Emmanuel LEMIEUX

Journaliste et essayiste

Partage

Les mutations du pouvoir intellectuel

Les intellectuels traditionnels voient leur pouvoir de persuasion et leur contre-pouvoir d’influence concurrencés par bien d’autres réseaux. Internet a totalement transformé les usages de la diffusion et de la consommation des idées, tout autant que les notions de vérité, de pédagogie et de bien commun.

Il y a presque un quart de siècle, l’auteur de ces lignes décrivait les débuts brouillons mais certains d’un « nouveau jeu de mikado de l’influence intellectuelle ». Nous discernions quatre tribus principales du PIF (paysage intellectuel français) : les « Gendelettres » (écrivains), les « Séminaristes » (universitaires et chercheurs), les « Oracles » (experts) et les « Médiacrates » (professionnels de l’information et de la communication). Les élites (ce n’était pas encore totalement un très gros mot ou un hashtag infamant) se voyaient bousculées, dépassées, déstabilisées par une grande toile invisible mais vorace et conquérante : Internet. Tout un GPS des influences est maintenant à réviser, tandis que se déploient les « Genderéseaux ».

« D’abord, qu’est-ce qu’on appelle un intellectuel en France ? C’est quelque chose de précis, sociologiquement parlant. C’est quelqu’un qui a fait de fortes études, le mieux étant Normale sup, mais, au minimum, des études universitaires suffisantes dans le domaine de la littérature ou des sciences humaines. C’est quelqu’un qui publie de temps à autre des essais. Qui occupe un poste suffisamment important dans une revue qui se consacre aux débats intellectuels. Et qui signe régulièrement des textes d’opinion dans les rubriques des principaux quotidiens consacrées aux débats d’idées. » Voici une définition proposée par Michel Houellebecq, lors de son allocution à Berlin, le 26 septembre 2016, pour la remise du prestigieux prix littéraire Frank-Schirrmacher. En 2016, comme en 2025, la figure française du Gendelettres représente toujours un excellent produit d’exportation. Mais en 2016, soit un an après l’attentat islamiste qui a décimé la rédaction de Charlie Hebdo, dont l’un de ses meilleurs amis, l’économiste Bernard Maris, l’auteur de Soumission, catégorisé écrivain réac, égratignait aussi le « Grandintellectuel » et « la souplesse d’échine des universités européennes (et en particulier françaises) ». Énième bataille des « réacs » et des « progressistes ».

Les attentats de 2015 ont créé un effet de souffle : les camps de la raison et de l’universel se sont trouvés brutalement dénutris. Les thèses les plus commodes qui décrivaient jusqu’alors un monde stable et confortable, raisonnable et doucement réformable, voire cool (concept à la mode des années 2000), ont décliné. Le mouvement des Gilets jaunes, mais aussi la Covid, le trumpisme (qui déborde largement le seul personnage), la guerre dans le vestibule de l’Europe, le pogrom du 7 octobre 2023 mais aussi le changement climatique, la puissante vague MeToo et l’irruption massive de l’intelligence artificielle font partie des glissements tectoniques de la dernière décennie. Maintenant, pour nous aider à comprendre, les intellectuels sont devenus des petites voix parmi bien d’autres, au hasard des Niagara numériques et des référencements de la visibilité publique. Où se trouvent donc ce fameux pouvoir intellectuel, ses mandarins (et quelques mandarines), que toute la Galaxie nous envie ?

En apparence, il n’y a pas de quoi s’inquiéter

La France adore penser qu’elle pense, et n’a pas totalement tort. Des centaines de débats, vastes comme ultrapointus, se déroulent partout en France chaque jour, dans et hors des amphis et des laboratoires. Il y a même des bistrots pour ça. Sans oublier les séances Zoom et autres webinaires. Certes, des revues comme Le Débat (1980-2020) et Les Temps modernes (1945-2018) se sont arrêtées – pour cause de lectorat fantomatique et aussi faute de volonté de transmission. Antoine Gallimard justifiait l’arrêt de ses deux revues intellectuelles : « Un constat s’impose : telle voix ne porte plus, tel instrument a perdu son timbre. C’est ainsi que les collections s’arrêtent. C’est ainsi que les revues s’éteignent. On le doit souvent à la disparition d’une femme ou d’un homme qui en incarnait l’esprit et y insufflait la vie. » Mais l’influence a trouvé sa relève du côté de la collection Tracts, lancée en 2019, avec un succès considérable, par l’archiviste de Gallimard, Alban Cerisier. En utilisant les codes de la presse magazine et les outils de diffusion informatique, le philosophe Michel Onfray et son Front populaire (appuyé par son université populaire et sa mini-industrie vidéo créant sa propre communauté de fidèles) tirent une épingle du jeu.

Il suffit également de se pencher sur le kilométrage sans limite des rubriques de tribunes et de plaidoyers dans les médias de papier et de pixels. Les points de vue sur tout et n’importe quoi affluent, coûtant beaucoup moins cher qu’une enquête de terrain et permettant justement d’occuper le terrain. Signe de vitalité encourageante de ces transformations, de grands médias intellectuels numériques ont vu le jour, comme The Conversation (gratuit et cofinancé par un chapelet d’universités et de grandes écoles), le géopolitique Grand Continent (dont la rédaction s’est logée à l’ENS Ulm), et aussi Nonfiction, En Attendant Nadeau, sans oublier AOC (pour Analyse, opinion, critique), qui font le pari du commerce des essais et débats. L’encyclopédie collaborative Wikipédia, malgré toutes ses imperfections, ses biais et son approche très discutable de la distance, s’est installée dans le décor et même les usages de la recherche. Le CNRS et l’EHESS, eux, conçoivent leur site Web comme des médias à part entière, proposant débats, rapports, perspectives. La puissance publique de l’audiovisuel produit également des podcasts de savoir et de réflexion. Les jeunes générations de chercheuses et de chercheurs expérimentent leur visibilité à travers comptes X et tutos parfois très professionnels. C’est à qui captera le temps, la sympathie (ou la dopamine), l’intelligence du chaland. Autre implantation réussie, qui a son influence certaine auprès des acteurs politiques et économiques, nationaux et locaux, la plateforme Change.org, spécialisée dans les pétitions de toutes sortes : la pétition contre les lois Travail avait dépassé le million de signataires, le mouvement des Gilets jaunes a démarré de là, par une tribune contre la hausse des carburants.

Même si leurs budgets sont beaucoup moins conséquents que ceux de leurs homologues allemands, des think tanks, notamment la Fondation Jean-Jaurès, la Fondapol, l’Institut Montaigne, l’Institut Jacques-Delors ou Terra Nova, se veulent aussi producteurs de débats publics et d’expertises.

Extension du « commentariat » et mutations du monde intellectuel

Amplifié par les réseaux sociaux et les médias, tout un personnel intellectuel forme désormais l’armée impressionnante du commentariat. Les chaînes d’info en continu construisent des castings de penseurs et de penseuses que les programmateurs de talk-shows se disputent. Les intellectuels français ont même droit à leur câlinothérapie éditoriale. Une spécialité qui, chaque saison, voit paraître un grand récit, un pavé sociologique, une anthropologie de leurs mœurs. On est loin des mises en boîte ironiques et cruelles de feu David Lodge. Cette saison 2025, la mise en scène de l’influence intellectuelle est illustrée par le livre d’un « nouveau philosophe », Bernard-Henri Lévy, 76 ans, qui publie ses correspondances nocturnes sur Telegram avec un président de la République insomniaque. Dormez en paix, braves gens, le parti des deux intelligents pense pour vous ?

En 2022, l’historien des idées François Dosse (biographe de beaux penseurs tels Castoriadis, Ricœur, de Certeau, Deleuze et Guattari, Vidal-Naquet) a entrepris une « saga » en deux tomes et 1 300 pages (chez Gallimard, bien entendu), qu’il a bornée de 1944 à 1989 : « Cette période m’a particulièrement intéressé, car elle m’a permis de tenir un fil rouge tout le long du récit : raconter l’histoire de l’effacement progressif des intellectuels, nous expliquait-il. J’ai vérifié une hypothèse : les intellectuels français sont passés d’un régime particulier, celui du siècle divin de l’Histoire et de la Raison, à la dissolution de cette croyance à la chute du mur de Berlin. Depuis 1989, ils vivent une crise profonde d’historicité. Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si l’on assiste à la naissance d’une nouvelle discipline dans les années 1980, celle de l’histoire des intellectuels. »

Accélérons un peu le film (on spoile, ça finit mal). Dès l’après-guerre, Theodor Adorno affirmait : on ne peut plus penser après Auschwitz comme avant. La vie intellectuelle des années 1950 débattait et se débattait dans une ambiance générale d’épuration, de putschs et de guerre civile. Jean-Paul Sartre était le saint patron des clashs. Un nouveau monde s’ébauchait, où chacun (et un peu plus chacune) cherchait une voie, mais aussi ses marques : le féminisme de Simone de Beauvoir, les hussards de la droite, la nouvelle gauche antistalinienne et les avant-gardes… Autre incarnation de ces nouvelles guerres chaudes de la prochaine guerre froide : un PCF tout-puissant qui imposait une guerre idéologique de fer. Elle sera incarnée par le jdanovisme. Cet outil de propagande, forgé par un proche de Staline, Andreï Jdanov, est oublié, mais on se retient fort de ne pas le relier à certains mouvements actuels qui cancellisent, frappent d’indignité et invisibilisent tout ce qui ne trouve pas grâce à leurs yeux. Le mouvement fut loin d’être folklorique entre 1946 et 1953 : les normes imposées de représentation et de raisonnement crétinisèrent massivement les intellectuels. Par la suite, la guerre d’Algérie et les fractures coloniales donnèrent du pouvoir au verbe des intellectuels impliqués et permirent l’émergence d’une presse engagée et modernisée. L’époque ne connaissait pas le phénomène des « bulles à filtre » algorithmées par les Gafam, et leur pensée forclose dans un même entre-soi : « Mauriac passant du Figaro à L’Express illustre très bien cette fluidité des positions, en l’expliquant drôlement : “Je suis comme un chat, j’aime changer de litière” », rappelait Dosse.

Et puis vient la massification de l’université, la société médiatique, Mai 1968 et toute une richesse inventive de contre-culture et de penseurs (momentanément) un peu oubliés. L’un de ses meilleurs acteurs se reprendra vingt ans plus tard : Alain Finkielkraut publie La Défaite de la pensée en 1987. Le philosophe, ex-mao, est le coauteur, avec Pascal Bruckner, des jouissifs (sans entraves) Le Nouveau Désordre amoureux (1977) et Au coin de la rue, l’aventure (1979), des essais qui auraient fait probablement le mégabuzz en 2025. Là, changement de programme, le philosophe devient « Finki », l’intellectuel que beaucoup adorent détester.

Entre-temps, les années 1980 ont enterré à la chaux vive la précédente décennie. Certes, Jacques Derrida et Michel Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Jean Baudrillard ou encore les textes de Roland Barthes composent les grandes marques internationales de la French Theory. Le marxisme, lui, est devenu un fantôme errant. L’automne 1983, avec l’abandon des engagements keynésiens par le gouvernement socialiste, vit les prémices d’une révolution conservatrice et libérale. Ce libéralisme se découvrit triomphant, face à des adversaires en sucre, et glouton pour faire des OPA durables sur la pensée mainstream, OPA qui devaient s’accélérer tout le long des années 1990, après une dernière prophétie mal comprise de Francis Fukuyama sur une supposée fin de l’histoire.

Le statut de l’intellectuel a bien changé depuis ces lustres. Celui auquel s’est beaucoup attaché François Dosse dans son étude est « l’intellectuel prophétique ». Pierre Bourdieu en a été sans doute le dernier héros crépusculaire. Les prophètes ont peu à peu fait place aux armées composites d’universitaires, chercheurs spécialisés, puis experts, éditorialistes de tout et de rien et squatters polémiques de plateau télé soignant leur image (en attendant leurs selfies et leurs postures moralisatrices).

Des ressorts de l’influence

Mais alors, « qui désormais influence qui dans ce pays, et surtout de quelle façon ? » nous demandions-nous au début du siècle. Certes, des noms de nouveaux intellectuels sont familiers. Ils produisent des best-sellers internationaux et des conférences lucratives. On pense à Yuval Noah Harari, Matthew Crawford, Judith Butler ou Naomi Klein. Certes, en France, de nouvelles figures intellectuelles ont gagné du terrain et de l’écoute : notamment du côté des géographes hors université (Christophe Guilluy et ses « fractures sociales » et sa « France périphérique ») mais aussi des analystes des opinions (comme Jérôme Fourquet) ou de la consommation culturelle (Jean-Laurent Cassely, Jérémy Peltier ou Nicolas Chemla). Sans oublier les géopoliticiens (Frédéric Encel), les spécialistes de l’islam politique (Gilles Kepel, Hugo Micheron) et les géostratèges (Michel Goya).

Mais les agents d’influence ne sont plus ce qu’ils étaient. Parlons-en à Elon Musk, qui, depuis deux ans, est devenu le méga-influenceur. Dans la foulée, Meta (Facebook, Instagram et WhatsApp), fondé par Mark Zuckerberg, décide la fin de son programme de fact-checking aux États-Unis : au bonheur des influenceurs, qui pourront se livrer à toutes les réalités alternatives.

Désormais, le petit influenceur de Romorantin est un pixel dans une grande guerre mondiale de l’information : les influenceurs chinois, russes, algériens aux éléments de langage téléguidés par des États ou des lobbys s’en donnent à cœur joie. Le pouvoir d’influence de l’intellectuel dans tout ça ? Tali Sharot, professeure en neurosciences et proche de Cass Sunstein (ancien collaborateur de Barak Obama qui expérimenta les leviers psychosociaux d’influence pour réformer l’administration), estime que « l’ère du numérique constitue une fête de l’esprit » à laquelle le cerveau humain n’est pas préparé. Et de détailler : « Chaque jour, nous produisons environ 2,5 milliards de gigabits de données. Au cours du bref laps de temps qu’il vous a fallu pour lire cette dernière phrase, 530 243 nouvelles recherches sur Google ont été faites et 1 184 390 vidéos ont été visionnées sur YouTube partout dans le monde. » Mais dans ces flux monstrueux, c’est l’émotion qui est devenue une « cheffe d’orchestre », entretenant sous pression permanente toute une économie de l’attention. Le Nobel d’économie et psychologue Daniel Kahneman l’explique par notre système de raisonnement à deux vitesses, système 1/système 2. Le second est un système précis mais paresseux : le penseur de Rodin n’a plus le temps, et doit s’appuyer sur le système 1, une sorte de pilotage automatique qui permet les décisions de nos actions et les jugements sur tous les sujets. Comment repenser le rôle de l’intellectuel dans ce contexte ?

Un autre concept est revenu en force ces dix dernières années : la connerie. La revue Sciences humaines a connu, en 2019, avec Psychologie de la connerie, son best-seller (traduit en 15 langues) en sondant des avis autorisés comme le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, le neuroscientifique Antonio Damasio, l’économiste comportementaliste Dan Ariely ou encore l’ethnopsychiatre Tobie Nathan. Edgar Morin, au sortir de la Résistance, dépité par la société mesquine qui s’ébauchait, publia un petit roman piquant, intitulé « Une cornerie ». À 103 ans et des poussières, c’est une question qu’il n’a pas épuisée, mais demeure fondamentale à ses yeux. Il y voit un problème et les défis multiples de la « démocratie cognitive » dans laquelle nous infusons, et qui attend ses meilleurs intellectuels et influenceurs.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2025-3/les-mutations-du-pouvoir-intellectuel.html?item_id=7943
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article