mouchoir de poche, c’est-à-dire dans quelques rues de Paris. Pour se rendre de leur lycée au ministère qu’ils occuperont quand ils seront grands, nos dirigeants n’ont souvent que quelques mètres à parcourir. Bien loin des 10 000 pas quotidiens préconisés par les professionnels de santé. Ce qui pourrait expliquer la ronde morphologie de certains de nos politiciens.

Sièges et scènes du pouvoir royal et républicain

Pour comprendre la personnalité politique de notre pays, il faut explorer, de préférence sobre, quelques bâtiments des VIIe et VIIIe arrondissements de la capitale. Là où s’exprime le mieux l’idée que nous nous faisons du rôle de l’État et de la puissance. Car, chez nous, l’État a précédé la nation.

Ce n’est plus à Versailles que les Français vont manifester leur colère. Le château conçu par Louis XIV comme une machine à gouverner et à éblouir le monde n’est plus le siège du pouvoir. Mais il demeure un outil diplomatique puissant. François Mitterrand, qui avait tant fustigé la dérive monarchique de la Ve République, reçut fastueusement le G7 à Versailles l’année suivant son élection.

Quand Emmanuel Macron y convie les investisseurs de la nouvelle économie lors du sommet Choose France, il veut leur signifier que notre pays demeure, plusieurs siècles plus tard, ce royaume de l’innovation et des prouesses industrielles capable de produire les trois cent cinquante-sept miroirs de la galerie des Glaces.

Il faut toujours avoir en tête l’héritage de l’absolutisme lorsqu’on étudie les rituels républicains. La Révolution française a supprimé la cour mais elle en a paradoxalement renforcé l’esprit. Celui-ci a continué de se diffuser tout au long de la Ve République. La république monarchique n’en a jamais vraiment fini avec la flatterie. Et l’esprit de caste aristocratique s’est recomposé de plusieurs manières, notamment dans les grands corps de l’État et les sphères intellectuelles et culturelles.

L’historien panthéonisé Marc Bloch, auteur des Rois thaumaturges, avait étudié le caractère surnaturel de la puissance royale. Cette recherche d’une transcendance n’a pas disparu dans la France républicaine.

Nous n’avons plus de rois, mais nous nous demandons toujours à quoi ressemble celui qui détient le pouvoir. Sous l’Ancien Régime, rappelle Stanis Perez dans Le corps du roi (Perrin, 2018), « le corps du souverain se prolonge dans le corps de l’État jusqu’à devenir cet État lui-même le temps d’une vie ». Louis XVIII et ses successeurs ne sont jamais parvenus à remplacer « le corps perdu du roi » le 21 janvier 1793. Le pouvoir s’est en quelque sorte désincorporé.

En décembre 2018, les gilets jaunes n’avaient pas ciblé la cité des Yvelines, à l’instar des révolutionnaires. Certains ont assuré vouloir marcher sur l’Élysée. Cinq cents gardes républicains et une centaine de policiers et gendarmes du Groupe de sécurité de la présidence de la République avaient été mobilisés. Selon Le Canard enchaîné, un hélicoptère était prêt à exfiltrer Emmanuel Macron.

Des palais nationaux aux autres lieux du pouvoir

Dans un pays comme le nôtre, où le pouvoir est ultraconcentré, tout passe par l’Élysée, le plus haut lieu de sacralité institutionnelle. Valéry Giscard d’Estaing et Emmanuel Macron sont les seuls présidents à avoir investi le salon d’Angle, situé au premier étage du palais, à l’angle sud-est, qui communiquait jadis avec le salon Doré, où s’établirent le général de Gaulle, Georges Pompidou, François Mitterrand, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande.

La dissolution de juin 2024 a rebattu (temporairement ?) les cartes, replaçant l’Assemblée nationale au centre du jeu démocratique. Le spectacle qu’elle offre ne milite guère en faveur du pouvoir législatif. Si une nouvelle poussée de fièvre s’emparait du pays, il n’est pas exclu que le Palais-Bourbon redevienne la cible de violences, comme il le fut le 6 février 1934, lors des manifestations nationalistes.

Après le vote de la motion de censure qui a provoqué la chute du gouvernement de Michel Barnier, en décembre 2024, des députés socialistes, dont François Hollande, n’ont-ils pas vu leur permanence murée par des agriculteurs s’opposant à cette censure ?

Dans les palais nationaux, non seulement le pouvoir s’exerce mais il se met en scène. La politique est aussi l’art de produire des illusions. Le spectacle se joue traditionnellement sur trois scènes : l’Élysée, Matignon et l’Assemblée nationale. « Matignon, c’est le centre du pouvoir, rétorque François Fillon à tous ceux qui voient dans le Premier ministre une fiction plus qu’une fonction. Le lieu où toutes les décisions prises par le président, à tous les niveaux, se mettent en musique. Le lieu où l’on passe d’un souhait, d’une volonté, à la réalité 1. »

Ces dernières années, le pouvoir a investi d’autres lieux. Face à un pays fracturé comme le nôtre, dépeint par le politologue Jérôme Fourquet comme un « archipel », nos dirigeants cherchent à recréer de l’unité. Emmanuel Macron a voulu faire de la reconstruction de Notre-Dame de Paris le symbole de son décennat. Un témoignage du lustre retrouvé de la politique. Il avait décidé que ce chantier aboutirait en cinq ans. Ce fut chose faite.

Lors de sa réouverture, le 7 décembre 2024, la cathédrale n’apparut pas seulement comme un haut lieu du pouvoir spirituel, mais aussi comme un temple du pouvoir temporel, national et international.

Sous la présidence d’Emmanuel Macron, la cour d’honneur des Invalides s’est imposée comme « le réceptacle des souffrances et des deuils » de la nation, selon l’expression de Sylvain Fort, qui a écrit certains discours présidentiels marquants. Dans cet espace rituel singulier, le président célèbre désormais la gloire des personnalités de la société civile : figures populaires, responsables politiques d’envergure, témoins de leur temps, etc.

Lors de la pandémie de Covid, les Français ont aussi vu apparaître Emmanuel Macron dans un bunker peu propice à la « distanciation sociale », situé à plusieurs mètres sous l’Élysée : le PC Jupiter. La portée symbolique de cette salle de crise, inaugurée en 1940, n’a pas échappé à l’actuel président : elle incarne l’indépendance nationale et notre capacité à résister à toute attaque, tout en lui permettant d’apparaître dans son rôle le plus martial.

Méconnus ou célèbres, ces lieux de consécration républicaine constituent le creuset de notre imaginaire national. Chacun appelle sa propre liturgie. On est frappé par le caractère immuable des rituels cérémoniels. Comme si nos présidents utilisaient encore ces lieux pour se situer dans la suite historique de Louis XIV, de Napoléon ou de De Gaulle. Plus le pouvoir paraît impuissant, plus son autorité se dissout, et plus nos dirigeants investissent le terrain symbolique.

Quels lieux pour les contre-pouvoirs ?

Qu’en est-il des contre-pouvoirs ? Qu’ils soient institués ou émanent de la société civile, ils affrontent la même défiance. Le pouvoir les snobe bien souvent. Le dialogue social avec les syndicats fonctionne mal. Un salarié sur dix seulement adhère à ces derniers, selon les estimations du ministère du Travail.

Du côté des autorités administratives indépendantes, on peut faire le même constat. Le Conseil constitutionnel est de plus en plus contesté par les acteurs politiques, qui voient dans cette institution un obstacle à l’expression de la volonté populaire.

Les sages de la rue de Montpensier ont d’ailleurs eu droit à un épisode complet de la très inspirée série « Baron noir », avec Kad Merad, Anna Mouglalis et le défunt Niels Arestrup. Une manifestation redoutée par le pouvoir en place doit s’y dérouler tandis qu’ils délibèrent. La décision, bien réelle celle-là, de censurer, en janvier 2024, de nombreux articles du projet de loi immigration a été qualifiée de « coup d’État de droit » par le président de la région Auvergne-Rhône-Alpes d’alors, Laurent Wauquiez.

Cette critique vise l’extension du domaine du droit au détriment du politique. Ce phénomène se traduit par une hyperinflation de normes, de réglementations et de recours que dénoncent régulièrement le Conseil d’État et la Cour des comptes.

Autant le pouvoir se géolocalise facilement (l’Élysée, pour l’essentiel), autant ce contre-pouvoir bureaucratique ne dispose pas de coordonnées GPS précises. Lorsqu’on peut identifier la provenance européenne du poison technocratique, on se tourne naturellement vers Bruxelles.

Mais voudrait-on déclencher une insurrection contre le « bureaucratistan » en France, on ne saurait pas où donner de la tête. Demandez aux maires ! Ils occupent une bonne partie de leur temps à déchiffrer des hiéroglyphes que produisent sans cesse les différentes administrations. Les cabinets de conseil et d’avocats ont acquis un sacré pouvoir !

Les gouvernés peuvent difficilement s’exonérer de toute responsabilité dans cette inflation normative. Ils demandent toujours plus de protections et de garde-fous contre les aléas de l’existence.

Si certains analystes mettent l’accent sur l’impuissance publique, d’autres s’inquiètent davantage de la fragilisation des contre-pouvoirs. Dans un texte publié en juillet 2023 par la revue Droits et libertés, le président du Conseil économique, social et environnemental, Thierry Beaudet, dont le nom a circulé en septembre 2024 pour Matignon, écrivait : « L’État, même démocratique et respectant la séparation des pouvoirs en son sein, ne peut ni ne doit tout faire, tout savoir, tout vouloir, tout anticiper, tout contrôler, encore moins sa propre puissance. Il ne peut être entièrement son propre contre-pouvoir : pour être effectif et efficace, celui-ci doit également procéder des libertés de la société et de sa vitalité démocratique 2. »

Pour renforcer cette dernière, certains voudraient instaurer une démocratie plus directe, d’autres plus participative. Les uns souhaitent la généralisation du référendum, les autres multiplieraient volontiers les conventions citoyennes, comme celle sur le climat, mise en place en 2019. Cent cinquante citoyens tirés au sort proposèrent cent cinquante mesures afin de lutter contre le réchauffement du climat. L’idée de cette consultation avait germé à la fin du grand débat national instauré après la crise des Gilets jaunes et la colère contre le projet de taxe carbone.

Ce grand débat se tenait dans les gymnases municipaux. En bras de chemise, Emmanuel Macron écoutait les doléances des centaines de maires réunis pour l’occasion et leur répondait longuement. Pour la conclusion des travaux de la convention citoyenne sur le climat, il préféra recevoir ses cent cinquante membres dans les jardins de l’Élysée.

Les gouvernants sont priés d’inventer un nouvel art de gouvernement. Et les gouvernés ? N’auraient-ils aucun devoir ? Dans nos démocraties, Marcel Gauchet déplore que nous ayons affaire de plus en plus à des individus se comportant en consommateurs, et non à des citoyens soucieux du bien commun. « Satisfait ou remboursé » : l’argument commercial s’est imposé en mantra politique du « peuple-roi », selon l’expression de Pierre-Henri Tavoillot.

Dans le monde digital, on a pris l’habitude de « liker » et de « bloquer ». Pourquoi, dans la vie civique, faudrait-il continuer à passer par des corps intermédiaires ou se faire représenter ? On veut tout, tout de suite.

Les partis et les syndicats apparaissent comme les vestiges d’un autre temps. On s’en remet plus facilement aux lanceurs d’alerte et aux organisations non gouvernementales. Les médias, ce « quatrième pouvoir », sont concurrencés par ceux qu’on appelle les « influenceurs », pour la plupart issus de la culture Internet. Lors de l’élection présidentielle américaine de ????, ces leaders d’opinion privilégiant la forme du divertissement ont joué un rôle considérable, attirant des audiences supérieures aux médias traditionnels.

L’horizon du contre-pouvoir se cantonne-t-il à l’univers digital ? Les nouvelles générations d’intelligence virtuelle n’ont pas fini de bousculer nos cadres mentaux.

Selon certains, nous sommes entrés dans ce que le journaliste Vincent Cocquebert appelle, dans un livre du même nom, « la civilisation du cocon ». L’homo canapeus n’aurait de cesse que de mettre la réalité à distance.

Les Gilets jaunes avaient investi les ronds-points. Le canapé s’imposera-t-il comme le siège de la prochaine révolution ?

  1. Dans Sébastien Le Fol (dir.), Les Lieux du pouvoir, Paris, Perrin, 2024.
  2. Thierry Beaudet, « Les contre-pouvoirs, gage de la vitalité démocratique », Droits et libertés, no 202, juillet 2023.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2025-3/lieux-du-pouvoir-lieux-des-contre-pouvoirs.html?item_id=7941
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