Pierre-Henri TAVOILLOT

Président du Collège de philosophie, maître de conférences à Sorbonne Université

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Pouvoirs et contre-pouvoirs : les forces en présence

La démocratie libérale se distingue des régimes totalitaires par l’importance conférée à l’équilibre des pouvoirs et aux contre-pouvoirs. Plus qu’une stricte séparation des pouvoirs, chacun d’entre eux étant d’ailleurs divisé de l’intérieur, c’est une horlogerie institutionnelle sophistiquée qui permet de fonctionner. Reste que, à trop se méfier des abus de pouvoir, le risque d’abus de contre-pouvoirs se profile.

Que serait un pouvoir sans contre-pouvoir ? L’idée fait frémir, mais l’on peine à la caractériser avec précision. Les termes de tyrannie, despotisme, autocratie ou dictature n’y suffisent pas ; et même absolutisme ou impérialisme, qui seraient les candidats les plus sérieux, ne sont pas tout à fait à la hauteur de leurs ambitions.

Si l’on considère le monarque d’Ancien Régime que l’on disait absolu, il était en réalité fort limité à la fois par le haut et par le bas. Par en haut, car, soumis à Dieu, dont il tirait sa légitimité comme lieutenant (c’est-à-dire « tenant-lieu » sur terre), on pouvait toujours lui opposer la fidélité à celui-ci. Mais il était aussi limité, d’en bas, par sa propre souveraineté, qui l’obligeait beaucoup. « Absous des lois », comme disait Jean Bodin, le souverain n’avait pourtant pas le droit de cesser d’être souverain. Non seulement, il ne pouvait pas abdiquer (parce qu’il était l’oint du Seigneur), mais il devait se soumettre aux règles de succession, respecter les lois fondamentales du royaume et, plus que tout, prendre soin de « ses peuples », tel le pasteur de son troupeau. D’où les nombreux freins à sa puissance : corporations, parlements, privilèges et coutumes qu’aucune monarchie, aussi absolue fût-elle, ne parvint jamais à faire disparaître.

Quant à l’impérialisme, son désir sans frein de se rendre maître du monde, voire de l’univers, s’est toujours heurté à cette objection de fait : plus un empire grandit plus il s’affaiblit. Et quand il lui arrivait de durer au-delà de la fulgurance initiale du conquérant (celle d’un Alexandre ou d’un Gengis Khan), comme à Rome ou en Chine, ce fut sous le régime du « coup d’État permanent », qui interdisait à aucun pouvoir d’être ni quiet ni pérenne. Certes, l’empire durait, mais le pouvoir ne cessait de changer de main.

En vérité, dans l’histoire, la seule incarnation tangible d’un pouvoir sans contre-pouvoir est le totalitarisme. Il désigne un gouvernement qui n’a pas d’autre transcendance que lui-même et qui ne tolère en son sein aucune division. « Tout dans l’État, rien en dehors de l’État, rien contre l’État » : voilà ce qui, selon Mussolini, définit le mieux le « fascisme totalitaire ». Il le vante comme « un principe nouveau dans le monde », « antithèse nette, catégorique, définitive de la démocratie, de la ploutocratie, de la maçonnerie, en un mot de tout le monde des immortels principes de ???? ? ». Et même si le régime fasciste italien, aux dires d’Hannah Arendt, n’est guère conforme à cette doctrine, celle-ci permet de penser le point commun, en dépit des différences, des régimes nazi, soviétique et maoïste… et aujourd’hui de Daesh. Tous proclament que « tout est politique » : la vie privée, la vie sociale, la vie économique, la spiritualité. Rien n’échappe à une politique de part en part régie par une idéologie – lutte des classes, lutte des races, califat mondial – qui confère à l’histoire un sens univoque vers un avenir radieux ou vers un âge d’or retrouvé. Et pour réaliser son grand dessein, cette idéologie met à son service un État/parti tout-puissant dirigé par un Führer (Hitler), un Guide génial (Staline) ou un Grand Timonier (Mao). À quoi bon les contre-pouvoirs, quand le pouvoir est le peuple et son chef la vérité même ? Toute opposition, toute résistance, toute contrariété devient une erreur de l’histoire. Et que fait le scientifique de l’erreur ? Il l’efface de son tableau noir sans même avoir besoin de la haïr…

Le libéralisme comme régime de séparation

Si le libéralisme est, par excellence, la théorie du contre-pouvoir, c’est qu’il s’est opposé à la fois à l’absolutisme, à l’impérialisme et au totalitarisme. Dans un premier temps, avec John Locke et Montesquieu, il s’est conçu comme la rationalisation des limites posées à l’arbitraire et à la dérive toujours tentante de l’absolutisme en despotisme. Il s’est ensuite opposé, avec Benjamin Constant et Tocqueville, aux atrocités de la Terreur révolutionnaire et aux visées de l’impérialisme napoléonien. Et c’est lui enfin qui, après la Seconde Guerre mondiale, est devenu le fer de lance de l’antitotalitarisme, avec, entre autres, Raymond Aron, Friedrich Hayek et Karl Popper. Mais tout au long de cette histoire tumultueuse, il a conservé son principe, parfaitement mis au jour par Pierre Manent : « Le système libéral, le système de la liberté, est celui qui organise les séparations » et c’est « parce que la société est représentée par un pouvoir divisé [que] les citoyens vont être impuissants à se faire beaucoup de mal les uns aux autres 2. »

« Régime des séparations » : c’est bien cela qui définit nos démocraties représentatives et qui veille à ce que le peuple (demos) et le pouvoir (kratos) ne soient jamais fusionnés. Le peuple, source de la légitimité du gouvernement, ne l’exerce pas directement mais par l’intermédiaire de ses représentants ; et chaque pouvoir « selon la disposition des choses », comme dit Montesquieu, doit être « arrêté » par un autre. Un demos pluriel et un kratos divisé, telle est la recette pour préserver la liberté dans le monde de l’égalité.

Or, il y a au moins trois expressions du demos pluriel. Le peuple, c’est d’abord la société, qui désigne les individus qui vivent ensemble et tissent entre eux des liens de toutes sortes, au-delà de la quasi intouchable « sphère privée ». Mais faire société ne suffit pas à faire un peuple, car il faut en plus du « vivre ensemble », un « vouloir vivre ensemble ». Il est incarné par l’État, qui assure la stabilité (stato) dans le temps de l’existence collective. Il requiert, pour le passé, le souvenir d’une histoire commune, pour le présent, l’acceptation de règles partagées et, pour le futur, l’adhésion à un horizon collectif. Enfin, pour avoir un peuple vraiment démocratique, il faut, outre la société et l’État, un espace public où l’on « délibère ensemble sur la manière dont on entend vivre en commun ». C’est le peuple-opinion.

Parvenir à un juste équilibre de ces trois figures du peuple est le grand et redoutable défi de la démocratie libérale. Il ne peut être relevé que si ces trois peuples se limitent entre eux tout en se limitant eux-mêmes.

L’État contre lui-même

Des trois, c’est à l’évidence le peuple-État qui est le plus manifestement tenté d’abuser de son pouvoir. En effet, il aspire naturellement à régenter la société par sa bureaucratie comme il aspire à museler l’opinion par sa propagande. C’est contre cette tentation que fut conçue la séparation des pouvoirs. Elle concerne non seulement les fameux trois ordres du législatif, de l’exécutif et du judiciaire, mais aussi chacun d’entre eux.

Ainsi le législatif est-il divisé entre l’Assemblée (ou chambre basse), qui représente les citoyens, le Sénat (ou chambre haute), qui représente les territoires, et le Conseil économique, social et environnemental, qui représente les organes de la société civile. Si l’Assemblée a le dernier mot, elle ne peut délibérer ni décider seule. En outre, le pouvoir législatif, dans son ensemble, est lui-même limité par le Conseil constitutionnel, dont la fonction première est de garantir que le peuple reste un peuple. Pour ce faire, il doit veiller à ce qu’aucune majorité (ou minorité) ne devienne tyrannique et ne mette en péril la liberté et l’égalité des citoyens. La totalité des articles de la Déclaration de 1789 est conçue dans cet esprit de cohérence souveraine. Le Conseil doit aussi vérifier que le peuple reste fidèle aux règles qu’il s’est lui-même données – à savoir cette Constitution qui le constitue et qu’il peut modifier mais non transgresser – et qu’il tient tous les engagements internationaux qu’il a pris.

L’exécutif, pour sa part, ne se distingue pas du législatif comme simple exécutant des lois, mais comme le conducteur de la politique. Lui aussi est limité et divisé de l’intérieur. Il l’est par la décentralisation – autre grand principe libéral –, qui fragmente ses compétences selon les territoires, ainsi que par des instances de contrôle. Parmi elles, la Cour des comptes, les commissions d’enquête parlementaires, mais surtout le Conseil d’État, qui, certes, conseille l’État, mais aussi le surveille, voire le sanctionne quand il ne respecte pas ses engagements. C’est ainsi que, en 2021 et 2022, il a exigé le paiement de deux astreintes de 10 millions d’euros pour son inaction en matière de pollution de l’air.

On arrive au troisième pouvoir, le pouvoir judiciaire, qui est tout aussi divisé. Il l’est non seulement par domaines – entre la juridiction administrative et le judiciaire au sens strict, qu’il soit civil ou pénal –, mais aussi par degrés. Ceux-ci se sont multipliés, car, après la première instance, l’appel, la cassation, voire la question prioritaire de constitutionnalité, ajoutée en 2008 (art. 61-1 de la Constitution), peuvent intervenir des recours auprès des instances internationales, notamment la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), ce qui retarde toujours davantage l’autorité de la chose jugée.

Au regard de cette organisation complexe, il faut reconnaître que l’expression habituelle de « séparation des pouvoirs » n’est pas pertinente, car des pouvoirs totalement séparés ne pourraient s’arrêter mutuellement. Or, par exemple, le président peut dissoudre l’Assemblée (art. 12), tandis que, de son côté, le Parlement peut convoquer une Haute Cour pour destituer le président « en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat » (art. 68). De même, la Cour de justice de la République, composée de magistrats et de parlementaires (art. 68-1 à 3) peut mettre en cause des ministres pour leur action gouvernementale. Elle ne s’est d’ailleurs pas privée de le faire après l’affaire du sang contaminé (1993) puis la Covid-19 (2021), introduisant ainsi une confusion (très fâcheuse) entre responsabilité politique et pénale.

On voit que l’ensemble de cette architecture de la puissance publique dessine une horlogerie aussi subtile que fragile en laquelle aucun rouage n’a de prédominance, ni totale, ni définitive.

La société et l’opinion contre l’État

Mais ce n’est pas tout, car, divisé de l’intérieur, le peuple-État doit en outre coexister avec les deux autres visages du peuple : la société et l’opinion, qui jouent également à son égard le rôle de contre-pouvoir.

Du côté du peuple-société, il s’agit au premier chef des élections, qui « autorisent » un gouvernement, c’est-à-dire lui confèrent son autorité, ou la lui retirent en cas de défaite. Mais entre deux élections, la société reste rarement passive. Elle est le théâtre des « mouvements sociaux » garantis par le droit de grève, le droit syndical et la liberté de manifester. Il y a enfin le « droit de résistance à l’oppression » (selon l’art 2 de la DDHC) en cas de dérive tyrannique du pouvoir. Celui-ci ne doit pas être confondu avec la « désobéissance civile », car le premier consiste à résister pour la démocratie ; alors que la seconde vise à résister en démocratie quitte à fragiliser le principe majoritaire au nom d’un principe réputé (à tort ou à raison) supérieur.

Du côté du peuple-opinion, le contre-pouvoir est garanti par l’exigence de publicité et par le principe de la liberté d’expression (art. 11 de la DDHC), « liberté d’autant plus précieuse que son existence est une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés », selon le Conseil constitutionnel. Cette liberté de « parler, écrire, imprimer librement » est seulement limitée par ses possibles abus quand ils mettent en péril l’intérêt général, le devoir de réserve pour les agents publics, la protection des droits de la personnalité, ainsi que la protection de certains documents (relatifs au secret défense ou à des procès en cours). Hormis ces exceptions, tout a vocation à être public, soumis au débat et à la contestation.

Au sein du peuple-opinion, le journalisme, au sens large, occupe une place à part ; car il ne se contente pas d’être un contre-pouvoir, mais prétend, au moins depuis Edmund Burke, en 1787, au rang de quatrième pouvoir 3. C’est lui qui permet au peuple de rester actif entre deux élections, par l’animation de l’espace public et par la possibilité d’influer sur les décisions prises par les organes élus. Le journalisme, dans sa mission première, doit « faire savoir » sans dire « quoi penser ». Il n’est donc pas, à proprement parler, « contre-pouvoir », mais possibilité pour l’opinion publique de le devenir en obligeant l’élu à rendre des comptes publics avant la fin de son mandat. Marcel Gauchet, dans un article fameux, proposait de l’intituler plutôt, à l’instar du juge, « méta-pouvoir 4 », parce que son unique fonction n’est pas tant d’exercer une responsabilité que d’évaluer les responsables. Il ajoutait que cette mission pouvait tendre, comme une dérive, vers une censure systématique : un « anti-pouvoir ». Soupçon, investigation, transparence, révélation… autant de termes, très en vogue, qui participent d’une méfiance croissante à l’égard du pouvoir en général, au point de le rendre impensable et impossible.

Des abus de contre-pouvoirs ?

On touche ici un des défis majeurs de la démocratie libérale contemporaine : celui de l’impuissance publique. Car à force de se méfier des abus de pouvoir, elle s’expose à des abus de contre-pouvoir en oubliant que la démocratie a autant besoin du demos que du kratos pour fonctionner. Cette haine larvée du pouvoir en tant que tel concerne les trois expressions du peuple. Le peuple-opinion est attiré par une publicité de la dénonciation et de l’indignation de l’action publique beaucoup plus « vendable » que celle de l’information. Le peuple-société tend à s’éparpiller « façon puzzle » en des affirmations de droits particuliers toujours plus étendus contre un État qui semble inapte à incarner l’intérêt général. D’où cette tentation croissante de revendiquer un droit de veto personnel qui s’exonère des règles du jeu de la démocratie et du principe de la majorité. Quant au peuple-État, doutant de sa propre légitimité, il bat partout en retraite au profit des puissances de l’économie, du droit ou d’« autorités administratives indépendantes » à qui il laisse le soin de trancher des décisions qu’il ne s’estime plus autorisé à prendre. À certains égards, il organise son propre empêchement d’agir.

« Nul n’obéit à qui ne croit pas à son droit de commander », écrivait Raymond Aron. Dans une démocratie libérale, le contre-pouvoir, c’est quand le peuple, dans sa grande sagesse, décide de s’autolimiter, mais il ne doit jamais le faire au point de se rendre impotent : ce serait terrible folie ! L’équilibre est délicat à trouver car, comme le disait Paul Valéry, « si l’État est fort, il nous écrase ; s’il est faible, nous périssons ».

  1. Doctrine du fascisme, 1932, trad. fr., éd. Vallecchi, 1938, p. 16 et p. 64.
  2. Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique, Paris, Fayard, 2004, pp. 31-37.
  3. En vérité, Burke l’envisageait plutôt comme un « quatrième état » (Fourth Estate), à côté de la noblesse, du clergé et du tiers état. La citation est rapportée par l’historien anglais Thomas Carlyle dans son ouvrage On Heroes, Hero-Worship, and the Heroic in History (1841, p. 147).
  4. « Contre-pouvoir, méta-pouvoir, anti-pouvoir », Le Débat, no 138, 2006, pp. 17-29.
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