Frédéric VASSELIN

Philosophe et politologue

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Les théories du complot comme contre-pouvoir

Des complotistes, quêteurs de spectaculaire, détachés du temps long et de la nature de l’action humaine, rencontrent un succès grandissant. L’attention portée à leurs discours décriés détourne le regard de certaines réalités et de certaines dérives du pouvoir, en particulier lorsqu’il s’agit d’une hyperclasse immorale au service du chaos.

En dépit du grand nombre d’ouvrages qui leur ont été consacrés, les théories du complot ou de la conspiration ont été trop rarement abordées sous l’angle philosophique et anthropologique. On étudie leur présence désormais massive, plus ou moins liée au phénomène des fake news, dans l’univers médiatique ; l’ampleur réelle ou supposée de leur diffusion ; l’esquive méprisante que leur réservent les pouvoirs (classe politique, médias, « autorités » scientifiques et morales, etc.), qui les tournent volontiers en dérision. Mais on ne s’interroge guère sur leurs présupposés philosophiques, qui renvoient à des visions du monde, ni sur les comportements et les expériences dont elles sont le fruit sur le plan anthropologique. On voudrait fournir ici quelques éléments de réflexion et d’information pour commencer à combler cette lacune.

Avant toute chose, il importe de s’entendre sur les mots : une conspiration ou un complot « est un plan secret établi par un groupe pour influencer des événements par une action plus ou moins clandestine. Une théorie de la conspiration est une théorie qui postule un tel plan. Un théoricien de la conspiration est quelqu’un qui souscrit à une théorie de la conspiration 1 ». Il importe aussi, dans le sillage de nombreux auteurs anglo-saxons, de poser une distinction entre la « grande théorie du complot », qui fut longtemps l’apanage d’une partie de la droite catholique et contre-révolutionnaire, laquelle entendait livrer une explication globale de l’histoire de l’Europe depuis la Révolution française, voire depuis la Renaissance, et les « petites théories du complot », apparues beaucoup plus récemment et nées après un événement insupportable pour la raison (assassinat de John F. Kennedy par le « paumé » solitaire Lee Harvey Oswald 2 ; attaques du ??-Septembre organisées par des « Arabes arriérés » et pourtant réussies, etc.).

Faiblesses théoriques des « petites théories du complot »

Alors que la « grande théorie du complot » n’est plus aujourd’hui, bien souvent, qu’un sujet d’étude pour d’érudits historiens des idées, les « petites théories du complot » ne cessent, depuis environ deux décennies, de se multiplier et de voir leur diffusion croître. Se hissent-elles pour autant au rang de vrai contre-pouvoir dans l’ordre du discours ? Il est permis d’en douter, pour des raisons qu’il faut essayer de démêler. Il y a d’abord le style et le ton, souvent agressifs, militants, du discours conspirationniste, qui, s’ils satisfont ses partisans convaincus d’avance, l’empêchent de perdre son côté toujours un peu « amateur », relevant du bouche-à-oreille. Ce point avait déjà été mis en lumière il y a bientôt quinze ans par le philosophe libéral Philippe Nemo, grand connaisseur de l’œuvre de Friedrich Hayek. Au sujet de l’impact véritable de tout ce qui circule sur la Toile sans jamais recevoir le label de ce qui est « reconnu », il écrivait : « L’esprit collectif d’un pays ne se forge vraiment que sur l’agora, cet espace qui se définit par le fait que toutes les informations qui y circulent deviennent publiques, c’est-à-dire non pas seulement connues de tous, mais telles que tout le monde sait que tout le monde les connaît. En revanche, les informations qui circulent seulement dans l’underground vont de personne privée à personne privée […] et, donc, quand bien même elles toucheraient en réalité beaucoup de monde, elles ne peuvent jamais se cristalliser en “conscience collective” 3. »

À cela s’ajoute l’absence ou l’insuffisance d’un cadre théorique pour penser avec cohérence les conditions de l’action humaine dans le monde. Régulièrement taxées d’irrationalité par les pouvoirs dominants, quand elles ne sont pas réputées délirantes, les théories du complot ont ceci de particulier qu’elles traduisent un désir plus ou moins conscient de rendre l’histoire transparente, puisque ses principaux agents – les « maîtres du monde », souvent ténébreux et cachés – pourraient cependant être démasqués, et leurs actions, exposées dans le détail. Après la fin des « grands récits » (communisme, fascismes, mythe du progrès sans cesse critiqué mais sans cesse renaissant, faux universalisme dont l’inspiration ethnocentrée – occidentale – est souvent dénoncée, etc.), les théories du complot satisfont le besoin d’une explication globale, donc, à sa façon, rassurante : complots et comploteurs font peur, certes, mais moins peur, en définitive, que le fait d’admettre la possible irruption, dans l’histoire, du hasard et de l’imprévu.

Le complotisme : un couteau suisse mental pour des matamores du clavier ?

Les théories du complot font donc office aujourd’hui de « grand récit du pauvre », à la portée intellectuelle de nombreux internautes, dont certains, véritables matamores du clavier, se présentent volontiers comme les vengeurs des « petits », de « ceux d’en bas ». Avec la multiplication des fake news, avec les possibilités de manipulation déjà offertes par les premières applications de l’intelligence artificielle, et de nombreux sites prétendument porteurs de « révélations » mirobolantes sur les « vraies coulisses » d’une actualité souvent angoissante, le complotisme est en passe de devenir une espèce de couteau suisse mental du citoyen lambda. Mais sa faiblesse théorique se donne à voir en particulier sur un point précis, celui des conditions de l’action. Pour le regard philosophique, il est en effet frappant de constater que, dans leur grande majorité, les « petites théories du complot », insuffisamment détachées de l’actualité, font comme si l’action humaine, individuelle ou collective, se déroulait toujours sur une sorte de tabula rasa. Dans le cas du complot, celui-ci semble n’avoir jamais d’avant, en dehors de sa simple préparation pratique par les comploteurs. Son inscription dans une situation historique précise et contraignante qui le conditionne nécessairement n’est pour ainsi dire prise en compte qu’à la marge, dans le passé immédiat. Avec ce raccourci, il s’ensuit que les comploteurs, selon la majorité des complotistes, sont presque voués à réussir infailliblement dans un avenir proche, qui suit de peu leurs actions.

Les théories du complot ignorent donc ce qu’un penseur aujourd’hui très injustement oublié, Jules Monnerot, l’auteur de Sociologie du communisme (1949) et de Sociologie de la révolution (1969), avait appelé l’hétérotélie, à savoir l’écart inévitable – d’autant plus grand que l’action humaine mobilisera beaucoup d’agents et la prise en compte de nombreux paramètres –, entre les intentions et les résultats. Au départ de la réflexion de Monnerot, il y a cet énoncé du philosophe existentialiste chrétien Karl Jaspers : « Toute action entraîne dans le monde des conséquences dont l’agent ne s’était pas douté 4. » Appliquée à l’action collective, cette proposition de Jaspers fait écho à celle, très célèbre, que l’on attribue à Marx mais qui est en réalité de Raymond Aron : « Ce sont les hommes qui font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font 5. »

Les complotistes, qui se comportent souvent en hyperrationalistes, font donc fi des « ruses de la raison ». Ils paraissent ignorer que l’homme – ou plutôt l’homme occidental, et lui seul, selon Monnerot – « est toujours forcé d’accepter [consciemment] ce qu’il ne veut pas en même temps que ce qu’il veut, parce qu’il se trouve l’avoir voulu sans le savoir 6 ». Ils se veulent aussi les hérauts d’une impossible transparence. Ils trahissent par ailleurs, si l’on suit la leçon de Monnerot, ce que celui-ci nomme « le tragique comme différentielle anthropologique » d’une partie de l’humanité, la partie occidentale. Celle-ci, pour échapper aux tensions inhérentes à la condition humaine, a choisi, depuis Eschyle et la tragédie grecque, « la voie de l’action, entendue au sens où nous prenons le mot action lorsque nous disons que l’histoire est le lieu, ou le théâtre, et la résultante, des actions humaines 7 ». Et Monnerot d’ajouter : « Le tragique et l’histoire sont coextensifs 8. »

Par leur fixation sur le temps court au détriment du temps long de la grande histoire, les complotistes finissent par ressembler, en réalité, aux membres de l’hyperclasse mondiale et mondialiste qui peuple leurs cauchemars : eux aussi vouent un culte au tout-numérique, cultivent un certain mépris du passé et une fascination de l’avenir, ne sont pas insensibles à ce prométhéisme moderne qui s’imagine pouvoir tout résoudre et abolir tout mystère.

Hyperclasse et immoralisme total

Pour autant, les conspirations et complots existent bel et bien, ils ne sont pas imaginaires. Il faut seulement les démythifier, leur ôter leur valeur de mythe, et non les démystifier, car ils ne relèvent pas de la mystification. De nos jours, ils ne sont pas tant le fait de confréries secrètes que de milieux relativement faciles à cerner, où s’entremêlent la défense d’intérêts communs, un style de vie partagé et le désir de détruire les derniers vestiges de l’ancienne culture décriée des vieux mâles blancs européens. Ces milieux regroupent des hauts fonctionnaires, des grands dirigeants du secteur privé, des maîtres des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) dans la Silicon Valley, des artistes, des représentants du showbiz et même des universitaires apparemment au-dessus de tout soupçon. C’est ce que démontre Xavier Raufer dans un livre récent sur l’affaire Jeffrey Epstein, du nom de ce prédateur immoraliste retrouvé pendu le 10 août 2019 dans une prison de haute sécurité de l’État de New York, après avoir côtoyé de très près nombre de mafieux, mais aussi Bill Clinton, Bill Gates, le prince Andrew, Woody Allen, entre autres, et qui était parvenu à s’infiltrer jusque dans l’université Harvard et le prestigieux Massachusetts Institute of Technology. Entre toutes ces composantes, « la fusion s’est opérée, les discriminants ont disparu, tout est noyé dans une même interminable homélie sur la nécessité de la tolérance, l’abjection du racisme et la suavité de la liberté d’expression 9 ».

Dénoncer l’immoralisme total qui sévit au sein de l’hyperclasse est une bonne chose. S’interroger sur son origine est encore mieux. Les maîtres des NTIC et de la Silicon Valley viennent, pour les plus âgés d’entre eux, du berceau californien de la contre-culture des années 1960. Quant aux plus jeunes, ils ont tous baigné dans cette atmosphère. La vision du monde des uns et des autres est souvent inséparable d’une addiction à certaines drogues, ce qui nous renvoie, sous une forme grossière mais prégnante, à la vieille querelle philosophique « indécidable » du réalisme et de l’idéalisme. Pour les adeptes de la vulgarisation des drogues psychédéliques – sans rapport avec leur emploi, autrefois, par des esthètes comme Thomas de Quincey, Charles Baudelaire ou Ernst Jünger – et ceux qui font grand cas des « états de conscience altérés », la querelle est tranchée depuis belle lurette : la « réalité » du monde extérieur que je perçois est illusoire, elle n’est pas indépendante de moi, seules sont réelles les perceptions que j’ai d’elle.

Pour ce constructivisme radical, la perception peut être détachée de tout référent objectif. Dès lors, « l’ingénierie des perceptions devient […] une activité quasi démiurgique de construction d’hallucinations collectives partagées, normalisées et définissant la réalité commune 10 », d’où, par exemple, l’assertion suivante : « Il n’existe en réalité aucune vraie relation entre l’immigration maghrébine et subsaharienne, d’une part, et la criminalité qui gangrène les banlieues urbaines, d’autre part. » On voit par là que l’hyperclasse ne se confond pas avec l’« État profond », expression désignant plutôt, aux États-Unis, le complexe durable formé par des hauts fonctionnaires, qui, à la différence des gouvernements éphémères, restent en place parfois très longtemps.

« Orientalisation » de l’Occident et addiction aux drogues

Le constructivisme de l’hyperclasse mondialisée a en fait comme ancêtre lointain un phénomène de grande ampleur, bien plus étudié aux États-Unis, où il a été très influent, qu’en Europe : ce que certains nomment l’« orientalisation » de l’Occident 11. Il se développa plus particulièrement à la fin des années 1940 et au début de la décennie suivante, à la faveur de la diffusion des écrits de Henry Miller et, surtout, de ceux de plusieurs auteurs de la Beat Generation (Jack Kerouac, Allen Ginsberg, William Burroughs, Lawrence Ferlinghetti).

Aucune étude française, à notre connaissance, n’a encore pris la mesure des conséquences dévastatrices de cette « découverte de l’Orient » par des êtres très peu préparés pour la compréhension juste des doctrines traditionnelles qui s’y étaient conservées. Cette rupture a en fait provoqué, avec la découverte parallèle et simultanée de drogues mises à la portée du premier venu, un accroissement considérable, dans une culture donnée, du nombre d’individus sans aucune vraie motivation spirituelle, déresponsabilisés, « décivilisés », ayant perdu tout sens communautaire. L’« avant moi le néant, après moi le déluge » devient alors la nouvelle norme, qui autorise et justifie les comportements les plus dissolvants et les plus subversifs, puisque ce sont la « conscience » et les « perceptions » qui modèlent, à mi-chemin entre la vie dite avec mépris « ordinaire » et le good trip, la « réalité » délivrée de toute éthique.

Il faut insister à ce sujet sur la médiocrité du matériel humain concerné, comme le révèle le cas emblématique de Jeffrey Epstein. Ce point avait aussi été souligné il y a déjà longtemps par un authentique adepte du « voyage » psychédélique, le poète surréaliste Henri Michaux. À la lecture de « récits de voyage » de néophytes californiens, il avait réagi ainsi : « On demeure interdit souvent devant la vulgarité, le manque flagrant d’élévation, d’intériorité, d’exigence et par l’inconscience à parler, avec un ton de courtier et d’animateur, au nom de l’Amour infini, de la Vie sans ego, de l’Illumination. On songe à des journalistes qui eussent été invités à la Crucifixion 12. »

Le vrai pouvoir qui ravage le monde

Ainsi va le monde des êtres qui se disent cool, adjectif qui signifiait jadis « froid, distant, réservé », et qui signifie désormais « branché ». Ainsi va aussi leur mépris du monde des êtres qu’ils disent straight, adjectif qui voulait dire jadis « franc, simple, sans détour », et qui signifie désormais « coincé ». Mais peut-on attendre autre chose qu’un « empilement de chaos » de la part de ceux qui, privés de toute identité véritable, ne sont plus que des agents de la disruption (« perturbation, déstructuration, bouleversement ») mortifère ?

À travers l’uniformisation des nouveaux modes de vie qu’elle a favorisés par tous les moyens et qui ont fini par s’imposer souvent sur les survivances du passé dans le monde non occidental, la contre-culture, loin d’être un « contre-pouvoir » opposé au vrai pouvoir toujours plus grand du capitalisme mondialisé, n’aura donc été que l’un de ses instruments. Les jouisseurs béats de la mondialisation et la révolte purement spectaculaire, au sens de Guy Debord, des insatisfaits que sont les complotistes ne sont que deux aspects faussement opposés d’un monde où le cynisme le plus immoral et la pseudo-révolte mise en scène et sans rigueur théorique sont eux-mêmes partie prenante de la matière première du règne universel de la marchandise. Si la « contradiction officielle » des pouvoirs – de Washington à Moscou, de Los Angeles à Pékin ou New Delhi – reflète bien la lutte d’intérêts divergents, elle n’en relève donc pas moins de l’« unité réelle » du capitalisme mondialisé aujourd’hui en train de ravager la Terre 13.

  1. Charles Pigden, « Une superstition moderne : la fausseté en soi des théories de la conspiration », Agone, no 47, 2012, pp. 15-16.
  2. Voir à ce sujet Vincent Bugliosi, Le Paumé et le Président, ou le complot inexistant, Paris, L’Orme rouge, 2016. Il s’agit de la traduction très partielle (trois chapitres) d’une somme de 1 612 pages (!) parue aux États-Unis en 2007 et qui démolit définitivement les innombrables ouvrages sensationnalistes consacrés à l’assassinat commis à Dallas le 22 novembre 1963. Son auteur fut l’un des plus grands procureurs américains du XXe siècle.
  3. Philippe Nemo, La France aveuglée par le socialisme, Paris, François Bourin, 2011, p. 96.
  4. Cité par Jules Monnerot, Les Lois du tragique, Paris, PUF, 1969, p. 7.
  5. Voir Raymond Aron, Leçons sur l’histoire. Cours du Collège de France (1972-1974). Mais l’inspirateur d’Aron était bien Marx, qui écrit dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852) : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. »
  6. J. Monnerot, Les Lois du tragique, op. cit., p. 9.
  7. Ibid., pp. 62-63.
  8. Ibid., p. 63.
  9. Entretien de Xavier Raufer avec Bruno Racouchot, Communication et influence, no 151, janvier 2024, p. 3. Voir Xavier Raufer, Jeffrey Epstein. L’âme damnée de la IIIe culture, Paris, Éditions du Cerf, 2023.
  10. Anonyme, Gouverner par le chaos. Ingénierie sociale et mondialisation, Paris, Max Milo, Paris, 2010, pp. 18-19.
  11. Pour une bonne synthèse à ce sujet, voir Colin Campbell, The Easternization of the West. A Thematic Account of Cultural Change in the Modern Era, Boulder, Paradigm Publishers, 2007.
  12. Henri Michaux, L’Infini turbulent, Paris, Mercure de France, 1984, p. 210, note 1.
  13. Cette conclusion est tributaire de certaines analyses vraiment prophétiques développées par Debord dans la La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967, notamment dans le chapitre III, « Unité et division dans l’apparence ».
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